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"Les Cahiers Marcoeur", 41e épisode
LA CHEMISE BLEUE : Bruno
Article du 9 septembre 2004

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LA CHEMISE BLEUE : BRUNO

C’est l’odeur du café qui le réveille. Pauline l’a laissé dormir. Le lit est encore tiède de son côté. Bruno tend la main vers le radio-réveil. « clicoutez Radio-Tourmens, il est bientôt neuf heures, dans deux minutes nos informa-clic »
Comme ça, il est fixé.

Il reste allongé dans le noir. Il pense aux heures écoulées. A ce réveil très doux au milieu de la nuit. Pauline avait rallumé et le regardait. Il a levé la tête, demandé ce qu’elle avait. Elle a répondu : Rien, je vous regardais dormir. Il l’a attirée contre lui, l’a embrassée longuement, tendrement et ensuite... Ensuite, il n’arrive pas très bien à se souvenir, il lui semble l’avoir aimée à demi-endormi, ou bien est-ce l’amour qui le faisait voler, qui lui donnait l’impression d’être un corps flottant sur un autre corps, de sentir son corps à elle mille fois mieux qu’il ne sentait le sien... Il se souvient des paroles qu’il aurait voulu dire et qui ne franchissaient pas ses lèvres, des mots qu’il lui chuchotait à l’oreille et de la plainte qu’elle lui offrait à son tour, du sommeil lourd ensuite, allongé sur elle, et du doux glissement l’un contre l’autre, et de l’oubli.

Il se dit que ça n’est pas vrai, que ça n’existe pas. Il va se réveiller.

* * * * *

- Pincez-moi, dites-moi que je ne rêve pas.
- Vous avez l’impression de rêver ?
- Ah, parfois, oui ! dit-il en la prenant par la taille. Mais pourtant vous êtes bien réelle : cette bouche, ces seins, ces cuisses, ce cul splendide, on ne peut pas faire plus réel...
Il joint le geste à la parole. Elle lui mord le cou. Il sursaute.
- Eh non, vous ne rêvez pas !

* * * * *

Bruno feuillette le Magazine des Lettres françaises.
- Ça me donne mal au crâne, toutes ces critiques insipides. Je me demande pourquoi je continue à les lire.
- Moi aussi. Et je me demande pourquoi vous vous obstinez à acheter des revues qui parlent mal de livres dont vous pensez du bien et qui disent du bien de livres dont vous pensez le plus grand mal, surtout quand vous ne les avez pas lus...

Il la regarde en fronçant les sourcils, et poursuit
- Parce qu’il faut bien que je me renseigne ! Des fois qu’il y aurait un article intéressant là-dedans.
Il repousse rageusement le journal.
- Quand j’étais gamin, je passais des heures dans la librairie de mon quartier. Je prenais tous les livres un par un, je les feuilletais, je lisais les premières pages, la liste des autres ouvrages de l’auteur. Je ne faisais aucun effort, tout restait gravé là. Je savais toujours ce qu’on venait de publier, ce qu’il y avait en rayon. Pour lire, je me cachais derrière des étagères où personne n’allait jamais, près des livres de science-fiction. A l’époque, ça n’intéressait encore personne.

Un jour, j’ai eu sous le nez un bouquin qui venait de sortir, je l’ai pris et j’ai lu pendant deux heures. La boutique devait fermer, alors, comme je voulais le finir, je l’ai acheté, il m’a coûté toutes mes économies, il faisait six cents pages, c’était plein de chapitres dans tous les sens, la table des matières était une des plus compliquées que j’aie jamais vues, on y brassait des dizaines de personnages, ça parlait de surpopulation, de guerre interraciale, de pollution, d’ordinateurs, tout ça bien avant que ça ne soit la mode, et c’était passionnant. Jusque là, je lisais des romans policiers à énigme : Qui a tué ? Comment a-t-on commis le crime ? Le héros injustement accusé finira-t-il par épouser l’héroïne ?... Ce gros livre a changé ma manière de voir la littérature.

