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Dire "Je"
L’Esprit d’Escalier de Mona Chollet, ép. 4

3 février 2006

Aujourd’hui, il faut que j’explique pourquoi j’ai des réticences, a priori, à dire « je ». Je n’aime pas dire « je », parce que je suis une auditrice de radio, une lectrice de journaux, une téléspectatrice - plus rarement... -, et que je déteste les gens qui s’étalent et qui étalent leurs états d’âme dans les médias.

J’ai même l’impression que ce genre de bavardage narcissique devient de plus en plus envahissant. Pour moi, le symbole de cette tendance, ces dernières années, c’était l’émission de Pascale Clark sur France-Inter, « Tam Tam Etc. » : je trouvais insupportable ce petit ton de complicité qu’elle avait avec ses invités, cette manière de suggérer qu’à elle, ils lui disaient des choses qu’ils ne diraient jamais chez les autres. Ce qui fait que la France entière devait subir les épanchements interminables du moindre pousseur de chansonnette en promotion.



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On pouvait même les subir deux fois, si on avait le malheur de tomber à la télévision sur l’émission de Pascale Clark sur Canal Plus, « En aparté », dont les invités étaient parfois les mêmes que sur France-Inter. « En aparté » : ce n’est pas un merveilleux nom d’émission, ça ?

L’autre jour, j’entendais une actrice qui disait que, contrairement à beaucoup d’autres, elle adorait répondre aux interviews, parce que c’était un peu comme aller chez le psy. Eh bien, moi, franchement, il y a des jours où j’ai envie d’envoyer une note d’honoraires. Parce qu’après tout, il n’y a pas de raison : je donne de mon temps, de mon attention... D’accord, je fais assez peu de commentaires : mais il y a des psychanalystes qui n’en font pas beaucoup non plus, c’est une approche comme une autre de la thérapie...

J’espère quand même que les véritables psys ne s’ennuient pas autant que moi. Parce qu’à la longue, je suis sidérée par le nombre d’informations totalement sans intérêt que je peux engranger sans même le faire exprès, en zappant à la télé de temps en temps, en écoutant la radio et en lisant la presse. Par exemple, qu’est-ce que je peux bien en avoir à foutre de savoir qu’Antoine de Caunes ne se considère pas comme particulièrement porté sur la luxure, ou que Natacha Régnier passe chaque année ses vacances d’été dans une grande maison remplie d’amis ?

Moi, naïvement, j’ai longtemps cru que quand on parlait en public, on avait le devoir d’apporter quelque chose aux gens qui écoutaient ou qui lisaient : faire une observation à peu près pertinente sur la société ou sur la vie en général... Qu’ils y trouvent quelque chose qui rejoigne leurs préoccupations, leur situation, qui fasse écho à leur vécu, qui produise un effet domino avec leurs idées à eux... Bref, il me semblait qu’on avait le devoir de problématiser un minimum.

Mais il faut croire que c’est totalement ringard comme vision des choses. Le statut du public, maintenant, c’est que, en gros, on lui donne déjà le droit d’écouter, on lui permet de regarder par le trou de la serrure comment vit la jet-set, alors il doit s’estimer heureux et fermer sa gueule. Le sommet, dans ce genre-là, c’est la nouvelle émission de Thierry Ardisson sur Paris-Première, baptisée « 93, Faubourg Saint-Honoré », ce qui est l’adresse de son appartement parisien. Le concept, c’est qu’il invite des gens à dîner chez lui, et que... ça passe à la télé.

Donc, on voit les invités arriver, sonner à l’interphone, se faire la bise, se mettre à table, et ensuite, on est censés rester là, à les regarder s’empiffrer en se faisant des confidences et en échangeant des plaisanteries vaseuses. En tant que spectateur, on est tout juste toléré.

Ma première réaction, devant cette situation, ce serait de décréter que, dès qu’on s’adresse à un cercle plus large que celui de ses proches, il ne faut plus dire « je », parce qu’on risque de tomber dans le même travers. Mais le problème, c’est que c’est contradictoire avec une autre de mes convictions, qui est qu’on ne peut parler que depuis la position qu’on occupe, et qu’on est obligé d’assumer son point de vue personnel, parce que l’objectivité est une voie de garage.

En fait, ce n’est pas le « je » qui pose problème, c’est l’usage qu’on en fait : soit on l’utilise sur un mode borné et égoïste, soit on l’envisage comme un moyen - le seul - de créer un univers commun. Une écrivaine espagnole géniale, Rosa Montero, dit que «  quand on descend très profondément dans son subconscient, on touche quelque chose de la mentalité de son époque. Parce que, au fond de nous-mêmes, nous sommes tous les mêmes  ». Dire « je », aujourd’hui, c’est risqué, mais on n’a pas le choix : si on y renonce, on est sûr de se planter.

P.S.

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