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"Les Cahiers Marcoeur", 26e épisode
Article du 20 juillet 2004

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LE DOSSIER VERT, 10

UNE GENESE OBSCURE

par Peter L. Yuth

« Il n’y a pas de texte définitif », aiment à dire les généticiens, reprenant une idée de Paul Valéry, pour qui l’acte de production était plus intéressant que le produit. Que se passe-t-il quand un écrivain décide de tirer des conséquences pratiques de ce postulat ? Il y a plusieurs degrés possibles dans un processus de dissolution de l’"oeuvre". Premier degré : comme Valéry, on fait des poèmes et on les publie, pour se donner l’occasion d’observer, en privé, les mécanismes mentaux et verbaux que leur écriture a mis au travail.

Deuxième degré : comme Ponge, on fait des poèmes et on les publie, quitte ensuite à les republier accompagnés de toute leur "fabrique", brouillant la distinction entre texte et avant-texte, créant un nouveau genre de texte stratifié, feuilleté "dans tous ses états".

Le troisième degré, Cinoche le met en évidence en franchissant un pas semble-t-il décisif lors de la conception de Fugues sur places. Le pas est très curieux, et paradoxal, puisque le dispositif des Fugues [1] est construit pour observer l’évolution... non pas du "travail de l’écriture", mais d’une écriture sans travail ! Du coup, c’est apparemment l’objet même des études génétiques qui disparaît ! Le dispositif d’observation construit par Cinoche élimine comme élément perturbateur, parasite, ce qui est en général l’élément observé. Il s’ingénie à paralyser le travail littéraire pour se mettre en mesure de percevoir, dit-il, le vieillissement de l’écriture... L’écriture est assimilée au corps naturel, promis à une fatale évolution. Cinoche est comme un athlète qui enregistrerait ses parcours avec minutie, en s’abstenant de tout entraînement pour ne pas fausser l’observation.

Quatrième degré enfin, proprement inimaginable au moment où Cinoche publie Fugues sur places : Marcoeur écrit pour montrer que l’écriture, pulsion continue dans la vie de l’écrivain, mouvement indissociable du corps écrivant, n’existe pas, purement et simplement ; seule la lecture donne vie au texte, elle est le véritable acte de jouissance ; pour que cette jouissance se manifeste il faut donc que l’écrivain ne soit plus présent ; le lecteur, double agissant de l’écrivain, ne doit sa jouissance qu’à lui seul.

Contrairement à Cinoche qui, après révision, publie ses avant-textes et le texte corrigé de Fugues sur place en une double édition imprimée tête-bêche, Les Cahiers Marcoeur sont exempts de tout projet de "relecture", que celle-ci soit immédiate ou repoussée à plus tard. Pour Marcoeur, en effet, non seulement il n’y a pas de texte "définitif" mais, malgré l’immensité de sa production, on est tenté de dire que sous les doigts de l’écrivain il n’y a pas de texte du tout.

Ici, le texte n’existe que par, pour et dans l’instant où il sera (est) lu. Ce qui se passe avant et après n’a pas grand intérêt. Il ne s’agit nullement d’une écriture aléatoire, puisque chaque texte, indissolublement lié à ses supports et aux choses de la vie, vise un objet bien précis. Il ne s’agit pas d’une écriture fétichisée, comme peut l’être celle de Cinoche dans les enveloppes scellées remises à son notaire, mais d’un processus physiologique. Aux yeux de Marcoeur, écrire et lire se confondent en un même mouvement : l’écrivain ne lit pas le texte qu’il écrit, il écrit son texte sans le lire. Pour se pénétrer de l’ ?uvre marcoeurienne, le lecteur potentiel doit emprunter la démarche inverse, c’est à dire lire les textes comme s’il était lui-même en train de les écrire.

