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Maltraitance médicale : le vent a tourné
Prenez la parole !

8 janvier 2020

En 2016, la maltraitance médicale que je décrivais dans Les Brutes en blanc était considérée comme (au pire) l’"invention d’un médecin aigri", ou (au mieux) comme "un phénomène marginal". L’Ordre des médecins ne déclarait-il pas que les professionnels étaient sans tache... Et que l’Ordre lui-même y veillait scrupuleusement.

Dans l’article précédent (« Maltraitance médicale : le vent a tourné »), je rappelais que plusieurs livres et enquêtes sont venues confirmer ce que j’écrivais, aussi bien en ce qui concerne les violences faites aux femmes que les maltraitances à l’intérieur même de la profession, entre enseignants et étudiantes, en particulier, mais aussi entre médecins et autres professionnelles.

Fin 2019, la Cour des comptes publiait un rapport cinglant sur l’Ordre, décrivant non seulement une gestion pour le moins problématique, mais encore une furieuse tendance à faire glisser les plaintes de patientes sous le tapis.

Le 5 janvier 2020, Louise Auvitu et Béatrice Kammerer décrivaient dans un article du Nouvel Observateur un groupe Facebook, "Le Divan des médecins", dans les pages duquel on trouve, au milieu de photographies de patientes non floutées, des commentaires racistes, sexistes, homophobes, grossophobes.

Le moins qu’on puisse dire est que pour le monde médical français, la façade de respectabilité a volé en éclat. Et ce n’est probablement pas fini.

Les bouches se délient, non seulement parmi les étudiantes ou médecins en activité qui ne supportent pas la violence intrinsèque à la profession et ne veulent pas la cautionner, mais aussi parmi les patientes elles-mêmes, qui malgré les difficultés que cela comporte, portent plainte de plus en plus souvent.

Voici le récit d’une de ces patientes impatientes, qui a fait face. Je la remercie de me l’avoir confié pour publication. Puisse-t-elle inspirer par ses mots toutes les personnes maltraitées et contribuer à mettre hors d’état de nuire les individus qui, en toute bonne logique, ne devraient pas exercer la médecine.

Martin Winckler

"Mon histoire n’est que très banale. Je m’en rends compte aujourd’hui avec le recul du temps, maintenant que la société commence à ouvrir les yeux sur ce genre de problème.

J’ai été victime de violences sexuelles durant ma minorité, comme des millions de Français. De telles violences surviennent généralement là où on les attend le moins, puisqu’elles sont commises par des personnes en lesquelles on a toute confiance. Dans mon cas, elles eurent lieu à partir de mes 16 ans et furent commises par mon médecin, que je consultais suite à un drame familial. J’étais une proie de choix, isolée géographiquement et en grande fragilité psychologique, donc facilement manipulable. Classique."



"Quelques années plus tard, j’ai tenté de prévenir mon entourage, qui a fait la sourde oreille et n’a pas jugé utile d’accompagner la démarche de dénonciation que je souhaitais mener. Idem des professionnels de santé alertés, qui n’ont pas bougé une oreille.

Alors je me suis tue. C’était une erreur, qui a un coût, pour moi et pour les autres victimes, mais aussi une explication : la terreur dans laquelle je me trouvais, disproportionnée sans doute, la terreur que la parole du médecin soit davantage considérée que la mienne, d’autant qu’il oeuvrait dans le champ de la santé mentale. On ne dénonce jamais publiquement sans soutien, j’en demeure persuadée.

Et c’est d’ailleurs quand j’ai trouvé du soutien que j’ai pu dénoncer les faits, trop tardivement pour le pénal malheureusement, à cause d’une prescription contre laquelle je me bats désormais pour plusieurs raisons : pour la victime elle-même, mais aussi pour les autres victimes. De même qu’il est dans la nature du scorpion de piquer, il est dans celle d’un agresseur d’agresser, et croire le contraire n’est qu’illusion et déni, pour acheter son confort et ne plus entendre parler du problème, sans souci des conséquences. On oppose de surcroît souvent à la victime qu’il serait impossible de juger des faits longtemps après leur survenue : cela aussi me semble contraire à la réalité, car les répercussions des violences subies se font malheureusement sentir à long terme.

Il était trop tard au pénal mais pas devant le conseil de l’ordre des médecins, qui assurait à l’époque sur son site internet que les faits commis par des professionnels de santé étaient imprescriptibles, mais s’est réfugié derrière la prescription pénale pour ne rien faire, me maltraitant au passage copieusement, chose qui, combinée au fait d’avoir dû revoir l’agresseur, a généré chez moi un état de stress post-traumatique dont j’ai eu du mal à me défaire et qui a bien failli me coûter la vie.

Puis, j’ai eu un peu de chance pour changer. J’ai rencontré enfin une thérapeute formidable qui m’a aidée à me relever, m’a fait prendre conscience du caractère massif des violences sexuelles, de leur lien avec la domination masculine et les inégalités entre les hommes et les femmes.

