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Qu’est-ce que l’Ou Li Po ?
Odyssée (France Inter), 12 Juin 2003
Article du 3 janvier 2006
On entend souvent dire des trucs comme : « Cet écrivain est membre de l’OuLiPo », ou bien : « Ah, celui-là, il aimerait bien faire partie de l’OuLiPo » ou encore, sur un ton très docte, dans les émissions littéraires : « Dites-moi, c’est très oulipien, ce roman »...
Bon, mais qu’est-ce que l’Ou Li Po (en trois syllabes) ? C’est l’Ouvroir de Litterature Potentielle, un atelier de poètes et de mathématiciens fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau.
Ces joyeux drilles constatent que la littérature s’appuie sur un certain nombre de contraintes : contraintes de vocabulaire ou de grammaire, contraintes de forme (les rimes, les alexandrins), contraintes de construction (les chapitres des romans, la règle des trois unités - de temps, de lieu, d’action - dans la tragédie, par exemple), etc.
Ces contraintes formelles, loin d’être stérilisantes, sont productives, disent les OuLiPiens. Et ils réhabilitent le lipogramme, texte qui évite soigneusement d’utiliser une ou plusieurs lettres de l’alphabet. Ainsi que le palindrome, mot, phrase ou texte qui, comme « Laval » ou « ressasser », peuvent se lire dans les deux sens - de droite à gauche et de gauche à droite.
Ou encore la « boule de neige », qui consiste à écrire un texte dont les mots successifs ont un nombre croissant de lettres. Par exemple : « A la mer nous avons trempé crûment quelques gentilles allemandes stupidement bouleversées (Jacques Bens). » Etc. Des contraintes, ils décident aussi d’en inventer de nouvelles, parfois mathématiques et combinatoires, comme le fait Queneau dans son Cent mille milliards de poèmes, mais parfois non.
L’une de ces contraintes, que l’on nomme le S + 7, consiste à choisir un texte et à y remplacer chaque substantif par le septième substantif qui le suit dans le dictionnaire. Un énoncé anodin et assez sinistre comme : « Des prises de bénéfice ont eu lieu, aujourd’hui encore, mais les offres ont été absorbées beaucoup moins aisément que la veille » devient alors « Des privautés de bénitier ont eu lieu, aujourd’hui encore, mais les oiseaux ont été absorbés beaucoup moins aisément que le vélocipède », ce qui est nettement plus marrant.
Une autre contrainte, visuelle, celle-là, est la « contrainte du prisonnier », qui consiste à écrire sans utiliser les lettres qui dépassent les lignes comme l, k, h, j, g, p, q...
Deux ouvrages font la synthèse des premiers travaux oulipiens, ils sont tous les deux publiés dans la collection de poche Folio, chez Gallimard : « OULIPO, La Littérature Potentielle », ed. Gallimard, 1973 (2ème édition, Folio, 1988), et « OULIPO, Atlas de Littérature Potentielle », ed. Gallimard, 1981 (2ème édition, Folio, 1988.
L’OuLiPo a suscité d’autres ouvroirs du même type, comme l’OuLiPoPo, Ouvroir de littérature policière potentielle, ou l’OuPeinPo, l’ouvroir de peinture potentielle. Bref, il a fait des petits et c’est pas près de s’arrêter.
Si les réunions de l’OuLiPo sont et depuis toujours essentiellement destinées à l’amusement des membres et de leurs invités (elles ont lieu en public un jeudi par mois à l’amphithéâtre 24 de l’Université Paris VII, place Jussieu, dans le 5e arrondissement) ses travaux, souvent très drôles, ne sont pas pour autant de simples plaisanteries.
Parmi ses membres, certains, comme François Le Lionnais, sont mathématiciens ; d’autres sont écrivains ou poètes : Raymond Queneau, Harry Mathews, Italo Calvino, Jacques Roubaud (selon lequel un texte écrit sous contrainte devrait, idéalement, parler de cette contrainte), Anne Garreta, Jacques Jouet, Michelle Grangaud ou Georges Perec, qui entre autres accomplissements, est l’auteur du plus long palindrome en français et du plus long roman lipogrammatique, La disparition, qui traite... de la disparition de la voyelle la plus fréquente de notre langue.
L’OuLiPo n’a jamais été un mouvement littéraire, ni un séminaire scientifique, et il n’a jamais visé à produire de la littérature aléatoire car, comme le disait Raymond Queneau, il n’y a de littérature que volontaire.
Si l’on voulait résumer la quête sympathique et obstinée de ses membres (depuis les origines, ils ne sont qu’une trentaine, et même la mort ne peut pas les exclure de l’OuLiPo), elle pourrait se résumer par la définition suivante : « Un auteur oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe (de mots, de phrases, de prose ou de poésie) dont il se propose de sortir ».
Et leur ambition est à la fois modeste et démesurée. Comme l’écrit Georges Perec en épigraphe de son « romans » La vie Mode d’emploi : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ».
Martin Winckler
Lectures conseillées :
Oulipo : La littérature potentielle, Folio Oulipo : Atlas de littérature potentielle, Folio Italo Calvino, Le château des destins croisés, « Points » Seuil Jacques Jouet, Poèmes de métro, P.O.L Harry Mathews, Cigarettes, P.O.L Georges Perec, La vie mode d’emploi, Livre de Poche ; La disparition, coll. L’Imaginaire, Gallimard Jacques Roubaud, La Belle Hortense, « Points » Seuil ; Le Grand Incendie de Londres, Seuil.
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