On conçoit que pareil processus (Marcoeur le nomme Lecriture) exclue toute distance critique de la part d’un oeil étranger. De même que Marcoeur vise à ne plus distinguer le geste d’écriture de la vie qui l’héberge, le lecteur doit s’introduire dans le texte jusqu’à croire que ce sont ses yeux qui créent le texte sur la page imprimée.

[...]

Devant pareil matériau, qui n’a même pas statut d’écriture puisque tout ce qui lui donne ce statut - publication, diffusion, commentaire, étude - est exclu a priori, le travail du généticien se retrouve réduit à néant. Finie, la recherche épuisante de l’expression initiale ! Mais alors, dira-t-on, quel intérêt ? C’est que le "travail littéraire" n’est pas placé là où on l’attend d’habitude. Il ne se trouve pas dans l’élaboration stylistique. Il est dans le dispositif d’ensemble qui prend le lecteur potentiel au piège. Il est dans le montage.

Rien de moins fortuit, en effet, que l’ordre apparent des textes dans les Cahiers Marcoeur, qui représente à ce jour la forme la plus aboutie d’autofiction citationnelle. Chaque texte contient une référence implicite ou explicite (titre, nom de personnage, évènement, etc.) à un autre texte, lequel le précède ou le suit, mais pas toujours. Qui plus est, si chaque Cahier est lisible seul, l’ensemble des Cahiers Marcoeur est irréductible à ses fragments. Seule la lecture en continu de l’intégralité des textes donne à l’oeuvre de Marcoeur son plein sens. On voit la difficulté : Marcoeur confond sa vie avec l’écriture. S’il est vrai que "la lecture d’un autre contracte la durée de l’écriture au point de la réduire à sa plus simple expression [2] ", le lecteur, qu’il soit simple chaland, aficionado compulsif ou généticien ne peut quant à lui donner moins que sa vie à Lecriture.

[...]

Située depuis de nombreuses années chez Laetitia Delorme, que nous remercions pour sa précieuse collaboration, la bibliothèque de Marcoeur recelait des découvertes tout à fait extraordinaires. En effet Marcoeur rangeait côte à côte livres et cahiers achevés sur place. Chacun des cahiers de sa période II (voir Chronologie) est associé à un ou plusieurs livres dévorés durant la même époque. Bien évidemment, les relations entre l’écriture de Marcoeur et ses lectures sont souvent explicites, ne serait-ce que sous forme de citations ou d’extraits assez longs retranscrits sur les pages de ses cahiers, voire la reprise ou l’expansion d’un chapitre donné du livre d’un autre.

Mais la lecture des autres a modelé la nature profonde de son projet : de même que la mémoire est faite de souvenirs fluctuants, incontrôlables, et pourtant organisés pour guider la pensée, Marcoeur résolut très tôt d’écrire un long texte fait de fragments lisibles de manière autonome, dans n’importe quel ordre, et dont la lecture ferait toujours sens, - sous réserve qu’elle soit ininterrompue.

[...]

Le dépouillement et le décryptage de certains textes présentent un grand nombre de difficultés. Le recensement des Cahiers et des titres cités à l’intérieur même des multiples textes n’est pas encore achevé, mais il a d’abord semblé que les Cahiers contenaient plus de titres que de textes. Plus tard, l’impression fut qu’il y avait plus de textes que de titres. Il est évident aujourd’hui que le sous-ensemble "titres" et le sous-ensemble "textes" ne se recouvrent pas. Nous avons déjà dit que chaque Cahier porte souvent deux titres. Par ailleurs, il existe toujours - par définition - un texte pour chaque cahier mais pas forcément un cahier pour chaque texte.

Il existe aussi des supports sans texte, simplement accumulés (les cahiers vides de la bibliothèque, par exemple) recensés néanmoins par Marcoeur sous un titre "prospectif" en tant que Cahier-à-venir (Cf. l’index des supports acquis au cours des années 1978 à 1991). Au point qu’il paraît légitime de se demander, même en tenant compte des interruptions observées dans l’oeuvre, si tout support d’écriture existant actuellement en ce monde ne doit pas être considéré comme un Cahier Marcoeur en puissance. [...]