Je me souviens que le libraire, qui avait des fils de mon âge, a froncé les sourcils en me voyant le prendre, et s’est demandé si c’était bien de mon âge. Même si ça n’était pas considéré comme de la littérature, c’en était, malgré tout. La preuve, c’est que ce livre m’a donné envie d’écrire : après l’avoir lu, j’ai eu envie de m’approprier un des personnages, qui disparaissait aux deux tiers du livre dans une mystérieuse explosion, sans qu’on retrouve jamais son corps. Je me suis mis à imaginer la suite de ses aventures parce qu’il ne pouvait pas avoir péri, ça n’était pas possible. C’était un adolescent de 19-20 ans, moi j’en avais douze ou treize à l’époque. Enfin, bref, j’ai écrit quelque chose, je ne me rappelle plus quoi exactement, c’était sûrement un peu bêtassou, et j’ai dû y mêler une histoire d’amour avec la fille du troisième...

- La fille du troisième ?
- Oui, j’habitais dans une tour, à l’époque, je prenais souvent le bus en même temps qu’une jeune fille plus âgée que moi qui allait au même lycée et habitait au troisième. Je crois me rappeler - c’est terrible, de ne pas se rappeler précisément les choses dont on pensait jadis qu’on ne pourrait jamais les oublier - que mon héros la rencontrait quelque part dans les ruines de la tour après une guerre nucléaire. Bien entendu, ils étaient les seuls survivants du quartier...
Il se met à rire en se reversant du café.

* * * * *

- Allô, le Centre hospitalier ? Je voudrais le service de réanimation chirurgicale... Oui, j’attends... Allô, la réanimation ? Bonjour, je suis le Docteur Sachs, pourrais-je parler à l’infirmière ? Oui, merci... Allô, bonjour, je suis... Oui, c’est ça, Docteur Sachs... Non, non, je n’appelle pas pour quelqu’un de ma famille, pas du tout... Ah, bon, oui je comprends, mais non, ça n’est pas un parent... Je vous en prie... Non, j’appelle parce qu’un de mes patients a été hospitalisé cette nuit par un de mes confrères, il s’agit de Monsieur Leroi, il avait une fracture de... Oh, pardon, excusez-moi, j’avais pourtant bien demandé la réanimation chirurgicale... Oui, j’appelle de l’extérieur... Vous me la passez ? Merci beaucoup, oui, j’attends... Allô, je suis bien en réanimation chirurgicale ? Oui, bonjour madame, je suis le Docteur Sachs... Sachs ! avec un s...

* * * * *

Il se frotte la tempe.
- Vous avez la migraine ?
- Non, pas du tout, j’ai juste un peu mal à la tête.
Pauline le regarde sans comprendre. Bruno reprend :
- Je vois que vous n’êtes pas migraineuse, vous non plus.
- Ça m’arrive d’avoir mal à la tête, comme tout le monde...
- Oui, justement, comme tout le monde. Les migraineux ne sont pas comme tout le monde. Ils ont une enclume à la place du crâne et quand le marteau s’abat, ils voient les étincelles... J’aimerais bien me trouver dans la peau d’un migraineux, pour voir.
- Pour voir ?
- Pour savoir ce qu’ils ressentent. Je connais déjà bien des choses, mais pas ça.
- Vous ne voulez tout de même pas avoir toutes les maladies rien que pour savoir ce que les gens ressentent !

- Mmmhh. Non, pas vraiment. Pierre - mon prédécesseur - était comme ça, si attaché à ses patients qu’il souffrait avec eux. Ça ne lui a pas porté chance. C’était un très bon médecin. Parfois, je me dis que je n’aurais pas dû reprendre sa clientèle. Je ne fais pas le poids. D’abord, j’ai mis trop de temps à me décider. Le cabinet médical est resté fermé six mois, les gens sont allés voir ailleurs. De toute manière, il avait un tel charisme qu’il était difficile de s’imposer après lui. Les premières semaines, je ne voyais presque personne. Les gens ne savaient pas que j’avais pris sa suite. Je n’ai pas voulu m’installer dans le même local que lui, je n’ai pas voulu copier ses habitudes de travail, je n’ai pas voulu racheter sa maison. Ils ne me le pardonnent pas.

- Vous croyez que ça peut avoir de l’importance ?
- Bien sûr que oui. Je l’ai remplacé. Ils pensaient que je ferais comme lui. Pour moi, il n’en était pas question. D’ailleurs, je ne voulais pas m’installer. J’avais bien trop peur d’avoir à fermer d’un jour à l’autre...
Bruno la regarde. Elle ne relève pas. Elle ne dit rien. Il se demande pourquoi.

