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Anesthésies
par Marie Darrieussecq
Article du 13 septembre 2004
Marie Darrieussecq fait, à mon humble avis, partie des écrivains français les plus originaux et les plus personnels de ces quinze dernières années. De Truismes (1996) à White (2003), elle a publié sept livres aux éditions POL. Le texte qui suit avait été écrit pour un recueil consacré au centenaire de l’Internat de Paris, il y a un an ou deux. Il y a quelques jours, Marie D. m’a spontanément proposé de le publier. Il est tout à fait à sa place ici. Je la remercie de le partager avec les lecteurs du Webzine.
MW.
Anesthésie n° 1 : Je devais avoir quatre ans, on m’opérait des " végétations ". Je me rappelle une angoisse délicieuse en arrivant à l’hôpital. J’étais l’héroïne du jour, on allait me retirer du nez des branchages et des feuillages. Tout était vert autour de moi, les murs, la lumière, le visage de mes parents, la blouse d’une grosse dame qui me prit dans ses bras : un monde cohérent, végétal et fiable. J’eus le temps de penser au sang, la blouse de la dame était en plastique. On me dit de souffler dans un ballon : le monde disparut. Au réveil, j’eus le droit de manger de la glace. Je ne me souviens d’aucune douleur ; il n’y avait pas de cicatrice, la chambre était blanche, la glace à la vanille, ma mère douce et gentille : l’anesthésie, me dis-je. Je goûtais ce mot complexe, joli comme un prénom. Le monde était amorti, la mort devait ressembler à ce bref gonflement de ballon.
Anesthésie n° 2 : Vers dix ou onze ans, je tombai dans les filets d’une orthophoniste qui exerçait sans concurrence dans la ville. Chacune de mes dents était baguée de fer, des crochets les reliaient par paires avec des élastiques qui ne me permettaient d’ouvrir la bouche qu’à moitié, divers mords me cisaillaient l’intérieur des gencives. Je dormais avec un casque qui s’emboîtait sur deux anneaux en exerçant des tractions latérales et longitudinales sur mes mâchoires. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, mais mes dents s’alignaient. Cette femme me promit, en m’envoyant me faire opérer d’un frein sous la langue, que je ne sentirais rien. A l’arrière de la voiture qui me ramenait, je n’avais plus de mâchoire inférieure. J’avais beau toucher, me palper le menton, les maxillaires, et même l’intérieur de la bouche, je ne percevais qu’une chair tiède et lisse, étrangère, humide (je bavais).
Cette partie de mon corps était devenue un objet. Lorsque l’anesthésie locale cessa de faire effet, ma mâchoire me fut rendue sous forme d’upercut. La douleur prit d’un coup la place de la chair, emplit tous les creux du squelette, fusa le long des gencives, des joues et des tempes. On retrouve le visage de Néanderthal en injectant du silicone sur son crâne ; moi, il me semblait qu’on m’avait dépecée, écorchée de moi-même, en remplaçant mon visage par un masque de plomb en fusion. Mes quelques autres expériences de la douleur — fracture, accouchement — ne furent rien, bizarrement, à côté de cette opération de la langue : sans doute touchait-on, par métaphore, à ma part la plus intime, moins dans mon corps que dans les mots.
Anesthésie n° 3 : Cette sensation n’a pas de date, c’est une expérience courante, mais troublante. On se réveille, et il manque un bras. On se lève de sa chaise, et un pied, engourdi, se dérobe. On touche la partie manquante, elle est molle, pâle, ne répond pas. On dispose alors de quelques secondes, avant que les fourmis n’investissent la place, pour appréhender objectivement son pied, son bras, sa main, un temps mal irrigués : la consistance de notre propre peau, l’élasticité des muscles ou le relief des tendons deviennent des données de l’univers. La fonction de l’épiderme, nous séparer du monde tout en nous y glissant, est momentanément hors service : l’interface est annulée. Nous pouvons nous serrer la main à nous-même, comme s’il s’agissait d’un autre. Nous découvrons ce que touchent nos amants, nous goûtons à notre contact. Nous savons ce que pèse notre bras, nous pouvons pincer au sang ce bout de notre corps : comme dans un rêve, il ne nous appartient plus, il ne sent plus notre présence. Ces embolies partielles ont un goût de cadavre.