LES MICRO-CASSETTES, 4

Une voix : « Ça tourne. »
Voix de Jérôme Cinoche : « Peter Yuth, vous êtes attelé depuis de longs mois à l’étude de l’ ?uvre de Marcoeur, pouvez-vous nous dire ce que sont ces fameux Cahiers ? Un Journal ? Une autobiographie ?
P.L.Y. : Il est difficile de répondre en un mot. Mais si on devait le faire, je dirais que c’est... de l’écriture.
J.C. : Mais à voir l’importance de la production de cet homme, on peut dire que l’écriture, c’est sa vie !

P.L.Y. : On peut effectivement dire ça. Les Cahiers nous apprennent très précisément ce qui s’est produit, du moins, la manière dont Marcoeur l’a perçu et transcrit. Il commence à écrire très tôt. Dans ses premiers cahiers d’écolier, il continue les phrases d’exercice par d’autres phrases, invente des histoires à partir de presque rien, et son instituteur est obligé de l’arrêter. A l’époque, il n’est pas du tout question de surdoués ou d’enfants prodiges, et d’ailleurs le petit Raphaël n’est pas considéré comme tel par sa famille. Il est très aimé, ce n’est pas douteux, mais son activité passe tout au plus pour un jeu, une variante de l’hyperactivité graphique de tous les enfants de cet âge. Beaucoup d’enfants dessinent sans arrêt. Le petit Raphaël, lui, trace des lettres, des mots, des phrases, bref il écrit, et ça ne semble inquiéter personne.

J.C. : Sait- on ce qui le pousse à écrire ? Est-ce son histoire familiale ?
P.L.Y. : Ici encore il est difficile de répondre, car nous savons peu de chose sur la famille de Marcoeur, hormis le fait s’elle disparaît assez tôt dans des circonstances dramatiques, lorsque Raphaël a sept ans ; il vit alors chez une des cousines de sa mère. Ses parents sont en voyage d’agrément, leur avion s’écrase. Ironie du sort : son père était pilote de ligne, sa mère hôtesse de l’air ; ils travaillaient ensemble, mais ne parvenaient jamais à prendre leurs congés en même temps. Pour la première fois, ils partaient tous les deux en vacances avec leur fils aîné, un garçon de treize ans. On apprend bientôt que l’avion a disparu au-dessus d’une chaîne de montagnes, dans l’Himalaya ou au-dessus du Tibet, on ne sait pas très bien.

La cousine dit à Raphaël que l’avion a disparu. Ses parents n’ont donc jamais eu de funérailles. Ils n’ont pas de tombe, il n’y a pas de lieu où il puisse aller se recueillir. Un jour, à la question agaçée de sa compagne, qui en a plus qu’assez de le voir écrire sans arrêt, y compris pendant les moments d’intimité, et lui demande ce qu’est le monde pour lui, il répond : « Le monde est un cimetière. » Impossible de ne pas rapprocher cette réponse de sa biographie.

Mais le "pourquoi" de l’écriture ne peut se réduire à la seule biographie. Ou alors, tous les écrivains dont la vie s’est déroulée sans histoire n’auraient jamais écrit. Dans l’enfance, Raphaël ne fait pas qu’écrire, il lit aussi. Enormément. Sa bibliothèque est là pour le montrer. La cousine qui l’élève l’inscrit à la "Bibliothèque pour Tous" de Tourmens, qui allait plus tard s’intégrer au complexe multimédia de la Thèque. Raphaël emprunte des livres illustrés et, parce qu’il tient à en garder la trace, en recopie parfois des extraits dans ses cahiers, décrit les illustrations, note ses sentiments.

