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Qui est irresponsable ? Les femmes ou les trop nombreux médecins qui les (mal)traitent ?
Martin Winckler (vendredi 16 septembre 2005)

29 septembre 2005


Ce matin, à ma consultation, une femme d’une trentaine d’années entre pour se faire poser un implant. Elle m’explique qu’elle a 6 enfants, que le dernier est « un accident », qu’elle a demandé à subir une ligature de trompes, mais qu’on lui a répondu qu’elle était « trop jeune ».

Ce matin, à ma consultation, une jeune femme de 19 ans entre pour me demander, la mort dans l’âme, de lui represcrire sa pilule. Je lui demande pourquoi elle fait pareille tête. Parce qu’elle ne cesse de l’oublier, elle a déjà été enceinte à deux reprises, et on lui propose un implant, mais elle n’en veut pas car elle a une acné carabinée. Or, on lui refuse un DIU sous prétexte que c’est « dangereux ». Elle écarquille les yeux lorsque je lui dis que c’est faux et qu’après lui avoir donné l’information adéquate, je lui propose de lui en poser un si elle le désire.

Ce matin, à ma consultation, une femme de 26 ans, mère d’un bébé de 10 mois, vient me dire, inquiète, qu’elle n’a pas ses règles depuis plusieurs semaines. À la maternité, on ne lui a pas prescrit de contraception. Quand elle a demandé à son généraliste de lui poser un DIU à l’occasion des visites du nourrisson, il lui a dit qu’il n’avait pas le temps, qu’elle n’avait qu’à reprendre la pilule. Il lui a prescrit une pilule non remboursée. La plus chère. Elle n’a pas osé lui en demander une autre, « il est toujours très pressé »... Au bout de trois plaquettes, comme elle manquait d’argent, elle ne l’a pas rachetée. Je l’examine. Elle est enceinte de trois mois, au moins.





Ce matin, à ma consultation, une femme de trente-trois ans vient me demander à reculons de lui enlever son implant car elle ne le tolère pas bien. On le lui a posé en janvier. Depuis, elle saigne en permanence. « Vous a-t-on proposé un traitement pour faire disparaître vos saignements ? » Non. Je lui en prescris un en lui disant qu’il y a deux chances sur trois pour qu’elle soit tranquille ensuite. Elle me remercie, soulagée, en me disant qu’elle se voyait mal recommencer à prendre la pilule et revérifier trois fois, chaque soir, qu’elle l’a bien prise.

Ce matin, une femme de 44 ans entre avec son mari pour me demander si elle a « le droit » d’être enceinte à son âge. Je m’étonne. Elle m’explique qu’elle est veuve, qu’elle s’est remariée avec un homme du même âge qu’elle, veuf lui aussi, qu’ils désirent terriblement avoir un enfant ensemble, mais que les trois ou quatre médecins à qui ils en ont parlé (deux amis, un gynéco) le leur « interdisent ». « Vous en avez déjà trois à vous deux, ça vous suffit pas ? » Et les culpabilisent à qui mieux mieux (« Votre enfant aura des vieux parents »). Et leur prédisent des catastrophes (« Vous voulez un mongolien, c’est ça ? »). Elle me dit qu’elle se sent monstrueuse. Quand je lui dis que ce n’est pas elle qui est monstrueuse, mais les gens qui les ont traités comme ça, et qu’ils n’avaient strictement aucun droit de leur dire des choses pareilles, et qu’avoir un enfant à 44 ans c’est infiniment moins dangereux aujourd’hui qu’il y a 50 ans, elle se met à pleurer de soulagement. Son mari aussi.

Ce matin, une femme de 40 ans me raconte son dernier accouchement, qui date de quelques mois. On a voulu lui imposer une péridurale. Or, elle n’en voulait pas. Elle n’avait pas peur de souffrir, elle voulait « être là » pendant son accouchement. Le gynécologue de la clinique a refusé de l’accoucher et lui a dit « Vous n’avez qu’à vous débrouiller avec la sage-femme. » C’est ce qu’elle a fait. Ça s’est très bien passé. Ça n’a pas empêché le médecin de lui réclamer un dépassement d’honoraires au prétexte qu’elle « lui a fait prendre (à lui !) un risque considérable, et qu’il a des assurances professionnelles à payer » ! Elle a refusé. Il lui a dit de se chercher un autre médecin.