Anesthésie n° 4 : Quand j’étais adolescente, on pouvait encore se procurer librement de l’éther, dans des flacons en verre blanc avec une étiquette verte, parfois en verre bleu. L’éther fut mon seul vice. J’y fus initiée tôt par un jeune bandit, prénommé Fred, d’une beauté d’ange. Il savait imbiber le coton, refermer le flacon et le ranger : sinon, dans l’oubli de l’éther, on peut l’inhaler entièrement, et risquer l’hémorragie, poumons et neurones débondés. J’ai brûlé la moitié de mon cerveau, peut-être, dans ces anesthésies sauvages ; mais j’ai gagné le don d’ubiquité, une passerelle pour l’envers du décor. J’ai compris que ce que je voyais, sentais, entendais, n’était qu’une version du réel : sous éther, les murs devenaient oblongs, les arbres se penchaient vers moi, mes jambes se courbaient jusqu’à toucher le ciel, j’étais dans un oeuf, j’étais un oeuf, les sons s’y répétaient, toute parole prononcée restait littéralement en l’air, sonnant indéfiniment, s’accumulant... et les rires voletaient, se posaient ou rentraient dans nos corps en les retournant comme des gants ; et tout était agréable, léger, étrange, et indolore.
Fred m’avait prévenu de faire attention à moi, de ne pas fumer (le feu), de ne pas me baigner (la noyade), de ne pas me pencher (la chute) : c’était un monde sans souffrance, un monde fait d’étonnement. Il fallait rester bien sagement dans son fauteuil, et laisser venir le réel. Car il s’agissait bien du réel : seuls étaient en cause, sous influence, les modes de perception de mon cerveau. Ensuite je n’ai plus eu besoin d’éther ; l’écriture suffisait pour faire passerelle, pour renverser les habitudes et les clichés, comme on retourne les cailloux sous lesquels grouillent des insectes inouïs ; pour comprendre comment voient les mouches, les chats, les pieuvres ou les arbres, avec d’autres yeux que les nôtres. La synesthésie plutôt que l’anesthésie, si l’on veut.
Anesthésie n°5 : Je suis ce qu’on appelle "une fille Distilbène". Le Distilbène, qui fut administré à ma mère enceinte, est un médicament tératogène (il crée des monstres) ; cela, laboratoire et médecins l’ont ignoré un certain temps : sans doute jusqu’à écoulement du stock.J’ai cru longtemps être stérile, et puis voilà, l’enfant est là, seulement il s’annonce très tôt : à six mois et demi je manque d’accoucher. Urgences, hôpital, perfusions de Loxen. Le Loxen est une autre molécule, j’ignore quels en sont les effets à long terme, mais grâce à elle l’enfant a "tenu" quinze jours de plus ; il est né prématuré, mais en bonne forme. Sous Loxen, je n’ai pas vu le temps passer. J’étais allongée, pieds en l’air, tout le monde me plaignait : c’était exquis. Les perfusions me brûlaient, je ne pouvais pas me laver, je ne pouvais ni lire ni écrire, j’avais des contractions en permanence : pourtant je flottais dans la béatitude.
On m’avait prévenue que le Loxen me déssécherait la peau, m’accélèrerait le coeur, m’attaquerait les veines, mais pas qu’il me ralentirait à ce point le cerveau. J’écoutais la radio, et les émissions emplissaient toute ma tête : je peux encore réciter par coeur des passages d’un programme sur les maisons de retraite, diffusé un samedi après-midi. Entre ces passages, des blancs : je m’absentais, pause neuronale, puis je revenais à moi, à l’unisson des petits vieux qui chantonnaient dans le poste. Le soir, mes amis me téléphonaient d’un Paris en fête, lointain, indistinct, où je me rappelais vaguement avoir déambulé. Mon mari m’apparaissait à intervalles réguliers : c’était une tête posée sur un tronc, je savais qu’il m’adressait la parole ; il avait toujours le même air, inquiet et consterné. Dans mon ventre cognait un bébé qui me disait de ne pas m’en faire ; il était, souvent, couché à mes côtés, et je ne comprenais pas ce que nous faisions là, puisque j’avais déjà accouché.
D’ailleurs, la plupart du temps, je l’oubliais, il faisait partie de moi, il était moi, j’étais un bébé couché au fond d’un hôpital. D’autres personnages troncs clignotaient dans mon champ de vision : des blouses blanches, et aussi vertes, roses, bleues, vertes à rayure blanche, roses à rayures bleues ; même sans Loxen, je n’aurais pu mémoriser leur hiérarchie. Ces personnages me parlaient du bout du lit, ou circulaient autour de moi, accompagnés d’objets à roulettes. Un jour — j’étais consciente d’une certaine intensité dramatique — ils furent nombreux à se pencher d’un air soucieux sur mon ventre. J’étais suivie par un obstétricien sympathique et sévère, l’air grave, la démarche assez mécanique, et dont le nom, que je ne parvenais pas à saisir, sonnait robotiquement à mes oreilles : Jovial Droïde, c’est ainsi que ma mémoire l’a retenu. Je le reconnaissais, parce qu’il ne me prenait pas pour une idiote : il ne cachait ni ses doutes, ni ses angoisses ; quand il ne savait pas, il le disait.