J.C. : Jusqu’ici, rien d’exceptionnel, beaucoup d’adolescents font ça !
P.L.Y. : Vous avez parfaitement raison, mais Marcoeur, lui, commence à sept ans. Sa cousine lui achète constamment des cahiers. Il finit par avoir un compte spécial à la librairie-papeterie de la Place des Chasses - qui n’existe plus, elle occupait une partie de l’emplacement actuel de la policlinique Métallier, si vous voyez... (*)
J.C. : Oh ! là, oui, trop bien, hélas...
P.L.Y. : Oh, oui, excusez-moi, j’oubliais...
J.C. : Je vous en prie, continuez...

P.L.Y. : Pour simplifier, disons que Marcoeur écrit sans interruption parce qu’il ne peut pas faire autrement mais - chose très importante -, il ne sait pas pourquoi il écrit. Aucune des grandes explications théoriques ne semble le concerner. Vous pouvez imaginer les problèmes que cela pose. On pourrait théoriquement exercer sur ces textes une lecture analytique. Les Cahiers sont d’ailleurs truffés de tentatives d’interprétation effectuées par Marcoeur lui-même, mais elles ne mènent nulle part : le matériau est bien trop volumineux pour être appréhendé par un auteur qui, en outre, ne se relit pas !

Cela dit, les Cahiers ne sont pas, à proprement parler, autobiographiques. Tout y est transposé. On peut cependant, connaissant certains éléments biographiques, en les recoupant avec les témoignages de Laetitia Desormes ou de Bernard Gutyer, en retrouver la trace dans les Cahiers. De toute manière, c’est en lisant Marcoeur que nous pouvons reconstituer son cheminement. Les Cahiers traitent de la vie de Marcoeur, bien sûr, mais sous une forme détournée, presque romanesque. Il y est beaucoup question de ses difficultés et de ses interrogations face à l’écriture. On ne tente pas une expérience comme celle-là impunément.

Voici un homme qui ne s’exclut pas, tels Kafka ou Flaubert choisissant l’écriture contre la vie, ou Rimbaud choisissant l’aventure contre l’écriture. Marcoeur revendique de ne pas choisir, justement, d’aller au bout du désir de vivre ET d’écrire, simultanément. Il ne le fait pas comme la plupart des écrivains "officiels", qui cultivent une vie mondaine, parallèlement, voire à la place de leur écriture, et traitent l’écriture comme le faire-valoir clinquant d’une vie insipide. Marcoeur vit comme tout le monde, c’est à dire comme n’importe qui. Il ne fait pas autre chose que vivre, c’est à dire aller à son travail, manger, boire et dormir. Et écrire.

J.C. : Malgré tout, il écrit pendant longtemps sur des cahiers qu’il range, et garde. Plus tard, il cesse de garder ses cahiers, plus tard encore il change totalement de supports...
P.L.Y. : Oui, on ne sait pas ce qui le fait basculer, mais on sait, par divers recoupements, qu’il se passe quelque chose en 1978, en décembre probablement. Il n’écrit pas pendant une semaine, pendant laquelle, d’ailleurs, on ne sait pas très bien ce qu’il fait. A l’époque, il est rédacteur à L’Idée, il ne s’entend pas très bien avec le Rédacteur en Chef qui est à l’époque Barbara Wire, cette femme qui assassina une partie de son équipe pendant une crise de folie

J.C. : Je me souviens...
P.L.Y : Donc, à ce moment-là, Marcoeur prend une semaine de vacances, mais on ne sait pas où. Quand il revient, il écrit toujours - il n’a probablement pas cessé de le faire - mais ne garde plus rien. Quelque chose s’est passé, dont il ne reste aucune trace, et dont il ne fera d’ailleurs jamais mention dans ses écrits ultérieurs.
J.C. : Une rencontre ?
P.L.Y. : On ne sait pas. Il n’en a rien dit à personne, Laetitia Desormes elle-même n’en sait rien. Ils se voient encore très souvent, mais il ne vit plus avec elle. Il n’a vraisemblablement pas d’autre femme dans sa vie à ce moment-là. Il ne fréquente pas grand monde, par la suite encore moins. On ne sait pas ce qui s’est passé, on sait seulement que ça s’est passé à ce moment-là.