Ce matin, une femme de 25 ans entre et me raconte que juste avant l’été, elle a appelé son gynécologue pour qu’il lui fasse une ordonnance de dépannage de sa pilule, parce qu’elle ne pouvait pas le voir avant de partir en vacances. Son gynécologue lui a dit qu’elle n’avait qu’à arrêter sa pilule pendant le mois d’août, pour s’assurer « que tout marche bien ». Or, le mois d’août, elle le passe avec son ami, au soleil. Le gynécologue a dit « vous n’avez qu’à utiliser des préservatifs... » Ils l’ont fait, mais pas toujours, parce que le mois d’août est leur mois de plaisir et les préservatifs, ça gâche le plaisir. Elle est enceinte. Elle ne désire pas garder sa grossesse, mais lorsqu’elle l’a annoncé à son gynécologue, il l’a tout bonnement engueulée en lui disant « Vous n’avez qu’à assumer, maintenant ! »

Ce matin, une femme de 36 ans entre en me demandant de lui represcrire sa pilule. Comme je ne la connais pas, je lui pose quelques questions sur ses antécédents : a-t-elle des enfants, fume-t-elle, quel travail fait-elle, etc. Elle me répond qu’elle fume, qu’elle n’a pas d’enfants, qu’elle préfère ne pas me dire ce qu’elle fait, mais qu’elle exerce un boulot difficile. Je note sans faire de commentaire. Je lui explique que si elle fume, il vaudrait mieux qu’elle change de contraception, 35 ans est l’âge critique au-delà duquel mieux vaut ne pas associer estrogènes et tabac. Elle me regarde d’un drôle d’air, et me dit :
- Vous ne me dites pas d’arrêter de fumer ?
- Euh, non. Vous savez que ce serait préférable ?
- Oui.
- Vous n’envisagez pas d’arrêter ?
- En ce moment, je ne peux pas... C’est dur.
- Vous ne voulez pas être enceinte ?
- Non ! ! !
- Bon. Alors, il faut prendre les choses dans l’ordre de ce qui est urgent pour vous : 1° ne pas être enceinte ; 2° ne pas vous mettre en danger ; 3° arrêter de fumer quand ce sera possible. Moi, je peux vous prescrire tout de suite une contraception efficace qui n’accentuera pas les risques du tabac : pilule progestative, implant, DIU.
- La pilule progestative, d’accord, mais les deux autres trucs, c’est pour une femme... normale..

- Qu’est-ce qui vous fait penser que vous n’êtes pas « normale » ?
- Oh, avec ce que je fais, je suis... la dernière des femmes.
J’ai attendu quelques secondes, puis elle a dit :
- Je me prostitue.
J’ai hoché la tête tranquillement et j’ai dit :
- Ca ne change rien. Les priorités sont les mêmes. Et les prescriptions aussi. De plus, j’imagine que vous utilisez des préservatifs.
- Oui, je me prostitue pour survivre, mais je ne suis pas folle.
Puis elle ajoute :
- Vous me croyez ?
- Oui, je vous crois. Pourquoi ne vous croirais-je pas ?
Elle est restée interdite et elle a dit :
- Vous parlez comme ça à toutes les femmes qui consultent ?
- Euh, oui. Que voulez-vous dire par « comme ça ? »
- Eh bien, je ne sais pas si j’ai manqué de chance mais jusqu’ici, tous les médecins sur lesquels je suis tombée me traitent comme une irresponsable parce que je fume en prenant la pilule - mais ils ne me proposent rien d’autre - parce que j’ai toujours pas d’enfant à 36 ans, et quand je leur leur dit que je n’ai pas de compagnon et souvent plusieurs partenaires sexuels - je leur dis pas que je me prostitue, ils me dénonceraient aux flics, probablement ! - ils me font la morale ou me regardent comme si j’étais une pestiférée. Il y en a même un qui m’a dit "J’aurais dû mettre des gants pour vous examiner, vous avez peut-être le sida." Je leur dis que je me protège, mais ils ne me croient pas. Et vous, pourquoi me croyez-vous ?
- Parce que ne pas vous croire, c’est humiliant. Je préfère toujours croire ce que les gens me disent. Je trouve moins grave de me tromper que de courir le risque d’humilier quelqu’un qui me fait confiance.
Elle est repartie avec deux ordonnances ; l’une pour une pilule progestative, dans l’immédiat ; l’autre portant une prescription d’implant ET de DIU : elle va réfléchir et elle choisira l’un ou l’autre le moment venu. Ça lui facilitera peut-être un peu une vie qui est certainement déjà très difficile.


