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Et hop ! Deux éditos !
Pénurie médicale programmée : une catastrophe sanitaire à l’oeuvre
par Sandrine Buscail et Christian Lehmann
Article du 1er mai 2004
La déliquescence du système de santé et l’incurie des pouvoirs publics à l’égard de cette situation justifie que cette semaine le Webzine lui consacre DEUX éditos.
Dans le premier (ci-dessous), Sandrine Buscail et Christian Lehmann, tous deux généralistes, expliquent comment la pénurie médicale a été soigneusement programmée par le passé... et comment rien n’est fait pour redresser une situation plus qu’inquiétante. Dans le second, "Peut-on contraindre un généraliste à s’installer à la campagne ?", Sandrine Buscail et Martin Winckler font part de leur réflexion sur l’inanité de toute coercition en matière d’installation.
Du grain à moudre... dont la presse ne veut pas faire état, sans doute parce que la presse française ne cherche pas à penser ou à aider la pensée des citoyens, mais seulement à "réfléchir" (comme un miroir) les idées qui lui sont suggérées par les élites en place...
MW
Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe... et fausse, écrivait l’humoriste H.L.Mencken.
Il y a dix à quinze ans à peine, les experts en santé publique répétaient quotidiennement que la médecine générale était pléthorique, qu’il était urgent de reconvertir les soutiers de la santé vers d’autres secteurs d’activité. D’un point de vue strictement économique, le médecin généraliste était alors considéré comme une bactérie ou un virus, dont l’apparition dans un bassin de population antérieurement sain suffisait à générer des dépenses de santé supplémentaires, comme si par sa seule présence il influait sur la santé des patients, sorte de docteur Knock contaminant les bien-portants pour les transformer en malades en puissance.
Tout fut mis en oeuvre pour diminuer le nombre d’installations, depuis le fameux numerus clausus réduisant d’année en année le nombre d’étudiants admis à poursuivre leurs études après la première année de médecine, jusqu’aux diverses contraintes administratives sensées réguler l’activité.
Le résultat de cette politique se fait aujourd’hui sentir. D’ici dix ans, 75.000 médecins, dont ceux de la génération du baby-boom, vont arrêter leur activité, alors que seuls 35.000 nouveaux arrivants seront disponibles pour les remplacer. D’où la situation de pénurie actuelle, pénurie programmée par les pouvoirs publics, et dont ceux-ci feignent aujourd’hui de découvrir l’ampleur.
Dans les campagnes en particulier, les habitants s’inquiètent. La désertification médicale progresse, et chaque départ en retraite ( quand les médecins ne meurent pas au travail) entraîne pour les confrères avoisinants une augmentation souvent difficilement supportable de la charge de travail, et pour les patients une anxiété grandissante devant les difficultés d’accès aux soins. Notons au passage que l’Etat s’émeut au moment où cette désertification touche les médecins généralistes, alors que depuis plus d’une décennie, dans de nombreuses régions rurales, on ne trouve plus guère de médecins spécialistes, les généralistes ayant alors été amenés dans l’indifférence générale à augmenter leur cadence de travail pour pallier à cette raréfaction.
Couplée à cette désertification médicale libérale , constatons l’appauvrissement des territoires ruraux , lié à la disparition simultanée du service public (école , hôpital de proximité , poste etc.) Cette désertification rurale est aggravée par la réticence de nombre de jeunes médecins à s’installer. L’âge moyen d’installation en médecine libérale, qui était de 29 ans vers 1985, est aujourd’hui de... 35 ans. Et dans le Nord - Pas de Calais, l’an dernier, sur 210 nouvelles inscriptions à l’Ordre des Médecins dans l’année, seuls... 9 médecins se sont installés en libéral.
Ressort alors des cartons des mêmes experts de santé publique une mesure simple, directe, et potentiellement désastreuse : remettre en cause la liberté d’installation des médecins libéraux. Lire à ce sujet : "Peut-on contraindre un généraliste à s’installer à la campagne ?"
Et parce que cette idée se pare des couleurs du bon sens, elle entraîne l’adhésion du plus grand nombre, y compris au sein du mouvement social où l’on fustige ce qu’on imagine être une génération de jeunes nantis désireux d’aller faire marcher la planche à billets sur la Côte d’Azur plutôt que de secourir les malades et les déshérités au fin fond des Ardennes.
Notons d’abord le caractère prévisible et programmé de cette pénurie, dont sont responsables les mêmes experts qui aujourd’hui inventent la coercition pour pallier leur absence d’anticipation. Notons surtout que la menace de la coercition, reprise par certains syndicats médicaux parmi les plus libéraux ( du moment qu’elle s’exerce sur de jeunes confrères ), permet à l’Etat de poursuivre sur la voie du désengagement dans lequel s’engouffre le gouvernement libéral actuel sous couvert de régionalisation.
Là où la sauvegarde d’un système de santé réellement solidaire sur l’ensemble du territoire nécessiterait de la part des pouvoirs publics le dégagement de moyens matériels et financiers incitatifs ( sur ce dossier de l’installation en milieu rural comme sur celui de la permanence des soins), l’Etat se défausse de ses responsabilités sur les collectivités locales et fait peser sur les jeunes étudiants en médecine la menace d’une installation décidée arbitrairement, sans tenir compte de leurs aspirations pour de nouvelles formes d’exercice.