Mon mari lui ayant demandé quels étaient les risques, pour un grand prématuré, Jovial Droïde nous parla en détail de terribles maladies du cerveau, en nous disant que personne ne pouvait les prévoir, et surtout, de ne pas nous inquiéter. Je ne voyais pas quel était le problème. Le grand moment, pour moi, c’était à six heures, le dîner. C’était bon, c’était chaud, il y avait de la purée et des petits suisses, des choses que je ne mangeais pas à la maison. Je ne souffrais pas, on s’occupait de moi, on me nourrissait, je n’avais besoin de rien. Les visites de mes amis me dérangeaient dans ma routine : le goûter venait d’être servi, ou bien une émission commençait à la radio, ou le ciel changeait, ou un géranium allait fleurir. Je ne répondais plus au téléphone. Entourée d’infirmières pressées, d’aides soignantes qui me disaient ma grande et de plateaux repas à des horaires d’enfant, palpée, frottée, grondée et dorlotée, si le Loxen avait cessé d’agir je serais tout de même restée là, légumineuse, craintive, obéissante : la parfaite patiente.
Anesthésie n°6 : L’accouchement me fit glisser, avec suavité, dans l’âge adulte. J’étais dans un hôpital parisien, bien équipé, avec des moeurs civilisées : on me confia une petite pompe pour doser moi-même la péridurale. "Il y a deux stades, me dit l’anesthésiste : désagréable, et douloureux. Vous devez actionner la pompe dès que la situation devient désagréable". Je pensais aux récits d’épouvante qui se transmettent de mère en fille : j’étais ravie de ne pas participer à toute cette littérature. Mon mari jouait avec les instruments et je somnolais, bienheureuse.
Avant l’anesthésie, au début du travail, j’avais eu une petite heure de lucidité : appliquant les méthodes de l’accouchement sans douleur, lévitant sur place par la seule force de mon cerveau, j’avais tenu pour rien la douleur ; sur l’appareil enregistreur les contractions montaient à quarante, quarante-cinq ; quand elles atteignaient cinquante, la sophrologie — estimais-je — commençait à trouver ses limites. Sous péridurale, les contractions montaient à cent, très rapprochées ; je considérais leur courbe avec un étonnement tranquille, puis je me rendormais. C’est ainsi qu’on enfante, à Paris, en 2001 : dans la douceur.
Anesthésie n°7 : C’était inouï, mais un bébé était là. Il subit très vite de multiples soins, parce qu’il était prématuré. Or, à l’hôpital, il n’a jamais souffert. Je l’ai vu souffrir par la suite, se tordre de douleur, hurler, pour des maux de ventre dont les pédiatres me disaient : ça va passer. "Ca s’arrêtera avec la fin de l’alimentation lactée", disait l’un ; "ma fille a eu la même chose", disait l’autre — mon fils avait un mois, il devenait bleu de souffrance. A l’hôpital, nous avait-on mal habitués ? Quand les infirmières devaient pratiquer sur lui la moindre piqûre, elles lui faisaient têter du sucre. Un nourrisson n’est capable que d’une chose à la fois : le goût du sucre l’absorbait entièrement, il ne sentait rien d’autre, ni douleur, ni effroi. Il n’était que succion, sucre et ravissement. Un nourrisson aussi confiant, têtant tout bas dans l’hôpital, si beau, si abandonné, si sensuel, et retenu loin de vous, c’est à vous consumer dans l’absence. Nous allions tous les jours dans cet hôpital, nous y passions nos journées, nous y montions comme à bord d’un paquebot ; ce n’était pas du malheur, ce n’était pas de l’angoisse, c’était de l’attente brute, comme on surveille l’horizon, comme on guette sans fin le port. Le monde alentour clapotait, fade, distant, sans intêret : toutes autres sensations atténuées, l’attente nous engourdissait.
Anesthésie n°8 : Plus tard, dans un autre hôpital, il a fallu lui faire un geste chirurgical bénin : aux urgences, dans un service débordé, l’équipe a pris le temps de lui appliquer un gel anesthésiant local, qui fait effet au bout d’une heure, et de lui faire inhaler un peu de gaz. Une infirmière lui chantait une comptine, un interne le tenait dans ses bras pendant que le chirurgien opérait, nous étions admis dans la salle. Autour de nous, la ruche ne cessait d’ouvrir ses portes, d’absorber des enfants ; pourtant il ne faisait aucun doute qu’on allait soigner son bobo, le faire humainement et sans nous exclure. Je me souviens aussi d’un petit hôpital de province, où se mourait ma grand-mère, mais où dès l’entrée un panonceau disait non à la douleur. Cette médecine-là, qui sait ce qu’elle ignore et cherche à soulager, me bouleverse.
(c) Marie Darieussecq
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