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Patricia Cornwell
L’Esprit d’Escalier de Mona Chollet, ép. 9
Article du 24 septembre 2006
On ne s’en rend pas forcément compte, mais il y a des gens à qui ça pose de terribles problèmes de conscience de lire des romans policiers - et surtout d’aimer ça. C’est une vraie torture pour eux, parce que ça les oblige à avoir de la sympathie pour un flic : à s’identifier à lui, à admirer ses talents d’enquêteur, à trembler pour lui quand il est en danger... C’est le cas de mon frère, par exemple.
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Mon frère, il est squatter militant ; et avec tous les accrochages, les manifs et les expulsions violentes qu’il a connues, son point de vue sur la police, c’est un point de vue, le plus souvent, depuis le dessous de la matraque, disons. Ce qui fait que, même avec un flic intelligent, doux, rêveur, féministe, non-violent, comme l’adorable commissaire Adamsberg de Fred Vargas, eh bien, il a du mal. Ça ne l’empêche pas de lire Fred Vargas : pas du tout ; au contraire, il dévore tous ses romans. Il lit, mais il râle : « Ouais, cette vision de la police, c’est n’importe quoi, franchement, elle se fout un peu de notre gueule, non ?! »
Alors si Fred Vargas a déjà du mal à passer, je vous laisse imaginer comment il a réagi quand je lui ai annoncé qu’en ce moment, j’étais plongée dans Patricia Cornwell. Il a pratiquement tourné de l’œil ; il était à deux doigts de me renier en tant que sœur. Parce que, pour ceux qui ne la connaissent pas, la romancière américaine Patricia Cornwell est une républicaine convaincue. Et il faut bien reconnaître que, parfois, ça fait drôle. Par exemple, vous vous installez confortablement pour vous détendre en savourant un bon polar, vous ouvrez le livre, et là, paf, vous tombez sur cette dédicace : « A Barbara Bush, avec mon affection, parce qu’elle fait la différence. » Evidemment, il y a de quoi refroidir un peu vos ardeurs.
Mais en même temps, outre le fait que les intrigues sont très bien foutues (à part peut-être dans les derniers, qui ont l’air d’avoir été écrits sous acide), c’est ça qui fait l’intérêt de Patricia Cornwell : c’est une expérience de dépaysement idéologique extrême. Son héroïne, la célèbre Kay Scarpetta, est médecin-expert général de l’Etat de Virginie, c’est-à-dire qu’elle s’occupe des autopsies de toutes les victimes de mort violente ou suspecte, et qu’elle participe aux enquêtes de la police ou du FBI.
La suivre dans ses aventures, pour un lecteur européen, c’est très pittoresque. Elle est sans arrêt en train de pester contre les lois qui donnent plus de droits aux assassins qu’aux victimes, contre l’argent public qu’on dilapide pour dorloter les criminels en prison, contre les mouvements de droits civiques qui ralentissent le fichage génétique, etc. Quand elle fait l’éloge d’un de ses collaborateurs, un spécialiste des empreintes digitales, elle précise que grâce à lui, des dizaines de criminels ont déjà été envoyés à la chaise électrique.
On voit aussi, par exemple, un policier à qui un collègue demande une cigarette, et qui refuse dans ces termes choisis : « Eh, c’est pas la putain d’aide sociale, ici ! » Dans le dernier titre paru, quand la nièce de l’héroïne abat un horrible criminel, parce qu’évidemment on ne peut pas faire confiance à la justice laxiste pour lui réserver le sort qu’il mérite, elle se justifie en disant : « Il le fallait, nous n’avions pas d’autre solution. Ce n’est pas très différent de ce qu’ont fait les soldats en Irak, tu comprends ? »
Sinon, bien sûr, Kay Scarpetta est assez bigote (il faut dire que Patricia Cornwell a été élevée par le télévangéliste Billy Graham et sa femme), et elle considère qu’elle est en lutte contre les forces du mal. Elle a toute une collection d’armes à feu, et sa maison est une forteresse. Vu le métier qu’elle exerce, évidemment, et tous les tueurs psychopathes qu’elle a aux trousses, ça se comprend ; sauf que, visiblement, elle considère que tout le monde devrait être aussi parano qu’elle - et d’ailleurs, un grand nombre d’Américains le sont. Par exemple, quand les enfants récoltent des bonbons, à Halloween, elle préconise de les passer au détecteur de métaux, au cas où une lame de rasoir serait dissimulée à l’intérieur.
Il y a aussi un passage où elle part au travail le matin, et elle décrit le paysage qu’elle voit par les vitres de sa voiture : les jardins en fleur, les voisins qui promènent leur chien ou qui font leur jogging... Et elle dit quelque chose comme : « Tout avait l’air normal, mais moi, je savais que tout ça n’était qu’une illusion, et qu’en fait les criminels étaient là, partout, tapis dans l’ombre, et que je réceptionnerais bientôt les cadavres de leurs victimes à la morgue. »
En fait, c’est ça, la révélation qu’on a en lisant Patricia Cornwell : la vision du monde de l’Américain moyen, c’est une vision du monde de médecin-légiste.
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