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UNE SÉRIE AMÉRICAINE HORS DU COMMUN
« OZ », Ce monde-prison où nous vivons
Le Monde Diplomatique, mai 2002
Article du 2 août 2003
La télévision n’est pas une sorte d’entonnoir fourre-tout dans lequel on déverse seulement de la sous-culture pour gaver des populations ignorantes. Comme le cinéma, la photographie, la bande dessinée, l’affiche ou la radio, c’est un média de masse qui sert aussi, parfois, à l’expression d’artistes, de créateurs, de génies singuliers. Diffusée sur la chaîne Série Club, la série américaine « Oz », au réalisme stupéfiant, en administre une nouvelle fois la preuve.
Une prison, quelque part en Amérique. Chargé de réfléchir à la réinsertion des condamnés, Tim McManus, psychosociologue attaché au milieu carcéral, crée l’inverse d’un quartier de haute sécurité (QHS) : un quartier ouvert, où les prisonniers évoluent librement hors de leurs cellules. Ce semblant de liberté est en principe destiné à leur réapprendre à vivre ensemble. Le nom de la prison est, officiellement, le pénitencier d’Etat Oswald. Par dérision, ses détenus la surnomment Oz, en référence au film Le Magicien d’Oz, où Judy Garland partait à la recherche d’un magicien au pays imaginaire du même nom. Quant au quartier ouvert, on le désigne sous le sobriquet de « Em(erald) City », la cité d’émeraude, car ses cellules sont vitrées et non barrées par des grilles.
Le projet de McManus semble respectable, mais, très vite, on comprend qu’il n’est qu’un voeu pieux. Quand on enferme des fauves ensemble, ils ne se comportent pas comme des moutons, mais s’entre-dévorent... Et entraînent symboliquement dans leur chute et leur déchéance tous ceux qui sont censés veiller sur eux : directeur et gardiens, soignants et religieux...
Les « locataires » de la prison d’Oswald sont tous extrêmement marquants. Côté administration, autour de Leo Glynn, le directeur noir dévoué mais indécis, quelques figures illustrent toutes les contradictions du système pénitentiaire : Tim McManus, dont les intentions sont moins pures qu’il n’y paraît ; la soeur Peter Marie, psychologue entrée dans les ordres et dans le système pénitentiaire après l’assassinat de son mari ; le père Mukada, jeune prêtre constamment mis en échec par la violence de ce que vivent les prisonniers ; la doctoresse Gloria Nathan, femme médecin attachée à la prison, ou encore Diane Whittlesey, mère célibataire obligée de travailler comme gardienne pour élever ses enfants.
Côté détenus, les hommes se regroupent par ethnie ou idéologie : gangstas afro-américains, bikers couverts de tatouages, wise guys italo-américains, « aryens » racistes prônant la suprématie blanche, musulmans noirs... Chaque groupe tente d’imposer sa loi, en alternant alliances et trahisons, car la drogue circule librement, introduite par tous les moyens, y compris, bien entendu, par corruption des gardiens. Et chaque groupe secrète ses propres luttes de pouvoir, ses chefs, ses valeurs, ses violences... et ses meurtres. La série télévisée décrit cette jungle par le menu, et nous présente un certain nombre de figures monstrueuses, tels Groves, qui tua ses parents et dévora sa mère ; Schillinger, le raciste impénitent qui grave une croix gammée sur la fesse de son compagnon de cellule ; ou Shirley Bellinger, qui attend son exécution pour avoir assassiné sa petite fille...
Mais « Oz » comporte aussi des personnages décalés, pas tout à fait à leur place dans la meute : Poet, le rappeur, à qui une publication dans une anthologie de poésie afro-américaine vaudra de sortir de prison ; Kareem Saïd, musulman noir qui se considère comme un prisonnier politique et devient, une fois emprisonné, l’accusateur de tout le système judiciaire américain ; Beecher, avocat condamné pour l’exemple à une lourde peine après avoir tué une enfant alors qu’il conduisait en état d’ivresse ; Busmalis, qui creuse le sol de sa cellule avec une petite cuillère et en est à sa énième tentative d’évasion ; O’Reilly, le manipulateur, amoureux de la doctoresse Nathan au point de tuer pour elle ; Rebadow, le vieux prisonnier qui reçoit des messages de Dieu en personne.
