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"Les Cahiers Marcoeur", 13e épisode
LA CHEMISE JAUNE : Charly
Article du 3 juin 2004

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LA CHEMISE JAUNE : CHARLY

- Alors, c’est pour aujourd’hui ou c’est pour demain ?
Assis sur le siège des toilettes, Charly s’impatiente. Il suit depuis un bon moment le trajet de l’objet en transit dans son ventre, et se demande quel de chemin il lui reste à faire. Pour tuer le temps, il laisse sa pensée vagabonder.

Le motif, le plus souvent quotidien, au pire bi-hebdomadaire, de son séjour ici, dans cette même position, peut-être désigné par une kyrielle de dénominations désagréables, voire péjoratives : merde, crotte, selle, caca, étron... rien d’autre ? Si, sûrement. Ah ! oui, tiens, il y a feces, il ne sait jamais s’il faut prononcer "fécesse" ou "fesse", à moins qu’on ne puisse dire les deux, mais il n’aime pas la deuxième solution, elle porte à confusion. Pourquoi cette pléthore de termes ? alors qu’urine/pipi c’est quand même plus simple, un terme pour les enfants, un terme pour les adultes. Lors d’un congrès médical - à l’époque où on lui demandait systématiquement de s’y rendre comme si sa médecine vite abandonnée lui conférait une quelconque compétence journalistique en ce domaine - il se souvient très bien avoir entendu un docte et bedonnant personnage disserter sur la physiologie du rectum, dont la sensibilité exacerbée permet à tout un chacun de faire nettement la différence entre de simples gaz - qu’on laisse échapper en soulevant une fesse de la chaise -, et un volumineux boudin de matières fécales (une de plus ! ) sur lequel on garde les pyges serrées jusqu’à ce qu’elles soient placées au-dessus du récipient adéquat.

Soudain, le ventre de Charly gargouille. Son visage s’éclaire. En une prodigieuse illumination, le parcours fulgurant de l’objet féceleste dans le vide de l’espace intraluminal lui apparaît tandis que retentit la voix du commentateur - « Oui je reprends l’antenne pour un moment historique en cette fin de parcours, mesdames et messieurs, car notre étron vient enfin d’apparaître dans le virage du cæcum... Il dévale à présent le colon droit à pleine vitesse malgré la présence des plis intestinaux... Ici le terrain est très sinueux, c’est une caractéristique de ce circuit... Et le voici qui s’engage dans la ligne droite du colon transverse, seul en tête les autres concurrents loin derrière, ah ! il décélère pour aborder l’angle gauche... Ça y est ! il est dans le sigmoïde - Oulala ça c’est dangereux ! Le terrain est très, très lourd à cause de la forte consommation d’épices des derniers jours. Attention aux dérapages !... Il entre dans le rectum... La ligne d’arrivée n’est plus qu’à trente centimètres -MMais... Mmmmais que se passe-t-il ? ... On dirait que... Mais oui ! Le moteur a des ratés, il ca-cale ! Non ce n’est pas possible ! Pas si près du but... Oh ! Je n’en crois pas mes yeux ! Mais si ! - Ah ! c’est extraordinaire, mesdames et messieurs ... le conducteur vient de sortir de son véhicule et il se met, oui, il se met à ... pousser ! »

Les yeux rivés sur la poignée de la porte, Charly sent l’objet oblong franchir lentement - mais sûrement - l’orifice, là-bas, entre nulle part et ailleurs.
Plouf.

