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En lisant "Une histoire de la lecture"
L’Esprit d’Escalier de Mona Chollet, ép. 10

3 avril 2006

Je viens juste de lire, il y a quelques semaines, le livre d’Alberto Manguel Une histoire de la lecture, qui date de 1996. Ça faisait longtemps que j’en entendais parler, et ceux qui me le conseillaient avaient vraiment raison.



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En fait, Manguel réussit à nous rappeler ce qu’il y a de fascinant dans l’écriture et la lecture, et qu’on oublie à force d’en faire un usage quotidien : le fait qu’elles permettent de percer des portes entre des lieux et des époques qui, sinon, resteraient complètement hermétiques les uns aux autres, et de décupler les répercussions que notre existence peut avoir dans l’espace et dans le temps. Il fallait beaucoup d’aisance avec l’histoire et la géographie pour nous faire ressentir cet enchevêtrement de relations ; et Alberto Manguel, Argentin vivant en France et écrivant en anglais, grand voyageur, en plus, était l’auteur idéal pour ça.

Dans le livre, il saute sans arrêt d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre. Il parle d’un texte écrit par Kafka à Prague en 1922, et de l’impression qu’il lui a faite à lui, quand il l’a lu, quarante-cinq ans plus tard, dans son lycée de Buenos Aires ; ou alors, il se met en scène dans les ruines de Babylone, en Irak (avant que le site ne soit bousillé par l’armée américaine), lisant une anthologie de nouvelles Penguin à l’ombre d’un laurier-rose, à l’endroit même où l’humanité a inventé l’écriture.

On trouve dans ce livre toutes sortes d’histoires incroyables, comme celle du grand vizir de Perse, Abdul Kassem Ismail, qui vivait au Xe siècle. Il avait une bibliothèque de 117 000 volumes, et comme il ne voulait pas s’en séparer quand il voyageait, il la faisait transporter par une caravane de 400 chameaux à qui il avait appris à marcher dans l’ordre alphabétique. Ou alors, Manguel raconte l’institution du « lector », dans les fabriques de cigares cubaines, au XIXe siècle : les ouvriers versaient chacun une partie de leur salaire à l’un d’entre eux pour qu’il leur fasse la lecture pendant le travail. L’un des romans qui avaient le plus de succès, c’était Le comte de Monte-Cristo ; c’est comme ça qu’en 1870, un petit groupe d’ouvriers a écrit à Alexandre Dumas pour lui demander l’autorisation de baptiser un de leurs cigares Monte Cristo.

Au premier abord, on a tendance à trouver l’entreprise d’Alberto Manguel bizarre, et à se demander ce qu’il peut bien y avoir à dire sur la lecture. On a l’habitude de considérer que l’acte essentiel, prestigieux, celui qui mérite qu’on s’y intéresse, c’est l’écriture. On assimile la lecture à un simple acte de consommation - d’ailleurs, c’est bien la conception qui domine aujourd’hui chez les intégristes de la propriété intellectuelle : pour eux, le public n’est qu’un récepteur passif, qui paie un droit de péage pour prendre connaissance mécaniquement d’une œuvre.

Mais justement, Manguel montre très bien qu’au contraire, le lecteur est un créateur. Il souligne le fait que la lecture, c’est une activité très complexe, et encore très mystérieuse. Les chercheurs n’ont toujours pas réussi à comprendre ce qu’on fait exactement quand on lit. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la lecture est « un processus labyrinthique de reconstruction, commun à tous et néanmoins personnel  ».

Personnel : ça veut dire que, quand on lit, on fait résonner le texte avec notre expérience, nos souvenirs d’autres lectures, nos préjugés, notre tempérament, notre imagination, nos obsessions. On retient certaines phrases plutôt que d’autres, on les prolonge, on les interprète. C’est comme l’amour : on plaque nos fantasmes sur une personne ou sur un texte. On pourrait en conclure qu’on est la proie d’une illusion ; mais on peut aussi imaginer que, dans les deux cas, notre regard permet de révéler et de faire exister quelque chose qui, jusque-là, était resté caché. Manguel écrit que le rôle du lecteur, c’est de rendre visible « ce que l’écriture suggère par des allusions et des ombres  ».

Voilà ce que c’est, cette écriture dont on est tellement fiers : des allusions et des ombres. Et il faut croire que ceux qui sont le plus doués pour en tirer des merveilles sont aussi les plus conscients de ses limites : c’est Flaubert qui le disait : « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »

Et pourtant, le message passe ; parce que, si l’auteur ne peut faire que la moitié du chemin, le lecteur, qui n’est ni une étoile, ni un ours, se charge de faire l’autre moitié.

P.S.

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