Non, bien sûr, je n’ai pas vu toutes ces patientes le même jour, mais j’aurais pu ; je les ai vues cette année. En 2005, en France, en consultation, dans une ville de moyenne importance (Le Mans, 150 000 habitants), où on ne manque ni de gynécologues ni de généralistes et qui se trouve à 50 minutes de Paris en TGV, 75 minutes de Rennes, 1h30 de Nantes, 80 kilomètres de Tours et d’Angers, où on n’en manque pas non plus.

Et tout au long de l’année, depuis que je fais ce métier, c’est la même chose.

Un certain nombre de médecins exercent sur les patientes des violences verbales ou physiques, par leur attitude ou par leur comportement.

Oui, je sais, tous les médecins ne sont pas comme ça, et il y a beaucoup de bons médecins qui se comportent très bien. Mais ce ne sont pas les bons médecins qui posent problème, ce sont les mauvais. Le fait qu’il y en ait des bons ne dispense pas de dénoncer ceux qui sont mauvais.

Alors, je vais l’écrire encore une fois, à l’intention de ceux de mes confrères à qui ça donne des boutons, histoire de leur en donner encore un peu plus. Il en va des violences exercées par les médecins comme des mauvais traitements à enfants, comme de l’inceste et des abus sexuels commis par un parent, un prêtre, un instituteur, un éducateur, comme des violences policières : se taire, ou faire comme si ça n’existait pas, c’est être complice.

Je le répète, et je le répèterai tant que ça n’aura pas changé, un trop grand nombre de médecins maltraitent les femmes qui les consultent ou, tout simplement, les traitent comme si elles étaient des personnes immatures, incapables de décider ce qu’elles vont faire de leur vie. Je dirais même qu’en France, en 2005, au vu de leur comportement, un certain nombre de médecins pensent que tous les patients sont immatures et que les femmes le sont encore plus tout simplement parce qu’elles sont des femmes. Le pire, c’est que ces médecins-là (et malheureusement, il s’agit aussi bien de femmes que d’hommes) n’ont même pas conscience d’être aussi obtus...

Pourtant, sur le plan juridique et civique, les choses sont claires :

Dès l’âge de 18 ans, une personne est considérée - sauf décision de justice - comme majeure. Ce qui signifie qu’elle est dotée de tous les droits civiques et en particulier du droit de vote, que nos politiciens nous exhortent régulièrement à exercer. Un(e) citoyen(ne) est un(e) citoyen(ne), une personne majeure est une personne majeure, et ceci est indépendant du sexe... et de l’opinion que les autres peuvent avoir. Si elle a le droit de voter, d’acheter une voiture, de prendre ou quitter un boulot, de se marier, de divorcer, toute femme a aussi, très logiquement, le droit de choisir la manière dont elle vit sa vie sexuelle et de faire ce qu’elle veut de sa capacité à procréer. On peut en penser ce qu’on veut, c’est la loi. Et nul n’est censé ignorer la loi. [1]

Pourtant, la loi, le code de déontologie ET les connaissances scientifiques actuelles vont dans le sens du libre choix des femmes.

 Un médecin doit soigner tout le monde, sans discrimination. Le code de déontologie médicale le dit depuis longtemps. La loi Kouchner l’a redit en 2002. Le code de déontologie s’applique à tous les médecins. La loi s’applique à tous les citoyens.

 En dehors de l’urgence immédiate qui la met en danger et l’empêche de prendre une décision, toute personne a le droit de refuser un traitement. C’est toujours la loi Kouchner de 2002 qui le dit. Une péridurale n’est pas une procédure d’urgence. On a le droit de la refuser.

 Une femme, majeure ou mineure a le droit, si elle est enceinte, d’interrompre sa grossesse. C’est la loi de 2001 sur l’interruption de grossesse et la contraception qui le dit.