* * * * *

- Regardez-moi ça ! dit-il en donnant un revers de main dégoûté sur le Journal Littéraire. Encore un imbécile qui n’a pas fait son boulot. Il raconte que Marcoeur est un type qui n’a jamais travaillé de sa vie, qu’il a passé son temps au crochet des femmes et que son oeuvre prétendue n’a d’intérêt que parce que Cinoche s’y intéresse. Il n’y connaît rien, ce con !
- De quoi s’agit-il ? - demande ironiquement Pauline. Du fameux livre autour duquel vous piétiniez, samedi, dans la librairie, sans oser l’acheter ?

Bruno se revoit devant la table de nouveautés, tournant et retournant le volume encadré par plusieurs piles d’ouvrages de Cinoche. Il se revoit le reposer, aller traîner du côté des romans policiers, les examiner sans conviction, revenir vers la table, le reprendre, regarder à l’intérieur, détailler la table des matières, la liste des collaborateurs, le reposer en constatant que Cinoche n’y figurait pas « et trois ou quatre entretiens "exclusifs" de quelques pages n’y changeront pas grand-chose... Ça pue l’escroquerie, ce truc-là... »

Pauline avait pris le livre à son tour et le regardait attentivement. Elle lut deux pages de l’introduction et finit par dire :
- Vous avez tort. Je suis sûre qu’il est fait pour vous, ce livre... Et ils en annoncent un autre pour très bientôt...
- Pensez-vous ! Encore une de ces anthologies de dithyrambes autour d’un écrivain que personne n’a lu. Tout le monde s’en fout. Les jeunes écrivains n’ont pas de lecteurs, mais les vieux schnocks qui ont écrit trois malheureux bouquins en trente ans capitalisent toute l’intelligentsia critique autour d’eux. Ça me fout en pétard ! D’ailleurs, je suis fauché ! Pensez qu’un bouquin comme celui-ci coûte plus cher qu’une consultation ! Regardez-moi tous ces livres ? Combien y en a-t-il qui valent le prix du papier avec lequel on les a imprimés ? Combien y a-t-il d’écrivains véritables là-dedans ? Regardez-moi ces couvertures, toutes plus bariolées, plus putassières les unes que les autres, et les quatrièmes à la mord-moi-le-noeud qui clament qu’on a affaire à un-des-écrivains-les-plus-importants-du-moment. Ils le sont tous ! J’aimerais bien qu’une fois de temps en temps on publie les livres d’écrivains qui n’ont aucune importance et que personne n’intéresse, ça changerait !

Pauline prit le bras de son homme de mauvaise foi et l’entraîna hors de la librairie.
- Qu’est-ce que vous faites ?
- Si c’est pour vous mettre dans un état pareil, ce n’est pas la peine de rester.
- Mais je n’avais pas tout regardé !
- Vous n’aviez pas tout dit non plus, et vous parliez tellement fort que la boutique entière vous écoutait. Gardez vos colères pour moi seule, voulez-vous ?
- Pourquoi ? Vous êtes jalouse ? ricana-t-il, aigre et honteux.
- Ne me dites pas que vous ne le saviez pas !

Elle le fit brusquement entrer dans un magasin minuscule et sombre. Sur un comptoir sans âge, des ramettes de papier, des piles de cahiers, d’enveloppes et d’agendas encadraient une caisse enregistreuse en fonte.
- Je voudrais trois ramettes de cinq cent feuilles, s’il vous plaît, une douzaine de feutres rouges à pointe nylon, des cartouches d’encre bleue pour un Whilhelmina, six crayons HB à gomme, cinq flacons de correcteur. Avez vous des rubans d’imprimante ? Oui, alors trois rubans pour une CarsonKit 777 et...

Elle se tourna vers Bruno
- Voyez-vous autre chose ?
- Vous préparez un siège ? demanda-t-il éberlué.
- Non, je prépare un emmerdeur à se mettre au travail. Tenez-moi ça pendant que je paie.
Elle lui tendit un sac en papier. Machinalement, Bruno l’ouvrit et en sortit le gros livre qui venait de réveiller sa colère infantile.
- Vous l’avez acheté ? Quand ?
- Pendant que vous vitupériez après le monde littéraire et éditorial. Il y a des moments où vous ne voyez plus rien ni personne.