* * * * * *

En entrant dans la cuisine, il entend le claquement du couvercle. Il saisit la casserole, verse l’eau dans la cafetière en verre et place le filtre métallique au-dessus du liquide noirâtre. Puis il fait le tour de l’appartement pour s’assurer que rien ne traîne. A son retour dans la cuisine, Eliane verse le café fumant dans une tasse au fond de laquelle elle a déjà placé trois sucres. Elle se sert à son tour et se tartine du pain grillé. Eliane est déjà habillée. Charly s’est douché et rasé mais il est resté en caleçon et ticheurte.
- Tu as eu du mal à te réveiller, ce matin.
- Ouaaaah ! baille Charly. Je serais bien resté au lit...
- Tu devrais travailler dans un hamac...
- Ah, j’aimerais ça ! Mais tu sais, ma vocation de journaliste m’est venue dans le foin !
- ???
- Tu ne la connais pas, celle-là ?
- Ah, non... Mais je sens que tu vas te faire un plaisir de me la raconter !
Charly est aux anges. Il adore raconter des histoires.
- Eh bien voilà : C’était à mon retour d’Amérique. Je t’ai parlé, de l’Amérique ? Bon, alors je passe là-dessus. Bref, une quinzaine de jeunes gens - dont bibi - se retrouvent dans un coin reculé de Bretagne, à retaper un hameau du joli nom de Kernever pour en faire un village de vacances. C’était une manière de se réacclimater aux réalités de la vie après une année de rêve aux States. Toujours est-il qu’à la fin d’une semaine de travail acharné et d’aventures diverses et variées - j’ai même failli me casser le cou en faisant de l’alpinisme sauvage sur des falaises de granit - et de soirées chantantes au coin du feu, nous décidons de passer la dernière nuit tous ensemble, serrés en rang d’oignons sur un tapis de matelas alignés devant la cheminée. J’étais sagement - si ! si ! je t’assure - enveloppé dans mon duvet quand ma charmante voisine, une brune portant le prénom de Dominique, se met à me souffler des douceurs dans le cou.
- Elle faisait un cauchemar ?
- Tu veux connaître la suite de l’histoire, ou non ?
- Je ne suis plus très sûre... Enfin, vas-y...
- Donc, elle me souffle dans le cou. Je réplique en lui caressant la nuque. Elle renchérit en me mordillant l’oreille, je réponds poliment en lui posant un chaste baiser sur les lèvres, mais elle veut avoir le dernier mot et elle se met à me rouler un vigoureux patin et nous nous mettons à gigoter de concert. Au bout de dix minutes de caresses de plus en plus appuyées, n’y tenant plus, elle me susurre à l’oreille : « Charly, je vais dans la grange... »
- Et alors ?
- Alors, je laisse s’écouler quarante-cinq secondes de pudeur et de décence et je prends mon duvet à mon cou pour aller la rejoindre. Elle avait raison, il faisait bien meilleur là-bas !
Charly scrute le visage d’Eliane d’un oeil galopin.
- Mmm. C’est tout ? C’est une histoire bien prévisible quand on te connaît, mais je ne vois pas le rapport avec le journalisme...
- Eh bien, comme tu l’imagines, nous avons sympathisé et continué à nous voir. Un jour, elle me présente sa soeur ...
- J’aime de moins en moins ton histoire !
- Allons, arrête, elle avait treize ans de plus que moi !
- Oh, ça ! mon p’tit bonhomme, ça ne t’a pas toujours arrêté !
Charly rougit violemment et bredouille :
- A-à l’époque, moi j’en avais dix-huit... Mais laisse-moi finir... La soeur de Domi travaillait dans une agence de relations publiques. Elle cherchait quelqu’un qui puisse lui traduire des textes, lui faire un peu de réécriture, etc. Moi, pas dégonflé je me propose. Elle finit par m’envoyer régulièrement des petits boulots...
- Mais je croyais que tu avais commencé médecine ?
- Oui, mais écrire m’intéressait bien plus. Au bout de deux ans je gagnais déjà bien ma vie avec ma plume, j’avais rencontré beaucoup de gens, je me suis fait embaucher dans des revues... et voilà ! conclut Charly, triomphant.
- Mmmm. A quoi ça tient, le destin, tout de même !
- N’est-ce pas ? Si je n’avais pas eu froid, tout seul dans mon duvet, je serais peut-être gynécologue, aujourd’hui, qui sait ?
Eliane s’étrangle avec sa dernière gorgée de café.
- Si j’étais croyante, je pense que j’irais brûler des cierges pour remercier le ciel...

* * * * * *

Quand l’ascenseur se referme, Charly pousse un profond soupir.
- C’est pas le tout, ça, faut que je me grouille !
S’il compte bien, il lui reste exactement trente-trois minutes pour s’habiller, vérifier qu’Eliane n’a rien laissé traîner, rendre à l’appartement un aspect naturel, sauter sur son scooter, traverser la ville et arriver au studio à temps pour le bulletin de la matinée.

