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Le patient est d’emblée vu comme un truqueur
par Christian Lehmann

5 janvier 2005

Entretien publié dans L’Humanité, le 5 janvier 2005

Christian Lehmann, médecin et romancier, est coauteur du manifeste contre la réforme de la sécurité sociale



Le discours officiel assure que la réforme de l’assurance maladie permettra de soigner mieux. Après la négociation de la convention médicale qui la met en oeuvre, vous dénoncez un mensonge.

Christian Lehmann. Loin de la promesse de soins meilleurs, la réforme montre une grande cohérence ultralibérale. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement met à la tête de l’assurance maladie, au-dessus des syndicats, pour négocier en direct, Frédéric Van Roekeghem, directeur de cabinet du ministre de la Santé jusqu’en septembre 2004, qui vient des assurances. Lorsqu’en face, pour la négociation qui orchestre la réforme, se trouvent des syndicats de médecins spécialistes qui ont les mêmes intérêts, alors des deux côtés de la table, il y a des gens prêts à s’entendre sur ce principe : « Ne seront bien soignés que les gens prévoyants. »

Quelle est votre lecture des mesures de cette réforme ?

Christian Lehmann. Tout est fait pour habituer le patient à payer. En instaurant le forfait de 1 euro par consultation. Mais aussi, autre exemple, en publiant un décret qui réduit de moitié les indemnités journalières si le malade notifie, deux fois dans une année, un arrêt de travail à sa caisse d’assurance maladie en dehors des 48 heures imparties. D’emblée, il est vu comme un truqueur. Et s’il est dans l’impossibilité de se déplacer ? Idem pour les affections de longue durée (ALD), prises en charge à 100 %, qui concernent 7 millions de personnes. Elles vont être passées au peigne fin par les médecins-conseils de l’assurance maladie. Or, en supposant qu’un médecin-conseil travaille normalement, et qu’il ne se consacre qu’à cette tâche, il devra traiter 15 dossiers par jour ! C’est impossible. En fait ces mesures sont là pour faire exploser la Sécurité sociale. Notons que, pendant qu’ils traquent les ALD, les médecins-conseils n’auront pas le temps de vérifier que les spécialistes ne pratiquent pas de dépassements d’honoraires au-delà des limites fixées par la « convention. »

Pour vous, la disparition du médecin référent est, à l’inverse des bonnes intentions affichées, le signe du refus de toute coordination des soins. Dans ce système, le patient bénéficiait du tiers payant auprès de son référent.

Christian Lehmann. Pour les libéraux, le tiers payant est le summum de l’insupportable. Ils veulent absolument que le patient sache combien coûtent ses soins. En plus, pour eux, le tiers payant, appliqué à la consultation, présente le fâcheux défaut d’empêcher les dépassements d’honoraires : il suppose que le médecin respecte un contrat social qui le lie au patient et à l’assurance maladie. Dans le même temps, il solvabilise les plus démunis, ce qui passe mal chez certains. Par ailleurs, l’option référent déplaisait souverainement à l’industrie pharmaceutique : chaque référent participait à des formations indépendantes des firmes, et prescrivait 20 000 eu-ros de moins par an en médicaments que ses confrères.

Au final, la réforme ne permettra pas d’être mieux soigné ?

Christian Lehmann. Pas du tout. La France est dans un engrenage dangereux de ce point de vue. Depuis des années, le Parlement fixe un budget de la Sécurité sociale en rien conforme à la réalité. Quand il est dépassé, alors le déficit justifie cette fausse réforme, dite « de la dernière chance », qui rapproche le système français du système américain, où 46 millions de personnes qui n’ont pas accès aux soins constituent la variable d’ajustement. Le tout au profit d’un système d’intérêts privés, où les collusions sont indécentes entre le gouvernement, les firmes pharmaceutiques et certains médecins.

La convention médicale n’est donc qu’un trompe-l’oeil ?

Christian Lehmann. La récente négociation n’a pas respecté les intérêts des assurés sociaux : les syndicats de médecins spécialistes se sont purement et simplement payés sur le dos des patients et des généralistes. Le gouvernement a officialisé un système de dépassement pour les spécialistes, en faisant semblant de mettre en place une coordination à partir du médecin généraliste. Ce dernier n’a aucun moyen pour la mettre en place ! Par ailleurs, je m’élève contre l’idée, constante dans les propos du ministre, que le médecin généraliste est celui qu’on voit quand on ne sait pas qui consulter. La médecine générale prend en charge les individus sur la durée et dans leur globalité, elle traite et accompagne des patients atteints de pathologies lourdes.

Quelles pistes auraient pu être creusées pour améliorer le système de santé ?

Christian Lehmann. De mon point de vue, le médecin référent était un bon départ. Il s’agissait d’un accord positif entre le patient (assuré d’un accès aux soins cohérent sans dépassement), le généraliste (correctement rémunéré par les caisses pour une pratique de qualité) et les organismes payeurs. Mais ce système était à l’opposé de la privatisation rêvée de la Sécurité sociale. Il fallait donc le rayer et concocter ce salmigondis de mesures pour que les Français croient à un parcours rationnel, alors qu’on dépèce la Sécurité sociale. En vingt ans de médecine générale, je n’ai jamais vu une telle négation des principes de l’accès aux soins et de la médecine de premier recours.

Entretien réalisé par Anne-Sophie Stamane
(c) L’Humanité

P.S.

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