* * * * *

Bruno repose le livre et lève les yeux. Assise sur le canapé, Pauline le regarde.
- Il vous ennuie ? demande-t-elle.
- Vous plaisantez ! C’est passionnant. C’est prodigieux. C’est... (Il lève les bras au ciel et les laisse retomber lourdement) c’est complètement décourageant...
- Alors j’ai eu tort.
Elle se lève et tente de lui arracher le volume. Il le serre contre lui, s’enfonce dans le fauteuil.
- Laissez-le moi ! Je veux boire le calice jusqu’à la lie. Je veux voir jusqu’à quel point je ne suis bon à rien, rien qu’à grommeler contre des gens qui n’ont à mes yeux que le tort d’avoir produit quelque chose, eux, virgule, au moins, point.

- Parce que vous, vous n’avez jamais rien produit ?
- Non, rien.
- Tous vos cahiers, les deux douzaines de nouvelles, le manuscrit, tout ça ce n’est rien ?
- Rien ! Ça n’existe pas. Ça n’existe pas tant que personne d’autre que vous et moi ne le lit. Ça n’existe pas tant que ça n’est pas imprimé et qu’un inconnu ne risque pas son pognon et son temps dessus. Enfin, je ne devrais pas dire ça, maintenant que je connais Marcoeur...
- Ah... C’est l’exception qui confirme la règle, alors ?
- Ouais, mais quelle exception. Quelle force. Quel courage.
- Quelle folie ! ajoute doucement Pauline. Ecrire sans vivre, quelle folie...

- Mais ce gars-là vit ! Il vit pleinement, il vit si intensément dans son écriture que son écriture commande sa vie.
- Vous me pardonnerez l’expression, mais je n’aimerais pas vivre avec un type qui ne fait peut-être pas la différence entre son sexe et un stylo et risquerait de me prendre pour une feuille de papier...
- Mais non, je vous assure, il n’est pas comme ça, il ne peut pas être comme ça, d’ailleurs... d’ailleurs je sais qui c’est !
- Comment ça ? Je croyais qu’on ne disait rien de lui dans le livre.

- C’est vrai, mais je le connais. Enfin, je l’ai connu. Quand je faisais médecine, je vivais dans un foyer d’étudiants au même étage qu’un type très brillant, qui possédait une mémoire fabuleuse et lisait comme un fou : pendant ses études, il a écrit un traité de sémiologie extraordinaire, un livre qui recensait tous les signes cliniques connus, et les présentait de manière révolutionnaire, dans un manuel très facile d’accès, composé selon un ordre inédit, parfaitement didactique. Il me l’a montré, j’étais époustouflé : quand on lisait son chapitre une fois, tout restait gravé de manière indélébile. En plus, il s’était fait aider par un copain pour les illustrations. Un dessinateur formidable. Il est allé présenter son bouquin à deux ou trois de ses professeurs qui ont été fort impressionnés - au point que l’un d’entre eux a même failli le lui voler pour le publier sous son nom ! Mais il avait pris ses précautions : un éditeur lui avait déjà fait signer un contrat.

Il a reçu un prix de thèse pour ça et un jour on lui a proposé de partir aux Etats Unis, avec un contrat mirifique, pour travailler à la rédaction de livres de médecine à la clinique Mayo, dans le Minnesota - c’est un grand centre privé de recherche médicale au Middle-West. Or, au moment de partir, il a disparu de la circulation. En fait, il n’a pas disparu du tout. Il n’a simplement pas pris l’avion. Je le connaissais assez bien, c’était un garçon très seul, très peu sûr de lui malgré tout son savoir, comme j’étais plus âgé que lui, il venait me parler de ses projets, de ses hésitations, et je l’ai vu la veille de son départ.

Il a débarqué chez moi à une heure du matin. Il était désespéré : il venait d’apprendre que son meilleur ami venait de mourir. Quelques années avant, l’été qui a précédé son entrée en médecine, ils avaient fait les zouaves ensemble sur une falaise, en Bretagne, et ils étaient tombés. Lui, Olivier - il s’appelait Olivier - s’en est tiré avec un bras cassé, mais son copain a été ramassé avec une fracture du crâne, et il est resté dans le coma. Pendant huit ans. Il était hospitalisé à Tourmens, et tous les jours, Olivier allait le voir, ne serait-ce que cinq minutes. S’il ne pouvait pas, il téléphonait pour demander des nouvelles. Je me souviens que nous avons descendu ensemble la Tourmente en canoë un été. Tous les soirs c’était la corrida pour trouver une cabine téléphonique : il fallait qu’il appelle.