En revanche, aucune loi n’interdit à une femme d’être enceinte et mener une grossesse à terme, quels que soient les risques théoriques encourus. Tout ce que le médecin a le droit de faire, c’est informer. Informer, ça n’est ni intimider, ni terroriser, ni culpabiliser, ni faire la morale. Une femme qui désire être enceinte après 40 ans n’est ni une criminelle, ni un monstre. Et si l’amniocentèse est remboursée après 37 ans, elle n’est nullement obligatoire...

 Toute personne majeure a le droit de se faire stériliser si elle le désire, quel que soit son sexe, son âge et le nombre d’enfants qu’elle a. C’est la même loi de 2001 qui le dit. Le médecin n’a pas à s’y opposer. Il peut refuser de pratiquer une vasectomie ou une ligature de trompes, comme il peut refuser de pratiquer une IVG, mais il n’a pas à faire état d’appréciations personnelles (« Vous êtes trop jeune, vous n’avez pas assez d’enfants ») pour commenter le désir de la personne qui lui fait cette demande. La seule condition à une stérilisation, aujourd’hui, en France, c’est... 4 mois de réflexion. Point final.

 Jusqu’à preuve du contraire, le fait d’avoir plusieurs partenaires sexuel(le)s n’est pas interdit par la loi. Un médecin peut en penser ce qu’il veut, il n’a pas de commentaire moral à faire sur la vie sexuelle des personnes qui le consultent. Un médecin est un soignant. Ce n’est ni un officier de police, ni un procureur, ni un directeur de conscience. Trop de médecins l’oublient. Ou se comportent comme s’ils étaient sûrs du contraire.

 Le code de déontologie médicale stipule que les médecins ont envers les patients des obligations d’information et de moyens. Tout médecin est responsable de ses actes et de ses prescriptions. Un médecin qui, en raison de ses convictions personnelles ou par ignorance, par incurie ou préjugé, refuse à un(e) patient(e) une méthode contraceptive efficace et sans danger et/ou favorise par son comportement une grossesse non désirée est coupable d’incompétence et peut être poursuivi devant les tribunaux. (En outre, c’est un salopard.)

 Les consensus scientifiques internationaux en matière de contraception sont très clairs - et l’ANAES, agence nationale française s’en est fait l’écho dans ses recommandations en décembre 2004 : le DIU est une méthode de contraception qui peut être proposée à toutes les femmes, qu’elles aient ou non des enfants. Une fois les contre-indications écartées, c’est à la femme, et non au médecin, de choisir sa méthode de contraception ; or, pour lui permettre de le faire il est indispensable de lui donner les informations adéquates. Sans trucage. Sans ambiguïté. Sans préjugé.

Dans ces conditions, de quel droit des médecins - professionnels censés servir la population et l’accompagner au mieux dans les décisions concernant sa santé - se permettent-ils de traiter des citoyennes comme si elles étaient irresponsables  ?

La vie est difficile pour tout le monde. La vie des femmes est encore plus compliquée que celle des hommes en raison de la complexité de tout ce qui touche à la procréation. L’obligation morale des médecins, en tant que détenteurs d’un savoir utile, est de faciliter la vie des femmes en leur donnant les moyens de maîtriser leur fécondité au mieux.

Chacune, chacun, fait du mieux - ou du moins mal - qu’il peut ; la moindre des choses consiste à respecter les choix d’autrui. Si le simple fait d’être médecin conférait une grandeur morale supérieure à celle du commun des mortels, tout médecin serait, au moins, capable d’humilité. C’est loin d’être le cas...

Porter des jugements sur le comportement des femmes, mettre en cause leur aptitude à faire des choix de vie, ça n’est pas une attitude de soignant. C’est une marque de mépris, une attitude paternaliste, un comportement sexiste et un abus de pouvoir.

Il n’y a aucune raison - ni morale, ni juridique, ni scientifique - de l’accepter.

Marc Zaffran, médecin généraliste,
alias Martin Winckler


Lire : "Contraception, sexualité, sérénité", une réaction de Sophie à cet éditorial


P.S.

Illustration : "La médecine", par Klimt (1900-1907)


[1Le mot « ignorer » ici, signifie « nier l’existence de... » et non « ne pas connaître ». Car nul n’ignore, en France, qu’on est majeur à 18 ans. Mais il y a des gens qui se comportent comme si certaines personnes étaient moins majeures que d’autres...




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