Vite, très très vite, il vérifie que rien ne traîne sous le lit, ôte les draps bleus, les remplace par des draps blancs et les enfourne dans le lave&sèche-linge qu’il a acquis à prix d’or pour se simplifier la tâche. Dans la salle de bains, il passe un coup de balai de manière à ne pas laisser un des longs cheveux blonds d’Eliane attirer l’attention de la brune Rachel. Dans la cuisine, il range au fond du placard le bol à fleurs et met sur le devant la chope en grès. Dans le séjour, il soulève tous les coussins à la recherche d’éventuels objets perdus... - c’est que, le moindre détail compte ! Ces femmes ont un sens de l’observation redoutable.

Au moment où il va quitter l’appartement, il pense à nouveau à la boucle d’oreille que Rachel prétend avoir oublié l’autre soir : il a regardé sous le lit, jeté un coup d’oeil dans le canapé et sous le tapis, dans la salle de bains, décidément non elle n’est pas ici, il est sûr qu’il l’aurait vue, c’est un grand anneau qui ne passe pas inaperçu. Et puis si Eliane l’avait trouvé, il en aurait entendu parler ! Non, Rachel a dû le perdre ailleurs... Dans sa voiture, peut-être. C’était assez agité, pendant le trajet...
Charly hausse les épaules et referme la porte derrière lui.

* * * * * *

Vautré sur sa chaise dans le studio de Radio-Tourmens, Bob lève les yeux vers Charly qui entre, ébouriffé, les yeux ternes.
- Salut ! pas beaucoup dormi, hein ? T’écris trop, mon pote !
Charly grogne quelque chose d’incompréhensible, pose sur la table son sac et un gobelet plein de café. Il glisse la main sous sa chemise et entreprend de se gratter furieusement le dos. Le rouge se rallume au-dessus de la table. Bob remet son casque, se penche sur son micro et retrousse les babines :

- C’était Way down, un petit bijou des Slash extrait de Turista leur dernier album. Si vous êtes très très sages, et si on ne s’est pas trop étripé dans le monde depuis hier soir, vous aurez droit à un autre extrait - Ouaiis ! - de ce super quadruple - Oouais ! - après nos informations de neuf heures !!! Et en attendant que l’horloge du Beffroi réveille notre Charly Sacks haute fidélité, je vous propose un petit sondage-express réalisé à moto par votre serviteur il y a une heure et demie, sur le trajet qui sépare la rue Marthe Richard de la place des Grues, siège de votre station préférée. La question était "Ecoutez-vous la radio le matin ? ". Accrochez-vous, voici quelques réponses...

Bob fait signe à la cabine et enlève son casque.
Charly, accoudé devant une lettre, sourit largement .
- Quoi de neuf ? fait Bob. T’es en vacances jusqu’à mardi, c’est ça ?
- Ouais. Ça va me faire du bien. Gerrard fait n’importe quoi. Ses choix sont délirants, ses textes tous plus ineptes les uns que les autres. Pires que les articles du Réveil Tourmentais.
- Tu voudrais pt’êt qu’il te laisse rédiger ?
- Pourquoi pas ?
- Allez, tu me fais marrer avec tes démangeaisons mal placées. Le rédac’chef, c’est lui, il te laisse présenter le bulletin parce qu’il a d’autres chats à fouetter
- Et parce qu’il a la trouille devant un micro ! coupe Charly en sortant trois feuilles d’une chemise cartonnée.
- Bon, moi je vais pisser ! dit Bob, diplomate.*

Charly le regarde sortir du studio. Son regard s’illumine d’une lueur diabolique. Il jette un coup d’oeil à l’horloge murale, met un casque, frémit de dégoût au bout de trois secondes d’écoute, lève les yeux en direction de la cabine. Alice, la technicienne, hoche la tête d’un air consterné. Le sourire de Charly s’élargit encore. Cette fois-ci, il met les pieds dans le plat. A force de vouloir contrôler la moindre virgule de chaque bulletin, Gerrard dépasse les bornes. Il ne supporte pas l’imprévu ? Il va être servi. Charly sort un stylo et modifie hâtivement la première ligne du texte posé devant lui. Le bobineau de Bob touche à sa fin. Le carillon de Radio-Tourmens - un hybride synthétique Big Ben + Cloches de Corneville - retentit. Charly susurre de sa voix la plus suave le texte qu’il a rédigé hier soir, sur la dernière table au fond à gauche, dans les profondeurs sataniques du Caf’Cave.