Et puis il y a Augustus Hill, jeune prisonnier cloué sur un fauteuil roulant après que les policiers chargés de l’arrêter l’eurent jeté d’un toit pour avoir tiré sur l’un des leurs. Augustus n’est pas seulement un prisonnier, c’est aussi le guide du spectateur dans cette série, et le porte-parole de son auteur.
« Oz » est une fiction télévisée qui ne ressemble à aucune autre. D’abord parce qu’elle a toutes les allures d’une tragédie antique. Chaque épisode commence de manière étonnante : assis face à la caméra (le « mur absent » des décors de télévision), Augustus Hill prononce le nom d’Oz et, tel le coryphée des spectacles de l’Antiquité, nous parle apparemment d’autre chose - de la famille, de la loi, de l’amour, de la liberté - sur un ton d’autant plus ironique et grinçant qu’il est parfois enfermé dans une cage de verre plantée au milieu de la zone « franche » située au milieu des cellules d’Em City et qu’on est tenté d’appeler son agora.
Avec son prénom latin, Augustus nous parle des hommes et de leurs passions, de manière à peine métaphorique, tandis que, derrière lui, sur des écrans virtuels, défilent des figures figées ou frénétiques. Et puis nous nous retrouvons au milieu des fauves, de leurs tractations, de leurs haines, des manipulations qu’ils exercent pour se dominer, s’humilier ou s’éliminer mutuellement.
Un ovni télévisuel
Bien qu’elle soit diffusée en France par la chaîne Série Club, accessible seulement sur le câble et le satellite, beaucoup de spectateurs ont entendu parler d’« Oz », et un certain nombre ont pu en avoir un aperçu lorsque la chaîne généraliste M6 en diffusa le « pilote » (premier épisode) pour « illustrer » (sic !) un numéro du magazine « Zone interdite » consacré à la prison. Ce qui retient M6 de diffuser la suite est certainement aussi ce qui choque les spectateurs de ce premier épisode : la violence intense, physique et psychologique, qui se dégage des histoires et des personnages. Mais la violence n’est pas, et de loin, la seule caractéristique d’« Oz ».
Diffusée depuis cinq ans aux Etats-Unis sur HBO, la principale chaîne du câble, à raison de huit épisodes par an seulement, et programmée sans coupure publicitaire, la série est aujourd’hui riche de quarante-huit épisodes et ne peut en aucun cas être assimilée à une « série d’action violente située dans une prison ». Par le microcosme que représente la prison, elle est tout à la fois une description formidablement audacieuse de la culture de violence de la société américaine, une interrogation profonde sur la foi et la place de Dieu dans une société sans loi, et une réflexion sur l’amitié et la loyauté entre les hommes.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est également la chronique de plusieurs histoires d’amour, et la plus surprenante, est celle qui unit Beecher, avocat déchu transformé en asocial par l’enfermement, et Chris Keller, assassin qui trahit d’abord Beecher, puis implore son pardon. Cette histoire étrange, à la fois violente et tendre, est l’une des passions les plus singulières qu’il m’ait été donné de lire - et je dis bien lire, car ce sont les visages et les gestes qui la disent, plus que les paroles -, et qui fait voler en éclats toutes les figures imposées de la passion amoureuse.
Comme toute oeuvre télévisuelle d’envergure, « Oz » ne sort pas du néant et il est indispensable d’en retracer la genèse, afin de montrer qu’il ne s’agit pas d’un exemple isolé. A l’origine, il y a une autre série télévisée, « Homicide », diffusée par NBC de 1993 à 2000. « Homicide » était déjà un ovni dans la production télévisée américaine : inspirée par un livre-document du journaliste David Simon consacré à la vie quotidienne des membres de la brigade criminelle de Baltimore (Maryland), elle a été produite et tournée dans la ville même de l’action, avec des acteurs et des scénaristes pour la plupart ancrés à New York, et non à Hollywood.