Il servait aussi d’intermédiaire entre les médecins et les parents de son copain... Un jour, il m’a confié qu’il faisait médecine pour le sauver, il est même allé faire des stages dans le service où il se trouvait. Son bouquin, le traité de sémiologie, es né de la constatation affreuse qu’il ne pouvait plus communiquer avec son ami... Quand on lui a proposé de partir en Amérique, il a terriblement souffert à l’idée de l’abandonner, mais tous, nous lui avons dit que s’il voulait un jour découvrir un moyen de le guérir, c’est en Amérique qu’il le trouverait... Evidemment, ça n’était pas vrai... Parce qu’il est très rare qu’une personne qui reste si longtemps dans le coma récupère sans séquelles... Ça arrive, mais c’est très rare.

Enfin, la veille de son départ, il débarque et m’annonce que son ami vient de mourir. Il avait décidé de ne plus partir. Il se sentait responsable de la mort de... Oh ! c’est pénible, je ne parviens pas à me rappeler son nom, il m’en a pourtant parlé pendant des heures... Enfin, il s’est mis à pleuré et a dit : « Il n’a pas supporté que je m’en aille. »
- Mais son ami ne le savait pas !

- Eh bien si. En tout cas, Olivier en était persuadé. Voyez-vous, on pense que les comateux entendent, même au plus profond de leur isolement sensoriel. Une fois par semaine, Olivier passait une heure entière avec lui pour lui parler. Il lui racontait ce qui se passait, en ville, dans le monde, il lui donnait des nouvelles des gens qu’il connaissait, tout ce qui lui venait à l’esprit, tout ce dont ils auraient parlé si l’autre n’avait pas été dans le coma. Il se disait que si... Marcoeur..., Marc... coeur ! Bon dieu mais c’est bien sûr ! dit Bruno en bondissant de son fauteuil.

Pauline sursaute. Bruno se met à arpenter la pièce de long en large, il parle en faisant de grands gestes, comme hier dans la librairie.
- Excusez-moi, je viens de réaliser... Ça colle, vous comprenez ? Ça colle parfaitement : je cherchais à me rappeler son nom, je me disais ça n’est pas possible que je l’aie oublié, et je n’arrêtais pas de penser Marcoeur en me disant ça n’a rien à voir mais justement, si ! Oui, je vois que vous avez du mal à me suivre, mais je voudrais d’abord finir mon histoire avant de vous expliquer...

Où est-ce que j’en étais ? Ah oui : il allait lui parler. Il lui racontait la semaine écoulée. Tout, les conflits internationaux, les vaisseaux dans l’espace, les typhons, les épidémies, les découvertes scientifiques, les films qu’il avait vus, les livres qu’il avait lus, les élections, les travaux de détournement de l’autoroute, les magouilles financières, les mariages, les décès, les naissances, tout ! Il voulait qu’il ne soit pas trop perturbé au réveil. Et surtout, il lui disait quel jour on était, il lui disait l’heure en arrivant et en repartant, le temps qu’il faisait dehors, il précisait toujours le moment où il reviendrait le voir, quel jour il serait absent. Quand il ne faisait que téléphoner, il avait obtenu des infirmières qu’elles aillent lui dire : « Olivier a téléphoné ».

A l’époque, où il était externe dans le service où son ami était hospitalisé, il allait le voir toutes les heures, pour que le rythme s’imprime dans sa tête. Vous imaginez ? Il m’a emmené une fois avec lui, je l’ai vu lui parler, c’est merveilleux ce qu’il était doux et tendre avec lui, il s’asseyait près du lit, posait la main sur son front, se penchait tout près et lui parlait comme à vous ou à moi, je l’entends encore, il lui disait « Salut mon grand » - il était plus vieux qu’Olivier, un an ou deux je crois -, ou encore « Hello Stan, c’est Ollie » avec l’accent, ou encore, oui, je le revois le dire, « Salut Big Marc » !

Il regarde Pauline.
- Vous comprenez à présent ? Il s’appelait Marc Hart. Hart, enfin h-e-a-r-t, en anglais, c’est le coeur : il s’appelait Marc Coeur ! Alors ce Marcoeur, c’est Olivier, c’est forcément lui, il s’est choisi son pseudo en l’honneur de son ami mort...