J.C. : Il y a un instant, vous avez rappelé que Marcoeur travaillait. En dehors de son passage à l’Idée, quelles ont été ses activités ?
P.L.Y. : Il en a eu beaucoup. Rappelons qu’il fut étudiant en médecine pendant plusieurs années. Il assurait la nuit un poste d’aide-soignant pour payer ses études - c’était quelques mois avant sa rencontre avec Laetitia Desormes. Un jour, il décida d’interrompre ses études mais continua à travailler de nuit. Certains de ses proches prétendent qu’il a bien fait, d’autres qu’il aurait été un bon médecin. Il est difficile de trancher. On ne peut pas nier son réel intérêt pour la médecine.

Dans les Cahiers première période, de très nombreux écrits sont consacrés à la maladie. On y suit en filigrane l’évolution de Marcoeur face à la souffrance des autres. Un jour, en a-t-il assez de l’hôpital ou serait-ce qu’on le remercie ? - là aussi les versions diffèrent - quoi qu’il en soit, il change d’activité et devient chauffeur de taxi. Le véhicule est acquis en co-propriété avec une mère de famille qui veut garder du temps pour ses enfants et un homme d’une soixantaine d’années dont la femme est infirme. Une sorte d’arrangement à l’amiable.

Ils vivotent, mais ça leur suffit. Marcoeur remplace les deux autres quand ils veulent prendre quelques jours de vacances. Il ne voit pas d’inconvénient à rouler de nuit comme de jour. Il lit dans les embouteillages, il prend des notes sur ses genoux. Ça dure depuis deux ans, deux ans et demi, quand l’autre homme fait un infarctus aux commandes du taxi en ramenant sa femme de chez le spécialiste et prend sa place dans le fauteuil roulant tandis que ses deux co-propriétaires vont pointer au chômage. Marcoeur devient alors manutentionnaire à l’imprimerie de Mouvements.

C’est ainsi qu’il fait passer le Questionnaire dans le courrier des lecteurs : un soir, la claviste ne reçoit pas le texte du courrier à publier. Pendant qu’elle court les bureaux, il prend sa place et insère le Questionnaire en lieu et place du courrier manquant. Dès que la rédaction l’apprend, évidemment, il est remercié. Un simple manutentionnaire, taper un texte comme celui-là ? Cela paraît insupportable. Un des rédacteurs prend sa défense et note que Marcoeur a procédé en véritable professionnel, sans la moindre faute de frappe et dans le respect absolu de toutes les procédures de mise en page et de composition.

Pour bien réaliser de quoi il s’agit, rappelez-vous que cela se passe après que Mouvements s’est décentralisé. Les articles sont mis en page dans les rédactions locales et envoyés par comitex à l’ordinateur central de l’imprimerie régionale. Or, Marcoeur n’a pas de formation en ce domaine. Mais comme on peut le lire dans un des Cahiers de l’époque : Rien de ce qui sert à écrire ne me reste longtemps étranger. A noter qu’il a tout de même rédigé une première version de ce texte à la main dans le Cahier n°128 (Tissé Noir bandes rouges, 206 pages). Une des choses les plus remarquables concernant les expériences informatiques de Marcoeur est qu’il rédigeait presque toujours une version préliminaire à la main.

J.C. : Ce sont ces versions manuscrites qu’il enverra un jour à son ancien professeur de français, Pascal Torricelli ?
P.L.Y. : C’est cela, et c’est grâce à ce dernier - enfin, après de longues tractations - que nous pouvons véritablement proposer une édition quasi-complète de l’ ?uvre, car sans son concours bien des textes n’auraient pu être retrouvés... Toujours est-il, pour en revenir au Questionnaire, que la rédaction de Mouvements cherche à le réembaucher en se disant qu’ils ont peut-être trouvé là un bon élément. L’idéologie des origines (Un journal pour et par les lecteurs) avait de beaux restes au sein de la rédaction. La réponse de Marcoeur - d’après Bernard Gutyer - aurait été « D’accord, à condition d’avoir carte blanche ».

