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"Les Cahiers Marcoeur", 37e épisode
LA CHEMISE BLEUE : Frédéric

25 août 2004

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LA CHEMISE BLEUE : FREDERIC

Toutes ces choses horribles qui ont lieu autour de vous en ce moment et que vous ne voyez pas, que vous ne voulez pas voir : les écoutes satellites ; les manipulations génétiques ; les assassinats de vieilles dames ; les détournements de mineurs ; les expulsions ; les passages à tabac ; les cinglés qui mettent du poison dans les boîtes de conserve ; les avortements clandestins ; les incendies de taudis ; les forts chabrol ; les sauts de puce des virus d’une queue à un cul, d’un cul à une queue, et ainsi de suite ;

les délits d’initiés ; les prises de bénéfice ; les meurtres commandités ; les cambriolages de souvenirs ; les crachats sur les visages de mongoliens ; les piqûres de neuroleptiques aux hystériques suicidaires ; les sangles aux poignets des vieillards agités ; les utérus qu’on fait sauter parce qu’elle saigne depuis trop longtemps ; les directeurs qui s’en vont avec la caisse, laissent trente personnes au chômage et sont amnistiés au bout de deux ans intérêts inclus ; les préretraités qui se pendent à une poutre dans un cabanon au fond d’un pré ;

les pompiers qui s’agglutinent à cinquante autour d’une voiture en miettes en disant : "Ah, on ne va plus rien retirer de ça maintenant, est-ce que quelqu’un a appelé le Samu, eh, Georges, tu l’as d’jà aplé, l’Samu ? " ; les rats qui bouffent les pieds des clochards pendant leur sommeil ; les bombes à effet de choc qui aspirent tout l’air respirable et vous asphyxient avant de vous faire tomber le bunker sur le crâne ; les coups d’état militaires ; les pots-de-vin ; les expropriations ; les abus de confiance ; les abus de pouvoir ; les mises à sac ; les délits de fuite.

( Le Cahier de Chair )

* * * * *

L’homme a l’air triste, renfrogné. Il pousse vigoureusement la poussette sur les allées gravillonnées du jardin public. Dans la poussette, un petit garçon suce pensivement son pouce. Devant, un garçon et une fille jouent à se courir après tandis que deux femmes marchent en devisant. Une famille en balade. La femme la plus âgée doit être la mère de l’un des deux adultes. La grand-mère des trois autres. Générations. Est-ce que Maman aurait aimé cela ? Se promener avec son fils et sa belle-fille et ses petits-enfants le dimanche après-midi ?

Pour un mari père chef de famille, le dimanche est sûrement le pire moment qui soit. Il y a d’abord le matin, les grasses matinées qui n’en sont pas, qui ne peuvent pas l’être parce que les deux grands se lèvent en fanfare et le petit dernier en hurlant. Et si l’on peut en caser deux devant la télé, le troisième ne veut rien d’autre que se glisser dans le lit conjugal. Il y a aussi les fins de matinée pressées, Quand vas-tu sortir de la salle de bains ?, Dépêche-toi, ta mère va encore s’impatienter.

Il y a enfin la sinistre après-midi, celle qui suit les repas trop lourds, les réunions de famille, celle qui préside aux visites obligées, aux retrouvailles forcées, aux présentations indésirables. L’après-midi du dimanche, c’est l’ennui à l’état pur, le dimanche après-midi, tout respire la mollesse, l’incapacité à se débarrasser de la gangue de conventions qui vous enrobe au fil des années. Si le samedi soir est réservé à la sortie ou au repas entre amis, le dimanche après-midi est dévolu à la balade au parc, à la visite à l’hôpital, à l’hospice, au cimetière.

Pour un célibataire, le dimanche après-midi est le meilleur moment de la semaine. Toujours. C’est le suprême moment de solitude. Celui où l’on n’a de compte à rendre à personne. Celui où l’on peut se visionner les trois films loués la veille, étaler les trente revues qu’on n’a pas eu le temps d’ouvrir dans la semaine, écouter l’intégralité des opéras et des symphonies, faire la sieste, avaler le roman-fleuve d’un trait, sans réfléchir, en s’y mettant dès après le petit déjeuner. On ne se rase pas, on ne s’habille pas. On se gratte où on veut, on n’est pas obligé de se racler la gorge pour parler.

Et s’il advient qu’on ait faim, plus tard, on ne se lève de son fauteuil que livre en main, sans le lâcher pour ouvrir le frigo, on réfléchit à deux fois avant de prendre un couteau pour étaler du beurre sur du pain, et parfois on mange le saucisson sans le couper, le fromage sans l’étaler, entre deux quignons de pain rompus au hasard. On ne fait pas attention aux miettes sur la table, aux capsules et aux bouteilles vides. Pour un célibataire, le dimanche après-midi est le moment de suprême délice. Surtout si l’on est rentré seul la veille. Et, si l’on y tient, on peut tout de même enfiler des jeans et un pull et un blouson et sortir, faire quelques pas dans le jardin public au milieu des vieux et des familles désoeuvrées, ou des autres célibataires.

* * * * *

Sous la chemise, contre sa peau, le cahier lui dit que c’est bien fini. Ce soir, oui, ce sera fini. Ce soir il ira le glisser dans la boîte aux lettres d’Alice. Ce qu’il n’a pas eu le courage de faire hier soir, l’appeler, lui parler, lui dire - comment aurait-il pu ? comment savoir qui allait décrocher ? comment faire que ce soit elle qui l’écoute, non, c’était impossible et il le savait bien - il le lui a écrit, hier, dans le couloir. Et ce soir, il ira le lui déposer. Seulement ce soir. Qu’elle ne puisse pas l’ouvrir avant demain.

Pour qu’elle passe devant en partant au travail, qu’elle s’étonne de ne pas le voir là-bas, qu’elle se demande pourquoi il n’a pas prévenu de son absence, qu’elle fasse le numéro dix fois dans la journée et se demande pourquoi il ne décroche pas, qu’elle vienne sonner à sa porte entre midi et deux heures, frapper, lui glisser un papier, qu’elle rappelle à nouveau dans l’après-midi, qu’elle revienne après le travail et qu’elle finisse par rentrer chez elle, vaguement inquiète, et trouve le foutu cahier dans sa boîte, qu’elle le lise, qu’elle le lise jusqu’au bout et comprenne. Et alors, alors seulement, qu’elle sorte en courant, qu’elle se précipite vers sa petite voiture et qu’elle fonce jusqu’ici. Et qu’elle sonne en vain.

* * * * *

Dans la rue, Frédéric voit un grand panneau d’affichage. Autour d’une table de cuisine, une demi-douzaine de convives sont attablés, rient, lèvent leur verre. L’un d’eux verse le vin. Sous l’image, en lettres rouges : Château-Tourmens, le temps de vivre. L’un des convives, penché en arrière, cherche quelque chose dans un tiroir. Près de lui, une femme lui tend une bouteille encore pleine. L’homme hésite, farfouille à la recherche du tire-bouchon. Il ne le trouve pas. Il s’énerve. Le sourire niais de la blonde assise près de lui l’horripile. Finalement, sa main ressort armée d’un grand couteau à viande et, d’un geste vif, il tranche la gorge de sa voisine.

P.S.

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