Car quel avenir dessine-t-on en milieu rural à ces jeunes, dont la majorité sont des femmes ? Exercer seul, 24 heures sur 24, 365 jours par an, dans des déserts médicaux, sans infrastructure, sans soutien, sans possibilité de souffler, de prendre quelques journées de formation ? Exercer " à l’ancienne " avec la conjointe, ou le conjoint, affecté au secrétariat téléphonique ? De nombreux jeunes médecins n’acceptent pas ce non-choix, et ce mode d’exercice résumé à une course à l’acte permanente. Car à la différence de leurs aînés, à qui des générations de mandarins hospitaliers ont appris à travailler plutôt qu’à réfléchir, ceux-ci, à l’image de leur génération, privilégient de nouveaux schémas d’organisation de la vie professionnelle et personnelle, et le refus du sacerdoce.
Le décalage entre les attentes de ces jeunes médecins en terme de formation, de qualité et d’organisation du travail, d’indépendance par rapport aux pressions sans cesse plus pesantes et plus perverses de l’industrie pharmaceutique, et les réponses du politique, prépare le second volet d’une catastrophe sanitaire annoncée. Car ni le gouvernement ni son actuel Ministre de la Santé, ne mesurent à quel point leur politique menaçante de rafistolage obère la volonté des jeunes médecins de répondre aux défis de l’organisation du système de soins de demain.
Pourtant leurs représentants ont fait connaître leurs propositions, énoncées dans le rapport du Sénateur Charles Descours, qui préconise la mise en application de mesures incitatives positives à l’installation dans les territoires déficitaires, " plus efficaces et plus consensuelles que des mesures réglementaires ". Parmi ces propositions figurent les primes d’installation ainsi que les mesures d’exonérations fiscales et de charges sociales , la mise en oeuvre d’aides pérennes pour l’exercice , le regroupement des structures et le travail collectif dans des cabinets dits " multisites ", le soutien des élus locaux favorisant l’accueil de praticiens , le développement de statuts professionnels nouveaux dont le statut de collaborateur salarié ou d’associé temps partiel pouvant satisfaire notamment les femmes et favoriser les remplacements dans les zones de pénurie démographique.
D’autres propositions sont également formulées pour agir en amont de la formation médicale, parmi lesquelles l’allocation d’une indemnité aux étudiants s’engageant à exercer dans les zones de carence médicale pour une durée déterminée et l’encouragement des stages ambulatoires dans ces mêmes secteurs. Autant de mesures incitatives contribuant à rendre le dispositif attractif...que le gouvernement a choisi de ne pas appliquer, préférant sans doute mettre en place une réforme autoritaire.
Sans prendre la réelle mesure, sur le terrain, du ras-le-bol de ces jeunes médecins qui, au cours de leurs remplacements, découvrent les conditions de vie et de travail parfois effarantes de leurs aînés, et les refusent.
Non par manque d’attrait pour la médecine générale, non par méconnaissance de son rôle essentiel dans le maintien du tissu social, mais parce qu’à leurs aspirations à exercer autrement ne répond que la menace et l’absence de perspective.
Ni les pouvoirs publics, ni les experts en santé publique n’ont conscience du caractère extrêmement dangereux de la solution qu’ils prônent à mots couverts avec l’assentiment de certains médecins plus âgés, confortablement installés, qui pratiquent ainsi sur leurs successeurs une forme de bizutage particulièrement sournoise. Car ces jeunes médecins, sous la contrainte, ne s’installeront pas en libéral. Ils fuiront vers des postes salariés, en médecine du travail ou à la Sécurité Sociale, troquant leur attrait pour la médecine de soins en faveur d’horaires normaux et de conditions de travail décentes.
A moins qu’ils ne décident d’exercer cette médecine générale qu’ils aiment, à l’étranger, comme c’est le cas chaque année pour un nombre grandissant d’entre eux. Car aujourd’hui il est en Europe des pays où le médecin généraliste n’est pas considéré par le complexe médico-industriel et l’Etat comme un pion à déplacer sur l’échiquier du profit et de la marchandisation, mais comme un professionnel de premier recours à qui, loin du schéma libéral de la petite entreprise monopersonnelle condamnée à faire du profit, il est possible de proposer d’autres modes d’exercice, d’autres modes de rémunération.
Gageons que le futur installé ne manque pas de ressources , qu’il n’hésitera pas à s’expatrier, avec l’ouverture des frontières européennes , emportant avec lui son savoir tout en suivant la trace d’autres professionnels comme les chercheurs .
En favorisant la fuite des compétences, de toutes les compétences , l’Etat organise ainsi l’appauvrissement intellectuel , médical et social sur son propre territoire.
Nul doute qu’un jour ou l’autre, nos experts en santé publique réaliseront l’inanité des mesures de coercition qui se profilent à l’horizon, et dont on peut d’ores et déjà supputer qu’elles font partie des " réformes " que l’on tentera demain de faire passer par ordonnances après avoir amusé la galerie par ces " concertations " dont la réforme des retraites devrait pourtant nous avoir tous vaccinés.Espérons seulement qu’il ne leur faudra pas cette fois-ci quinze ans pour prendre conscience du désastre sanitaire qu’ils nous préparent.
Sandrine Buscail (Présidente du Syndicat National des Jeunes Médecins Généralistes)
Christian Lehmann (Médecin généraliste et écrivain ; dernier ouvrage paru " Patients si vous saviez... .
Contacts :
Sandrine Buscail : president@snjmg.org
Christian Lehmann : drclehmann@aol.com
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