Ce qui lui fut évidemment refusé, probablement parce qu’on avait trop peur de le voir écrire n’importe quoi. A tort, car Marcoeur n’a jamais écrit "n’importe quoi". Cela dit, aujourd’hui, Mouvements se présente complaisamment comme le seul organe de presse ayant publié un original de Marcoeur, même si c’était parfaitement involontaire ! Pour en revenir à des aspects plus sérieux de l’oeuvre, nous savons aujourd’hui que le Questionnaire a frappé un grand nombre de lecteurs, puisque plusieurs collaborateurs de ce volume des Cahiers, pressentis par vos soins, ont immédiatement répondu « oui » en découvrant qu’il s’agissait de l’auteur du Questionnaire. Le texte était passé inaperçu de la critique, à cause de sa forme un peu particulière, à la fois confidentielle et extrêmement publique, mais il n’était pas passé inaperçu de tout le monde....

J.C. : Pouvez-vous nous parler un peu des relations de Marcoeur avec Laetitia Delormes ?
P.L.Y. : C’est un peu délicat, cela fait l’objet d’un long entretien que j’ai eu avec elle, et je pense qu’il vaut mieux inciter le lecteur à s’y reporter, puisqu’il doit paraître dans Mouvements à la fin de la semaine. Ou peut-être dans le supplément de dimanche.
J.C. : Nous pouvons tout de même dire que sa contribution a parfaitement sa place dans ce volume et qu’elle éclaire utilement certaines zones obscures du personnage...

P.L.Y. : Oui, nous devons à Laetitia Desormes beaucoup de renseignements fondamentaux sur la personne de Marcoeur et son oeuvre sans compter, bien entendu, la quasi-totalité des Cahiers première manière, jusqu’aux Cahiers Magnifiques, puisque Marcoeur les rangeait dans la bibliothèque. Il faisait comme beaucoup de diaristes : avant de commencer un nouveau cahier, il recouvrait le cahier achevé pour protéger la couverture et le rangeait dans ses étagères.

Un jour, Marcoeur s’enferme dans l’appartement de Laetitia Delorme et commence à composer ce qu’il nomme les Cahiers Magnifiques - lesquels le sont véritablement, on peut dès à présent le constater. (**) Laetitia Desorme (qu’il appelle très tôt "La&titia", puis simplement "&") prend une part très active dans les milieux culturels tourmentais, bon nombre d’artistes se croisent dans son salon.

L’activité de son compagnon ne passe évidemment pas inaperçue, et Marcoeur est rapidement considéré comme une sorte d’artisan, d’artiste-écrivain, au point de faire l’objet d’une sorte de culte un peu snob. Très vite, ses Cahiers Magnifiques partent comme des petits pains et, s’il ne fait pas fortune, c’est qu’il refuse de les vendre ! Son public s’agrandit, ce qui le surprend beaucoup. Mais c’est un être de passion et d’amitié. Lorsque un individu lui est sympathique, il compose un Cahier et le lui offre. Si, au contraire, on a la malchance de lui déplaire, il compose également un Cahier, au vitriol celui-là, qu’il offre à sa victime.

J.C. : Ces Cahiers Négatifs sont d’ailleurs des plus passionnants, mais il est très difficile de les consulter, leurs récipiendaires ne tiennent pas spécialement à les rendre publics !
P.L.Y. : Nous en avons tout de même retrouvé un certain nombre... Beaucoup d’individus se croisent chez Laetitia Delorme, d’où la très grande activité de Marcoeur à cette époque. Nous avons calculé qu’au plus fort de cette période, il pouvait aller jusqu’à concevoir, rédiger et réaliser un Cahier Magnifique par jour, ce qui est proprement fabuleux, quand on connaît la modestie de ses moyens techniques à ce moment-là : stylos, papier, carton, colle, ciseaux et agrafes !