- Vous écoutez Radio Tourmens 93,6, il est neuf heures. Charly Sacks au micro, voici notre bulletin d’informations...

Accident ce matin au coin de la rue Marthe Richard et de la place des Grues : Une voiturette électrique conduite par une octogénaire a percuté de plein fouet la Sautzidsu 2000 d’un journaliste de Radio-Tourmens en cours de reportage. Malgré une commotion cérébrale, les jours de ce dernier ne sont pas en danger. Il a cependant fallu deux heures aux pompiers pour extraire à la scie électrique le colibri de la conductrice, dont la cage était restée coincée dans l’habitacle...

Hold-up carrefour Magne : Trois inconnus âgés de huit à dix ans le visage recouvert de cagoules et de passe-montagnes ont fait irruption à 7 heures 30 dans la boulangerie Marbot et dérobé pour six cents francs de confiseries diverses. Il s’agit du douzième méfait de ce genre dans les boulangeries du quartier. Un témoin aurait vu l’un des agresseurs enfouir son butin dans un cartable bleu à bandes rouges. Certains éléments - tenus secrets par les services de police - semblent indiquer que l’école primaire toute proche pourrait servir de refuge à un gang très bien organisé. Le syndicat des boulangers-confiseurs appelle ses adhérents à manifester devant l’hôtel de ville contre la recrudescence de l’insécurité...

Social : les ouvrières de l’usine de lingerie LadyHawke exigent l’amélioration de leurs conditions de travail. La direction ayant refusé de dialoguer, un commando d’ouvrières a séquestré pendant vingt-quatre heures le directeur général ainsi que trois membres du personnel d’encadrement rapproché. Après avoir obligé leurs victimes à revêtir des modèles de la collection hiver, les manifestantes les ont relâchées sur la bretelle de l’autoroute. Les quatre hommes ont été inculpés d’outrage aux bonnes moeurs et trouble de l’ordre public...

Architecture : Monsieur le Maire de Tourmens devrait inaugurer dans les prochaines semaines un buste en bronze représentant en taille réelle Charles de Gaulle dans sa jeep sur les lieux même où celle-ci fit un écart pour éviter un soldat allemand à qui l’on fit tout de même donner à boire, le 22 août 1944. A cette occasion, Radio-Tourmens lance un grand concours auprès de ses auditeurs. Le gagnant sera la première personne qui indiquera l’emplacement exact de ce fait d’armes avant 10 heures. Les réponses doivent être téléphonées dès la fin de ce bulletin d’information à notre confrère Bob Démart, auquel vous voudrez bien de plus adresser des voeux de prompt rétablissement...

Littérature : On a beaucoup parlé il y a quelques semaines du dernier roman de Tibor Dudeffant, imprimé en fascicules hebdomadaires au fur et à mesure de leur rédaction. Je vous rappelle que l’ordinateur de l’écrivain était relié directement par comitex aux presses de son éditeur... Eh bien voici encore plus fort : une neurochirurgienne canadienne, admiratrice de l’écrivain Marc-Alexandre Navardin, vient de proposer à celui-ci une expérience inédite. Elle envisage en effet de connecter un ordinateur directement sur le cortex cérébral de Monsieur Valardin, de sorte que son prochain livre s’imprimera en temps réel pendant qu’il l’imaginera. On ne manque pas dans les milieux autorisés, de s’interroger sur les graves questions d’éthique que soulève cette expérience. Le CRI (Comité de Révision Informatique) vient d’ailleurs de lancer la sonnette d’alarme et de tirer un appel solennel pour mettre en garde quant aux dangers potentiels de cette tentative. Rappelons en effet que les six précédents ouvrages de Marc-Gustave Gabardin sont responsables d’une vague sans précédent de crétinisme épidémique...

