|
Les médecins, les patients, et tout ce qui s’ensuit... >
Questions d’éthique >
Soigner n’est pas juger
par Martin Winckler
Article du 24 février 2006
Le mardi 7 février 2006, j’ai participé à une émission de France Culture, consacrée à l’affaire Alexis Goulette, ce garçon de 15 ans qui avait été « signalé » à la justice par un cancérologue et brièvement retiré à ses parents parce qu’il refusait de subir une auto-greffe.
Nous étions quatre présents sur le plateau de l’émission. L’avocat de la famille Goulette, un membre de l’association de patients qui les a soutenus, le Dr Nicole Delépine, la cancérologue parisienne par qui Alexis a choisi de se faire soigner, et moi. Pendant 90 minutes, nous avons retracé l’histoire de ce « désastre judiciaire a minima », non sans relations avec l’affaire d’Outreau. Le praticien qui avait déclenché la procédure n’était pas présent mais avait répondu aux questions de la productrice, et nous l’avons écouté s’exprimer longuement. Manifestement, sa conception du soin est aux antipodes de celle des personnes présentes et des patients qu’il avait... confiés à la justice.
Il n’est facile pour personne d’abdiquer tout jugement de valeur. La formation des médecins les forme et les pousse à prendre des décisions diagnostiques ou thérapeutiques et, par un glissement aussi insidieux qu’injustifié, à exclure peu à peu de toutes ces décisions le premier intéressé, de crainte qu’on leur reproche de ne pas assumer leurs responsabilités. Cette formation nous conduit aussi, trop souvent, à porter sur les patients des jugements à l’emporte-pièces.
Il est vrai que la confusion entre responsabilité et culpabilité est soigneusement entretenue au sein même de la profession par des interrogations à sens unique : si ce patient refuse de se soigner, suis-je un mauvais médecin. S’il meurt, suis-je en faute ?
Trop de praticiens, à mon humble avis, oublient les vérités élémentaires : l’individu qui leur fait face est certes en position de demande, de faiblesse, de dépendance. Mais il ne l’est pas en permanence, et il ne l’est que de manière relative. Qu’il soit malade ou en bonne santé, son libre arbitre n’est pas moins réel. Et s’il s’agit de prendre une décision qui met sa peau en jeu, il est tout aussi concerné par le choix d’une méthode thérapeutique que par celui de faire réparer ses freins, de skier sur des pistes sûres ou d’éviter de sortir son bateau en pleine tempête.
La différence réside dans le fait que, face à la maladie, le médecin affecte d’en savoir plus que le premier intéressé. Je dis bien « affecte », car c’est bien entendu une illusion. Aucun médecin ne peut dire à coup sûr si telle personne survivra ou succombera à la maladie grave qu’il vient de détecter.
Les médecins ne sont pas devins, et les évolutions surprenantes sont légion. Qui plus est, aucun médecin ne peut prétendre savoir à l’avance, mieux que le malade, ce qui sera bon pour lui. Tout traitement peut, du jour au lendemain, être interrompu par le premier intéressé. Toute décision peut, brusquement, être remise en cause. Parce que la vie c’est comme ça.
J’en suis persuadé, nous ne devrions pas repousser ou redouter une vérité essentielle : être médecin, ça ne consiste pas décider à la place des autres. Être médecin, c’est avant tout un partage, un échange réciproque. Non pas une relation d’aide, mais une relation d’entraide.
Le vrai soignant apprend tout des autres, il ne « donne » pas, il restitue. Il ne domine pas, il guide. Il n’éduque pas, il explique. Il n’ordonne pas, il accompagne. Il ne décide pas à la place du malade, mais soutient sa décision, une décision qu’il a éclairée de son mieux. Telle est son obligation morale. Telle est sa raison d’être.
Il y a quelques jours, j’ai accueilli un étudiant actuellement en stage à la maternité de l’hôpital. Il venait assister aux consultations de planification. En regardant le programme du jour, il a fait la grimace : pas de pose de stérilet ou d’implant contraceptif, pas de prescription de pilule. Les sept ou huit personnes inscrites portaient presque toutes à côté de leur nom les mots : « consultations de contrôle ».
Je lui ai dit que, très probablement, la matinée n’aurait rien d’une routine. Je ne me trompais pas, évidemment. Lorsque la dernière patiente est sortie, il a soupiré en disant : « Eh bien ! Je n’imaginais pas que ça pouvait être aussi dense... Des problèmes sociaux, des problèmes d’angoisse, des questions « techniques »... et des choses qui n’ont rien à voir avec la demande initiale. »
Je n’ai rien dit.
Il a continué : « C’est lourd, de répondre à tout ça, de tout décrypter. Ça demande de la patience et du temps. C’est compliqué... Si on ne saisit pas la perche qu’on nous tend, on peut parfaitement passer à côté de la demande véritable... Et on n’apprend pas la relation de soin en fac... »
Non, on n’apprend pas la relation de soin en fac.
Mais, si on le veut, on peut l’apprendre en face à face - à condition, bien sûr, d’avoir abandonné ses illusions de toute-puissance, et d’avoir mis ses jugements de valeur au placard.
Marc Zaffran/Martin Winckler
Ce texte a été écrit pour la Gazette des Rencontres médicales du Beaujolais. merci à Jean-Jacques Duval de me l’avoir demandé.
(MW)
Imprimer
|