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Chroniques carabines
La cage d’escalier
par Scarabée

19 juillet 2010

Bienvenue à une nouvelle rubrique : "Chroniques Carabines". Scarabée est étudiante en médecine. Elle nous fait partager les textes écrits dans son carnet de bord.
Et ça commence fort...
Martin W


Mon challenge, ces jours-ci, c’est de réussir une ponction lombaire. J’en ai déjà fait quelques-unes, mais beaucoup d’efforts pour peu de résultats ! J’ai beaucoup de mal à passer l’aiguille, je tremble, en plus j’aime pas les gestes en gants stériles, ça m’oblige à faire tout autant attention à la position de mes doigts qu’à la technicité du geste en lui-même, pour être sûre de ne rien toucher de « sale ». En plus, la ponction c’est un peu le graal, quand on a passé des heures à classer des examens complémentaires, on est bien content de faire quelque chose d’un peu médical, fut-ce rentrer une aiguille dans le dos des gens. Alors entre externes, on se bat pour les faire.



Aujourd’hui, je suis contente, je suis désignée pour en faire une sur une patiente de 76 ans qui vient pour troubles du langage évoluant depuis quelques mois. Elle a en effet du mal à s’exprimer mais toute sa tête, un gentil mari qui vient la voir tous les après-midis. Ses mots sont coincés quelque part dans son cerveau, et c’est pour cela qu’elle vient nous voir. Elle a l’air un peu apathique aussi, mais rien d’inhabituel pour quelqu’un qui sent son corps lui échapper. Quand on lui fait écrire une phrase lors de son examen, elle choisit : « J’aime mon mari ». On trouve ça trop mignon. Mon interne en a même parlé à son mec en rentrant, de ce vieux couple très touchant. Mais voilà, au vu de son imagerie cérébrale et de sa présentation clinique, on pense à une maladie à prion. On en a eu une dans le service il y a 2 semaines, en 3 mois le patient ne marchait plus, ne parlait plus, ne dormait plus, et il est sans doute mort à l’heure qu’il est car on ne connaît pas de traitement.

Il est midi, je prépare le matériel pour la ponction, mets tout sur le chariot, et c’est parti. La vieille dame est docile, elle reste bien immobile tout au long de la procédure. Je rate évidemment, mon interne prend le relais, et le geste est rapidement terminé. Après avoir regardé pendant 10 min du liquide céphalo-rachidien tomber goutte à goutte comme on regarde la machine tourner au lavomatic, je suis dans les vapes...et comme d’habitude furieuse d’avoir loupé. C’est surtout cela qui m’occupe quand je descends quatre à quatre les grands escaliers de l’hôpital pour filer à la bibliothèque.

Quand je reviens le lendemain matin, branle-bas de combat. Les couloirs du service bruissent d’une agitation inhabituelle ; ça pépie dans tous les coins, on se demande ce qu’il se passe. En prenant ma blouse dans le placard, je surprends des bribes de conversation entre deux médecins : « juste avant de partir, tu vois le truc », « elle est montée au sixième », « le réa n’a rien pu faire, il n’y avait pour ainsi dire plus de tête ni de tronc ». Et, désignant une patiente qui marche dans le couloir : « on ne lui a encore rien dit ». Merde ! C’est la voisine de chambre de la vieille dame que j’ai piquée hier. Et c’est comme ça que je comprends...elle est morte la veille au soir, ma patiente. Elle a reçu son mari de 13h à 20h. L’interne a parlé avec le couple des diagnostics possibles car il fallait obtenir une autorisation pour certains prélèvements. Elle a évoqué entre autre, mais de façon très rassurante, le Creutzfeld-Jakob. Ils ont signé, le mari est reparti. Elle est montée au 6ème étage et s’est balancée d’un coup dans la cage d’escalier, avec son grand trou carré de 4 mètres par 4, qui m’avait semblé si incongru dans un lieu public la première fois que je suis passée par là. Elle est tombée à un mètre du radiologue qui finissait sa journée. Le sang a giclé jusqu’au premier étage.

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