Vie et survie du livre : Le Prix de la semaine a été décerné à Fernande Laronce pour son roman érotique Straw Doll - en français : Poupée chalumeau. Rappelons à nos auditeurs que ce prix, attribué chaque mercredi par le comité interéditions Paris-Tourmens, vise à attirer l’attention du public sur chacun de ses lauréats pendant Huit Grands Jours D’affilée. Toutes nos félicitations à l’heureuse élue !...

Enfin, signalons aux amateurs de frissons le 1er Salon Régional de la voiturette électrique et des véhicules pour petit budget, qui se tient jusqu’au 3 mars prochain au Palais des expositions. Notre envoyé spécial Bob Démart attire notre attention sur un modèle exclusif de fauteuil roulant biplace et sur un prototype de voiturette fonctionnant au méthane de compost, équipé d’un emplacement spécial antichoc pour les cages à colibri... Prochaines informations à treize heures sur Radio-Tourmens, en attendant, si vous en avez assez d’écouter la radio, prenez un bon livre à la place...

* * * * * *

Le soleil a fait son apparition. Il fait froid mais sec. La neige, exceptionnelle à Tourmens, a fondu à peine tombée. Dans la rue, Charly croise un homme barbu portant chapeau et un homme plus jeune, barbu lui aussi, coiffé d’une Kippa. Ils se rendent certainement à la synagogue, à deux rues de là. Ce n’est pas l’heure d’un office, mais il n’y a pas d’heure pour prier. Charly se voit debout, dans la synagogue, au milieu d’hommes âgés, dispersés dans la salle, le soir de l’asguère, la prière des morts, qu’il va dire chaque année pour ses parents. Depuis plusieurs années, il se promet de transcrire ce moment étrange de sa vie, cette cérémonie singulière, et d’en faire une nouvelle. Chaque fois qu’il va à la synagogue, c’est à dire une fois par an, il se fait la même promesse. Mais il n’est pas encore parvenu à passer à l’acte.

* * * * * *

Assis au fond du Caf’Cave, Charly pouffe en repensant à Gerrard croulant sous les appels téléphoniques, à Bob essuyant sans répondre les hurlements du rédacteur en chef, à la technicienne pleurant de rire dans sa cabine. Ce matin, il a de bonnes raisons d’être d’humeur badine. En arrivant dans les studios il a trouvé une lettre, déposée la veille, à en-tête de Canal 9. Elle provient de Marie-Françoise Parr, productrice de Lire, Ecrire, Conter. Il l’a ouverte tout à l’heure, mais - comme souvent, lorsqu’on reçoit une lettre inespérée -, il ne l’a pas lue, il l’a engloutie. A présent, assis devant un croissant et un grand café-crème, il la déguste.

Cher Monsieur,
Je viens de lire le texte intitulé
Etats Critiques, paru il y a déjà trois semaines dans la page courrier de L’Idée. J’ai été vivement intéressée par ce que vous dites de Jérôme Cinoche et de son oeuvre. Préparant de mon côté une émission consacrée à cet écrivain, j’aimerais vous voir y participer. N’ayant pu vous joindre téléphoniquement, je me permets de vous écrire. Je serais très heureuse que vous preniez contact avec ma collaboratrice Laure Dissel afin de me donner une réponse dès que possible. L’émission consacrée à J. Cinoche doit en effet se tenir le 22 février prochain à 22 h, en direct depuis les studios de Canal 9.
Dans l’attente, etc. »

En cet instant précis, vu de l’extérieur, on pourrait croire que Charly flotte. Il a les yeux mi-clos, la bouche étirée en un très large sourire ouvert sur des dents blanches un peu carnivores ; son corps est agité de secousses spasmodiques et il laisse échapper de petits grognements de satisfaction.