Cela peut paraître évident aujourd’hui que le sujet est largement médiatisé, mais c’était loin d’être le cas il y a quinze ans…sans même parler d’il y a trente ans, quand les faits sont survenus. Pour rappel, l’ouvrage sur le « harcèlement moral » de Marie-France Hirigoyen a été publié en 1998 et je n’ai pas souvenir que la stratégie de l’agresseur ait été alors très documentée… Toutes ces informations sont désormais disponibles pour les victimes, de même que les conséquences des violences sexuelles sur la santé commencent à être mieux connues et diffusées, ce qui constitue un véritable changement et, à mon sens, un facteur d’espoir pour elles.

A condition de trouver des professionnels formés, ce qui n’est actuellement toujours pas le cas en France, et constitue un grand scandale de santé publique, qui en dit long sur notre société.

En parallèle, le tabou a commencé de se lever sur les violences sexuelles commises par des professionnels de santé, mais la difficulté de se faire entendre demeure. Je peux témoigner, à la fois pour en avoir été victime et pour en avoir reçu la confidence, de la difficulté des personnes victimes dans le cadre des soins à se faire accompagner par d’autres professionnels de santé sur le lieu de survenue des violences. Elles sont bien souvent contraintes d’aller consulter ailleurs, voire de déménager, tant est encore important le déni sociétal et le soutien de la corporation aux criminels qu’elle abrite. Sans compter la difficulté pour les personnes concernées de faire de nouveau confiance à un professionnel de santé, qui retarde la dénonciation des faits et leur éventuel traitement par le système judiciaire.

Naïve pourtant, je le suis longtemps demeurée en partie, j’en conviens. Pour preuve mes démarches auprès des pouvoirs publics il y a près de quinze ans pour que les professionnels de santé soient formés à l’écoute des violences commises par leurs pairs ! Démarches restées sans effet évidemment… : j’ignorais alors que c’était l’ensemble des victimes de violences sexuelles qui peinaient à trouver un accompagnement digne de ce nom…

Qu’importe, j’ai ouvert les yeux sur tout un pan du monde que beaucoup ignorent et préfèrent continuer d’ignorer, à tort : c’est une grande injustice pour les victimes que les autres les murent dans le silence, les condamnent à faire comme si ; c’est d’autant plus injuste que cela ne règle le problème ni des victimes - qui subissent ainsi un deuxième déni, celui de l’entourage et de la société, après celui de l’agresseur - ni celui des autres victimes du même agresseur, ce qui contribue d’ailleurs à nous ronger et retarde notre guérison. C’est beaucoup pour continuer à croire en la vie et il nous faut déployer beaucoup d’énergie pour nous en sortir.

Aujourd’hui, comme je l’avais prédit, l’agresseur est inquiété. Je suis en colère car on aurait pu éviter d’autres drames avec moins de lâcheté des uns et des autres et avec des lois plus adaptées. Je suis soulagée quand même, car je me dis qu’il ne peut plus nuire dans le cadre des soins, chose dont je me suis toujours sentie coupable et qui ruinait ma vie et ma santé.

J’ai perdu beaucoup d’années à cause de tout cela mais je pense avoir désormais l’opportunité d’en faire quelque chose pour les autres victimes et les générations futures.

Témoigner, écrire, expliquer, partager, soutenir des victimes plus jeunes et / ou touchées plus récemment par ce malheur sont à ma portée. J’ai trouvé ma place dans ce combat : je ne peux soigner les autres, je n’ai ni la formation ni le recul nécessaires, mais je peux être là, auprès d’elles, avec bienveillance, quand l’entourage ne le fait pas, ou peu.

Hier, lundi 9 décembre 2019, a été rendu public un rapport de la Cour des comptes sur l’ordre des médecins, qui fait état de nombreux dysfonctionnements dans le traitement des affaires de violences sexuelles. J’invite cette institution à se réformer, à ne plus tolérer le sexisme ni les violences sexuelles, dont sont d’ailleurs victimes aussi de nombreuses femmes travaillant dans le domaine médical, à commencer par les étudiantes en santé.

Plus généralement, j’invite les pouvoirs publics à former les professionnels de santé à la détection des violences sexuelles et à la prise en charge des problèmes de santé en découlant, mais aussi à les sensibiliser sur la possibilité de devoir prendre en charge les victimes d’un confrère.

Je souhaiterais aussi que les victimes de professionnels de santé puissent bénéficier d’un véritable accompagnement juridique quand elles doivent défendre leur cause devant le conseil de l’ordre des médecins. Plus généralement, je souhaite que l’ensemble des victimes de violences sexuelles puisse bénéficier d’une orientation et d’un accompagnement juridiques adaptés à leur situation.

Enfin, j’invite toutes les personnes non victimes à ne pas accuser les victimes de « se victimiser », de cesser de leur dire « de ne plus y penser » (choisissez-vous vos pensées ?), de les soutenir plutôt que de les condamner au silence, et de faire leur devoir citoyen et humain en les accompagnant dans leur dénonciation."

Paris, le mardi 10 décembre 2019


Note de MW : En 2013, cette même femme avait confié son témoignage au Dr Muriel Salmona pour "Le livre noir des violences sexuelles". Vous pouvez en lire l’intégralité sur son blog.




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