Malheureusement, la période des Cahiers Magnifiques ne dure pas. Au grand regret de Laetitia Desorme, d’ailleurs. Marcoeur veut passer à autre chose... Il se sent plus étouffé que stimulé par la popularité qu’il a fait naître involontairement. Dans son désir d’écriture, il y a aussi un désir de secret. Comme il l’écrit très justement, le lieu le plus secret où l’on puisse vivre et écrire au vu et au su de tout le monde, dans l’indifférence et l’anonymat, c’est la rue. Un beau matin, sans crier gare ! il sort de l’appartement et n’y revient plus. (***) Il louera peu après un studio au rez-de-chaussée du même immeuble, y installera un lit, une chaise, une table pour pouvoir écrire la nuit. C’est le début de sa dernière période d’écriture, la plus féconde. Celle des Supports Extraordinaires et, peu de temps après, celle du Manuscrit C.H.E.K.

J.C. : Oui... Pouvez-vous nous dire comment il travaillait l’écriture ?
P.L.Y. : Cela aussi, il le décrit très bien, très tôt dans son oeuvre. Lorsqu’une idée surgissait, le seul moyen de la retenir était de la noter ou de la développer. Mais le temps de trouver l’endroit où poser le cahier, elle était déjà enfuie, envolée. Même l’usage d’un enregistreur de poche n’y pouvait rien. Seule solution : rester sans arrêt le stylo à la main. Et parce que les idées ne naissent pas de rien, surgissent du flot de la vie, c’est au fil d’un mouvement d’écriture ininterrompu que les idées s’inscrivent dès leur naissance.
(long silence)
(Une voix ) : Ça devrait suffire, pour le moment.

* * * * *

(*) La Policlinique Métallier est une institution privée, installée dans un superbe bâtiment de six étages, spécialisée dans la recherche immunogénétique et la chirurgie de pointe des cancers. Venu rendre visite à un ami qui végétait dans son coma, RM y passa une nuit, enfermé au bloc opératoire pendant la décontamination par rayons ionisants. On ne sait pas quelles furent les conséquences pour sa santé, mais au matin, murs plafond et plancher étaient entièrement recouverts d’un texte au crayon indélébile. On dut le repeindre entièrement. La direction de la Policlinique voulait attaquer RM en justice, mais quand un conseiller juridique suggéra que RM pourrait lui aussi demander réparation, elle préféra renoncer. Le titre officiel de ce Cahier est Bloqué ! (dans d’autres pages, Marcoeur le nomme Radié sans anesthésie ! ). Il en existe une version photographique, effectuée par l’huissier commis sur les lieux. Il semble que le directeur actuel, le Pr Dumontet-Szlackmann, envisage d’exposer cette oeuvre en la reconstituant grandeur nature dans une salle opératoire factice.

(**) Les Cahiers Magnifiques feront l’objet d’une exposition à la Multithèque de Tourmens du 22 février au 6 mars prochains. 384 pièces exceptionnelles seront exposées avec, outre de nombreux exemplaires des Cahiers Magnifiques, une trentaine de reconstitution au format des Supports Extraordinaires les plus spectaculaires, plusieurs conférences-lectures organisées par Jérôme Cinoche et Peter L. Yuth, et le catalogue de tous les outils d’écriture (identifiés) qu’utilisa Marcoeur au cours de ses vingt-huit années de pratique.

(***) Ce départ a laissé des traces : un Cahier intitulé Leaving for room, dédié - on le conçoit - à son égérie et compagne de l’époque, qu’il ne nous a pas été encore permis de consulter.


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[1Très précisément décrit par Ramón Baretto dans son article "Contrepoints", in Revue de Technique Littéraire, 1981, n° 12, pp. 54 et suivantes.

[2Raphaël Marcoeur, entretien inédit avec Jérôme Cinoche, in Cahiers Raphaël Marcoeur, vol IX (sous presse).


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