Vu de l’intérieur, c’est un peu différent. Sa vue est brouillée par les larmes, son cou lui fait mal, il a le sentiment qu’une main très ferme s’est posée sur son visage et le serre. Il ne sait pas s’il rit ou s’il pleure. Les images se bousculent. Il s’est déjà imaginé mille fois sur le plateau de "L.E.C.", mais jamais face à Cinoche, c’était exclu de toute manière, c’était à jamais impossible, par définition, puisque l’émission n’accueille que les lecteurs d’un ouvrage récemment paru. Ainsi, d’autres que Charly ont déjà lu le volume VI des Cahiers Raphaël Marcoeur, ont déjà écrit à Madame Parr pour attirer son attention...
Charly essuie les larmes qu’il n’a pu retenir, se mouche bruyamment et sort de son sac un cahier à spirales. Il écrit :
17 février, Caf’Cave.
Reçu une lettre de MF Parr. "L.E.C." le 22, beau cadeau d’anniversaire ! Peux pas écrire, trop fort...

Il repose son stylo. Entre la dernière page lignée et la couverture du cahier, il accumule les lettres, papiers divers auxquels il tient particulièrement. Il en tire une page de journal soigneusement découpée. Il y a quelques jours à peine, il disait à Rachel (ou était-ce à Eliane ?)
« On n’est jamais un bon lecteur de ce qu’on a écrit soi-même, on ne sait pas toujours dire ce que cela contient. Mais parfois je me surprends à prendre plaisir à me relire et j’en ai honte, parce qu’après tout je ne peux pas être juge, c’est complètement narcissique et -
- Mais je ne vois pas du tout pourquoi ! s’est-elle insurgée. Je suis heureuse que tu aies du plaisir à te relire. D’autant plus que lorsque tu écris, tu ne te marres pas beaucoup ! ... »
Oui, c’était Rachel.

Les larmes débordent à nouveau et l’une d’entre elles s’étale sur la page de journal. Charly se souvient de sa colère en voyant les coupes, mais finalement, peu importe, puisque l’essentiel est passé. Il connaît son texte par coeur - et pour cause -, mais aujourd’hui, le plaisir qu’il éprouve à le relire est immense.

[...] Le travail d’un critique ne consiste-t-il pas avant tout à présenter les livres aux lecteurs, à indiquer des voies, des angles de vue, des modes d’accès au texte ? Aujourd’hui, il semble pourtant bien que l’activité principale de beaucoup de "critiques" vise surtout à mettre en valeur leurs propres capacités de lecture, leur sagacité supposée, leur "insight" - comme disent les anglo-saxons. Le critique ne montre plus, il s’expose. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’il prend le moindre risque. Il ne s’efface pas derrière les textes qu’il est censé éclairer, il se met en évidence à leurs côtés, les désigne, les paraphrase, fait des passes magnétiques au-dessus de leurs couvertures et finit par occuper tout le champ, avec cependant moins de brio que certains présentateurs de la météo.

Trop de critiques aujourd’hui campent sur une position que je qualifierais d’immédiatique. Ils donnent le sentiment d’avoir peur de ne pas se faire entendre, alors qu’ils devraient avant tout se préoccuper de faire lire. On serait en droit d’attendre des critiques qu’ils aident le public à découvrir des livres discrets, secrets, difficiles. Certains le font. Les autres - la plupart - servent de chambre d’écho aux attachés de presse des locomotives de l’édition. On serait en droit d’attendre des critiques qu’ils expriment publiquement plaisir ou colère, bonheur ou dégoût à la lecture de tel ou tel ouvrage. Certains le font. Les autres -le plus grand nombre- s’affichent discrètement dans les cocktails. A partir du moment où le critique cesse d’être un lecteur privilégié (Lire, rendre compte, il n’a que ça à faire et on le paie pour ça !) pour devenir un bavard mondain, il se disqualifie.

[...] Je ne m’étendrai pas sur le sort des livres, qui souffrent de bien autre chose que du silence sélectif de quelques dizaines d’individus. Je voudrais dire un mot du traitement subi, parfois bien après publication, par certains écrivains. Un homme que je respecte grandement, - et dont je tairai le nom, pour épargner sa modestie - définissait naguère l’écrivain comme étant « un artiste, qui exprime par le moyen des mots un certain nombre de faits, de formes, de pensées, qui les organise selon sa sensibilité et l’état de sa recherche en ce domaine et qui, selon moi, permet à la langue de ne pas mourir ». On en déduira que l’écrivain est, par essence, un être discret. L’oeuvre a pour vocation d’être mise en avant, non l’individu.