Cette série à la fois réaliste et poétique est aussi une oeuvre très imprégnée de cinéma, car l’un de ses deux producteurs exécutifs n’est autre que le cinéaste Barry Levinson, originaire de la ville. Tournée de manière semi-documentaire, caméra à l’épaule, en décors naturels, avec des acteurs peu ou pas maquillés, « Homicide », visuellement et musicalement très travaillée, a fréquemment recours à de faux raccords, à des répétitions de séquences, pour souligner les sentiments des personnages, ou à des scènes sans paroles, dans lesquelles l’illustration musicale tient lieu de discours décalé. Innovante, anticonformiste, personnelle, rétive à tout désir de « plaire », elle n’atteindra jamais les premiers rangs d’audience, mais sera maintenue à l’antenne pendant sept ans par une chaîne très sensible à ses qualités artistiques et aux récompenses prestigieuses qu’elle accumule - à commencer par le Peabody Award, sorte de prix Pulitzer de la télévision, qui, chose exceptionnelle, lui sera attribué par trois fois !
Aux côtés de Levinson, l’autre cheville ouvrière d’« Homicide » est Tom Fontana, un ancien enseignant de littérature devenu par hasard, dix ans plus tôt, l’un des principaux scénaristes d’une série médicale réputée, « St Elsewhere ». Fontana est connu pour sa rigueur de scénariste, son esprit provocateur, son attachement à la réalité et son caractère impitoyable : sous sa plume, tout personnage est susceptible de mourir ou de disparaître d’un jour à l’autre, même s’il s’agit d’un personnage principal.
C’est à lui que le personnage qu’incarne l’acteur phare d’« Homicide », un remarquable comédien noir du nom d’Andre Braugher, doit de tomber dans le coma au dernier épisode de la quatrième année de production, et de revenir diminué par une attaque, assommé par les médicaments, au début de la suivante. Au cours de cette même cinquième saison, Fontana signe un épisode intitulé Prison Riot (Révolte en prison). Reprenant le propos de l’un des policiers qui, plus tôt dans la série, déclarait : « Une fois qu’on les a mis en taule, ces assassins, qu’est-ce qu’ils deviennent ? », Fontana donne un premier élément de réponse en situant une enquête de la criminelle dans une prison d’Etat proche de Baltimore, où les policiers retrouvent les hommes qu’ils ont appréhendés au cours des années précédentes. L’épisode entier préfigure et annonce « Oz », non seulement par sa narration, mais aussi par ses thèmes et par plusieurs acteurs qui y apparaîtront : l’un d’eux, Dean Winters, incarnera quelques mois plus tard O’Reilly, l’un des personnages permanents de la nouvelle série, tandis que Charles S. Dutton, un drogué dans « Homicide », sera, un an plus tard... un enquêteur chargé d’éclaircir les circonstances d’une mutinerie meurtrière au pénitencier d’Oswald !
On le comprend, Fontana a de la suite dans les idées. Pendant ses années à « St Elsewhere », chronique de la vie d’un hôpital en milieu défavorisé, il a acquis une remarquable aptitude à faire évoluer en parallèle de nombreux protagonistes. Or, pour « Oz », c’est indispensable : si on meurt beaucoup, au pénitencier d’Oswald, une quinzaine de personnages réguliers y apparaissent depuis les débuts de la série, une quinzaine d’autres y ont séjourné pendant plusieurs épisodes, et un nombre incalculable de figures secondaires apparaissent régulièrement entre ses murs.
Le plus extraordinaire dans la conception de cette série est que Fontana, qui rédige quasiment la totalité des épisodes, ne perd jamais de vue aucun de ses personnages. Chaque année de production constitue une « époque » de la vie éprouvante des prisonniers, que Fontana élabore en écrivant d’abord l’histoire de chaque personnage principal, puis en tissant, en entremêlant les récits au fil de huit épisodes. Le résultat est d’une force et d’une fluidité étonnantes : alors que les histoires racontées sont nombreuses, le spectateur n’a aucune difficulté à se repérer et à suivre ces récits emmêlés. Cette construction sophistiquée, qui affiche un extraordinaire respect pour le téléspectateur, et la rigueur du propos politique, artistique et éthique de la série expliquent qu’on soit inexorablement choqué, intrigué, passionné et enfin ému par « Oz ». L’oeuvre - le work in progress, car elle est encore en production - de Tom Fontana ne nous parle pas d’autre chose que du monde-prison où nous vivons, ce monde dont les histoires sont gravées dans notre chair, de même que le mot-logo « Oz » est tatoué dans la chair de l’auteur, tout au long de son détonnant générique.
Lire une traduction de cet article en anglais
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