Tout excité, il ouvre un tiroir à la recherche de l’annuaire.
- Je sais comment je peux le joindre, sa mère habite à Tourmens, je vais l’appeler, elle sait sûrement où il habite.
Il feuillette l’annuaire, se précipite sur le téléphone.
Pauline s’approche de lui, pose sa main sur son épaule.
Bruno se retourne, soupire, repose le combiné.
- Je m’excite, hein ?
- Un peu...
- Il vaut peut-être mieux que je lui foute la paix, hein ?
- Peut-être. Je ne sais pas. D’abord, vous n’êtes pas sûr. Ce nom, ce pseudonyme, ça n’est pas une preuve. Vous en savez trop peu. Et si c’est vraiment lui, il n’a peut-être pas envie qu’on le reconnaisse, d’après ce que vous m’avez dit. Si ça n’est pas lui, vous risquez d’être terriblement déçu. Mais peut-être qu’il faut que vous tentiez tout de même votre chance...

Bruno retraverse la salle, se plante mains dans les poches, devant la fenêtre. Au bout de longues minutes, il finit par se rasseoir dans son fauteuil, le profond fauteuil qui accueille ses heures de lecture. Il ramasse Les Cahiers Marcoeur sur la table basse, se cale contre le dossier et, sans un mot, replonge dans le livre.
Assise dans le canapé, Pauline voit qu’il en a déjà dévoré les quatre cinquièmes.

* * * * *

Dimanche 20 février. Je me rappelle une journée de garde à l’accueil, un jour de grande affluence. J’ai reçu une jeune femme blond fatigué (ses cheveux) maigre (son corps) blanche et douce (ses seins), triste (ses yeux), ferme pourtant (sa voix) qui, dans un café, avait fait un malaise. Elle n’avait pas mangé depuis douze heures (elle travaillait de nuit).

Je me rappelle le désir que j’avais de l’interroger, de la faire hospitaliser dans le service où j’étais interne, moins pour la "soigner" que pour parler avec elle... J’étais tout à fait sûr qu’elle n’était pas malade. Je lui ai dit, une boule dans la gorge : Vous devriez rentrer chez vous. Elle a hoché la tête. Le cafetier avait appelé les pompiers mais elle n’avait rien demandé à personne, elle avait seulement voulu s’allonger sur la banquette parce que ça tournait. Je suis allé trouver la patronne de l’accueil pour qu’on la laisse repartir chez elle sans difficulté.

Les médecins ne savent pas lâcher ceux qui leur tombent entre les mains. Ils les trouvent toujours suspects. Ils ont la trouille qu’il leur arrive quelque chose. Ils oublient que la vie ne s’arrête pas sous prétexte qu’on rentre à l’hôpital. Je suis retourné la voir, lui dire qu’elle pouvait rentrer, et elle avait remis sa robe, une robe bleue à oiseaux. Je lui ouvrais la cage. J’ai souri, ça avait un goût amer. J’ai haï ce pouvoir que l’on nous donne de faire pression sur une personne, de la retenir au lieu de la laisser s’en aller. Je la trouvais belle.

* * * * *

- J’aimerais pouvoir écrire des histoires qui se passeraient dans le corps, celle d’un grain de poussière ballotté par la soufflerie des poumons, d’un globule rouge itinérant amoureux d’un globule blanc collé à la paroi d’une artère et qui ne parvient jamais à le rejoindre, la descente aux enfers d’un noyau de pruneau dans l’intestin...
- Le trajet de l’ovule dans la trompe ?
- Oui, ou des spermatozoïdes dans la verge, comme dans Everything you always wanted to know about sex de Woody Allen. Représenter une fonction du corps quand on peut lui superposer un schéma anthropomorphique, ce n’est pas très difficile, mais comment produire un texte de fiction à partir des sécrétions des surrénales ou de l’hypophyse ? des stimulations lumineuses sur la rétine ? de la fabrication de l’insuline dans le pancréas ? du va-et-vient des fibres musculaires dans le biceps ou de la transformation d’une cellule du derme en cellule de l’épiderme ? C’est infaisable. Personne n’est capable d’écrire ça.
- Pas même Marcoeur ? demande Pauline.

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