C’est ici qu’entre en jeu un autre protagoniste. La "Critique" - qui n’a dieumerci rien à voir avec les pâles homonymes dont je parlais tout à l’heure - est ce groupe de lecteurs plus ou moins fonctionnarisés, de chercheurs plus ou moins subventionnés dont l’activité consiste a disséquer les textes, voire à les découper en tranches, pour y compter les virgules et les parenthèses, y repérer les occurrences d’un mot donné ou les omissions d’une lettre disparue. Quand elle se charge d’analyser les oeuvres intemporelles, ou les livres d’un écrivain depuis longtemps éteint, La Critique apporte au lecteur curieux et avide de savoir une fraîcheur, une clarté incontestables : elle aussi, alors, permet à la langue de ne pas mourir.

Il arrive cependant que les critiques et La Critique s’allient pour faire subir à la personne d’écrivains vivants un sort pire que la mort, et à leur oeuvre un traitement pire que le plus violent auto-da-fé.

Prenez - il ne s’agit bien sûr pas d’un exemple au hasard - un écrivain contemporain fort connu, personnalité unanimement respectée, auteur d’une oeuvre pour ainsi dire incontestable - j’ai nommé : Jérôme Cinoche. Tout écrivain qu’il soit, il n’en est pas moins un individu de chair et de sang. Il y a quelques années, à la suite d’une grave maladie, il a cessé d’écrire. Dès l’annonce de cette maladie, par on ne sait quel mouvement morbide, une meute bien pensante s’est jetée sur lui. On a fouillé dans sa vie, ouvert les placards, exposé les squelettes - dame ! on pensait qu’il allait bientôt mourir et quoi de plus croustillant qu’un homme public qui agonise devant tout le monde ? Le bruit a même couru qu’il travaillait à un ultime texte intitulé Quelques semaines, référence à ce que lui aurait répondu le médecin à qui il demandait combien il lui restait pour terminer son roman en cours. Ni sa famille, ni ses amis n’ont été épargnés. Comment s’étonner qu’il ait préféré quitter le pays ?

Son départ n’a guère arrangé les choses. De même que d’autres avaient disséqué sa biographie, une meute bien pensante s’est alors jetée sur son oeuvre et l’a littéralement mise en pièces, découpée, décortiquée, commentée, paraphrasée, réexpliquée en long en large et en travers. Aujourd’hui, Jérôme Cinoche est devenu une sorte d’institution littéraire nationale. On ne compte plus les colloques, les communications, les essais, les mémoires de maîtrise, les séminaires, les conférences, les montages, les adaptations cinématographiques ou télévisées qui reposent sur son oeuvre. Un écrivain pourrait se féliciter de cette situation si cette polygraphie éclatée n’était pas une cacophonie. A force de se voir citée, commentée, invoquée à tort et à travers, l’oeuvre de Jérôme Cinoche a cessé d’être un lieu d’échange pour des lecteurs sensibles, elle est devenue un lieu de pouvoir. Référence facile et de bon ton dans la bouche de ceux qui la citent à tout bout de champ à propos de n’importe quel scribouillard débutant, fonds de commerce pour ceux qui la publient en mettant leur nom au-dessus du sien.

Pendant qu’ici, tout le monde s’agitait, de l’autre côté de l’Océan, un homme se remettait à vivre et à parler de l’écriture dans une autre langue que la sienne. Accueilli chaleureusement et amicalement, il retrouvait les lecteurs, les vrais, ceux qui sentent d’abord et n’analysent qu’après, ceux qui ne vibrent jamais autant qu’au contact, à la friction des livres. Et puis, de manière imprévisible, la maladie a marqué le pas. Et Jérôme Cinoche a eu le mal du pays. Ayant joué le jeu public Outre-atlantique, il n’a pu refuser de faire de même parmi les siens. Or, dès son retour, trouvant miraculeusement un terrain d’entente jusque-là improbable, critiques et Critique se sont emparés de sa personne. Cet homme modeste et peu habitué des écrans est, en un clin d’oeil, devenu une figure culturelle (et) médiatique.

