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Beauté
L’Esprit d’Escalier de Mona Chollet, ép. 14
Article du 18 juin 2006
Bon : tout le monde connaît la théorie de la récupération de la contestation. Comment le capitalisme récupère à son profit les critiques qu’on peut en faire, comment la publicité vide de leur sens toutes les formes d’opposition pour les transformer en panoplies consommables...
Mais aussi, par exemple, comment le management s’arrange pour qu’il n’y ait plus de rapport de forces au sein des entreprises, mais pour que les salariés deviennent eux-mêmes leurs propres exploiteurs, tandis que leurs chefs se donnent des airs de rebelles, histoire d’instaurer une ambiance de tendre complicité. Eh bien, je crois que j’ai trouvé un domaine un peu inattendu dans lequel cette théorie s’applique aussi : c’est le domaine des modèles de beauté.
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Je m’explique : longtemps, une femme normale, face aux actrices ou aux mannequins des magazines, elle pouvait se dire qu’elle s’en fichait, qu’elle assumait ses imperfections, qu’elle au moins, elle pouvait profiter de la vie en mangeant tout ce qu’elle voulait, et que de toute façon, une vraie femme, ce n’était pas ce genre de grande gigue tout en os, dégingandée et méprisante, qui excite tellement les couturiers sadiques et les photographes bourrés de coke.
Sauf que maintenant, de plus en plus, dans le discours des vedettes (et ce n’est pas difficile à repérer, parce qu’elles disent toujours toutes exactement la même chose), on retrouve aussi ce genre de propos. Par exemple, Heidi Klum, un affreux top model allemand aux joues creuses, super maigre, est capable de dire : « Moi je ne suis pas comme tous ces mannequins anorexiques, j’ai des hanches et des fesses » - alors que sur la photo, évidemment, les hanches et les fesses, vous pouvez les chercher longtemps.
Ça donne même lieu à une sorte de surenchère : prenez Nicole Kidman, qui est squelettique et dont je cherche vainement ce que tout le monde lui trouve avec ses yeux qui louchent et son nez retroussé. Quand on lui demande de répondre aux rumeurs d’anorexie, elle déclare que non, pas du tout, au contraire, elle mange n’importe comment, elle adore les Snickers, mais voilà, c’est comme ça, ça doit être génétique, elle peut manger tout ce qu’elle veut sans prendre un gramme - alors qu’elle aimerait bien grossir, au fond...
Si vous n’invoquez pas la chance, le grand truc, aussi, c’est de faire croire que votre beauté physique n’est que la traduction de votre beauté intérieure et de votre haut niveau de spiritualité. Par exemple, quand Emmanuelle Béart avait fait cette photo nue dans la mer qui avait fait exploser les ventes de Elle, elle avait expliqué après coup qu’elle était entrée dans l’eau « parce qu’elle avait ressenti le besoin de se purifier »...
Ou alors, les stars qui viennent d’accoucher, et qui ont perdu en un temps record les kilos pris pendant leur grossesse, expliquent toutes dans les magazines, entre deux envolées lyriques sur les joies et les révélations existentielles de la maternité, qu’elles les ont perdus très facilement, sans rien faire, que c’est le bonheur qui les a fait maigrir. Et de toute façon, elles ne pensent pas du tout à elles-mêmes en ce moment, elles sont entièrement dévouées à cet enfant qui leur a fait comprendre ce qu’il y avait de vraiment important dans la vie. Ce qui n’empêche pas qu’on apprenne de temps en temps que telle actrice ou mannequin a fait une dépression post-partum, parce qu’elle ne supportait plus cette compétition pour perdre ses kilos le plus rapidement possible.
Il y a quelque temps, j’avais interviewé une ethnologue qui s’appelle Anne de Marnhac et qui a publié un livre qui s’appelle Les visages de la beauté (chez Balland). Elle disait que ce qui est caractéristique du discours sur la beauté à notre époque, c’est que les techniques n’ont jamais été aussi nombreuses et aussi sophistiquées, mais que, parallèlement, on cherche à donner l’illusion du naturel. Les femmes photographiées dans les publicités et les magazines sont d’abord sculptées par diverses techniques de sport, de cosmétique ou de chirurgie qui les occupent pratiquement à plein temps, ensuite retouchées sur l’image à la palette graphique, mais on fait croire au public qu’elles sont comme ça au saut du lit, sans effort.
Ce qui a pour conséquence, évidemment, de persuader les femmes normales que si elles, elles ne sont pas comme ça au saut du lit, c’est qu’elles doivent avoir une tare très profonde. On les rend victimes d’une gigantesque supercherie, d’une machine à fabriquer une frustration inépuisable ; et ça, ça me révolte. Ça révolte aussi Nicole Kidman, d’ailleurs.
Et elle a de la chance, parce que ça lui fait au moins un point commun avec moi.
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