Mais ceci, le plus souvent, aux dépens de la plus élémentaire éthique professionnelle de la part des journalistes (pour ne prendre qu’un seul exemple, rappelons que le premier entretien accordé par Jérôme Cinoche à L’Idée, le lendemain de son retour à Tourmens, fut intitulé - au mépris de la plus élémentaire décence- "La Résurrection"). Sa barbe noire, ses cheveux coupés en brosse et ses lunettes rondes sont à présent connus du pays tout entier. Cet homme qui n’aimait rien tant que se promener dans la rue peut-il encore le faire ? J’en doute.

Par reconnaissance, par sentiment de gratitude, par souci d’obligation et de politesse à l’égard des lecteurs anonymes qui ont fait vivre son oeuvre - mais probablement pas sans souffrance, tant l’homme est intègre -, Jérôme Cinoche s’est laissé faire. Il est, lui aussi, insensiblement, devenu un VRP de son oeuvre. Certes, on ne pourrait trouver commentateur plus fin, tant l’homme est habile à transformer les questions stupides qu’on lui pose en interrogations graves, tant il s’astreint à ne pas répondre deux fois la même chose aux questions authentiques qui heureusement,surgissentde temps à autre. Mais le prix de cette transformation est décidément trop lourd. Depuis qu’il s’est mis à parler, Jérôme Cinoche n’écrit plus. Comment ne pas penser que sa médiatisation n’est pas en grande partie responsable du silence de sa plume ?

[...] Je voudrais adresser une requête aux deux "Etats Critiques". J’aimerais qu’on me laisse lire tranquille. De même, j’aimerais bien qu’on foute la paix à l’auteur, qui est avant tout un écrivain et, avant cela, un homme. Qu’on le laisse vivre, choisir d’écrire ou de parler, ou de ne faire ni l’un, ni l’autre, bref, qu’on cesse d’annexer sa personne à son oeuvre...

En même temps qu’il adressait son texte à L’Idée, Charly en a communiqué copie à son éditeur, Saul Laurentieff, en lui demandant de la transmettre à Cinoche. Pendant quelques jours, il s’est mordu les doigts d’avoir écrit cette lettre, se disant qu’en fin de compte elle participait de ce qu’elle dénonçait, mais il tenait à ce que le principal intéressé en prenne connaissance avant tout le monde. Il attendait une réponse, elle n’est pas venue. Rien d’étonnant, avec tout le boulot qu’Il doit encore avoir autour des Cahiers ! Mais Charly n’aurait jamais osé rêver se retrouver face à son idole et, qui plus est, devant des caméras !

Déjà, la pensée de Charly s’emballe. Il voudrait déjà y être, il voudrait déjà pouvoir lui dire, mais dans sa tête tout se mélange, Cinoche, les Cahiers, l’écriture, la Critique, les projecteurs, ses femmes devant le poste, la gueule de Gerrard, la machine à laver...

Il s’ébroue, il se gratte le dos, il est sûr que cette semaine, sa peau fait à nouveau figure de région sinistrée - c’est pas possible à presque trente-six ans de se trouver sans cesse renvoyé aux pires moments de l’adolescence... Il cherche quelque chose à quoi se raccrocher, et il lui revient une phrase, entendue un jour à la radio. On demandait à Cinoche si la maladie lui avait appris quelque chose. En entendant ça, Charly avait hurlé. Cinoche, lui, avait réfléchi un long moment, un moment si long qu’on eût dit que la transmission de l’émission avait cessé. Puis il s’était éclairci la gorge et avait dit très doucement :« Ce que j’ai appris - je devrais dire, ce que j’ai redécouvert -, c’est qu’en littérature, la seule chose qui compte est de pouvoir ouvrir un livre simplement parce qu’on en a le désir, de le reposer parce que ce livre vous ennuie, de s’y accrocher parce qu’il vous passionne, de le fermer à regret parce qu’on l’a terminé. Et cela, indépendamment de ce que le monde alentour a pu en dire. Pouvoir ouvrir et fermer un livre librement, selon son désir, voilà. »

(A suivre...)

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Les_Cahiers_Marcoeur_13e_episode

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