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Malaise dans la compassion
par Bertrand Kiefer
Article du 13 mars 2004
Bertrand Kiefer est médecin, théologien et rédacteur en chef de la très réputée revue suisse Médecine et Hygiène. Je l’ai rencontré une fois, il y a quelques mois, au cours du congrès de la Société Suisse de Médecine Générale. Il m’a impressionné par son intelligence, son humour et son humanité tranquille pétrie de convictions solides. Le texte qui suit est l’un de ses bloc-notes de M&H. Je n’ai pas besoin de dire que j’adhère à chaque mot (et que je suis bien sûr un tout petit peu jaloux que ce soit lui qui l’ait écrit, et pas moi...) Il m’a très amicalement autorisé à le reproduire dans cette page. Merci à lui - et merci au Dr Franck Wilmart, qui m’a envoyé ce beau texte.
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Non seulement l’altruisme médical n’a plus la cote mais, pire, il dérange. Un médecin égoïste peut plaire à ses patients, du moment qu’il sourit. Un médecin altruiste passe pour un imbécile. Alors, pourquoi se montrer altruiste ? A cause de valeurs humaines ? Oui, mais si les autres, ceux à qui on s’adresse, n’y croient plus eux-mêmes ? Voilà le malaise. Il faut y croire pour deux.
"Sacrifier sa vie privée au système de santé demande d’être exceptionnellement dévoué ou exceptionnellement stupide" résume Eric Grosch, un praticien de Floride répondant sur Internet à un éditorial paru dans le British Medical Journal prêchant pour un renouveau de l’altruisme médical. (1)
"Quand le bénévolat décline dans toute la société, ajoute Kevin Fleming, un interniste américain, et que les médecins observent qu’ils ont droit à une minuscule ou à aucune récompense (émotionnelle ou économique) pour leur dévouement envers leurs patients, voire même que ce genre de comportement peut être puni, la tendance naturelle est de ne plus faire de zèle".
Les autres réactions décrivent invariablement la rencontre de deux mouvements. D’un côté, des médecins démoralisés, surchargés de travail, mal payés. De l’autre, une société fascinée par la technologie médicale, considérant les aspects humains de la médecine avec de plus en plus de cynisme. Coincé dans l’entre-deux de ce malentendu, l’altruisme médical semble désormais réduit à faire de la figuration pour manuels de bioéthique ou pour cours de première année de médecine...
A peine différente de l’altruisme, il y a la compassion. Elle ne relève pas non plus de la technique et se tient, elle aussi, à distance de l’économie. Mais question mode, elle est encore moins bien placée que l’altruisme. L’ouverture à la souffrance, la fragilité prise en compte, l’intérêt pour ce qui dérange le ronron du bonheur programmé : ça semble presque sale, dans une société qui valorise le chacun pour soi, les paillettes, la réussite.
Le rédacteur en chef du Medical Journal of Australia en fait pourtant l’éloge, dans un récent numéro de son journal. (2) Sans compassion, pas de survie pour la médecine, rappelle-t-il. La compassion n’a rien d’une pratique à l’eau de rose ou d’une bondieuserie déguisée : elle bénéficie aux patients, qui souffrent moins et guérissent plus rapidement si leur médecin montre de l’empathie et du désintéressement. Mais son éditorial ouvrait le numéro de Noël. C’est tout dire. En dehors de ce genre de numéro, personne n’ose parler d’un sujet aussi faible...
Et puis, il y a l’aspect plus large de la compassion. La nécessité, pour les médecins, de participer au débat sur les options sociopolitiques qui influencent la santé. Celle de prendre le parti des malades avant de défendre leurs propres intérêts. Mais là encore, soyons francs. Difficile, pour les médecins, d’élever la voix dans le discours de la société, puisqu’on leur fait comprendre que leur point de vue n’intéresse plus. D’ailleurs, le médecin n’a plus le temps de penser sa parole publique, de réfléchir à des stratégies - y compris à propos de la compassion. Il devient obnubilé par sa propre survie.
Pratiquer la compassion et l’altruisme, c’est accepter ce qui n’est ni normal, ni justifié, ni rassurant. C’est soigner et accompagner - et non exclure - ce qui relève de l’effraction, de la déviance, de l’inquiétant. C’est désigner du doigt les causes de souffrances plutôt que de purifier le monde des déviants pour la satisfaction de ceux qui pensent que la vie peut se contrôler par des règles. C’est de ce rôle dont on ne veut plus. L’époque se dirige vers une inversion complète du rôle de médecin.
Au médecin moderne, la société veut désormais donner une tâche de maîtrise des écarts, de police des comportements, de régulation des déviances. On lui demande de durcir sa manière de considérer un individu malade. On lui suggère d’adapter les modalités de l’attribution d’une rente d’assurance invalidité à une nouvelle politique. Et maintenant, on somme les psychiatres de jouer le jeu de la peur sécuritaire en décidant de l’internement à vie de délinquants. Voilà le médecin requis pour planifier une société de sûreté, selon des critères de sélection censés pris à la médecine elle-même.
Défense de penser. Défense de dire que la médecine trouve tout cela faux. Surtout, ne pas parler de prévention, ne pas poser de questions sur la société. ... Pourquoi l’extraordinaire silence des médecins, et particulièrement des psychiatres, avant la votation [en Suisse] sur l’internement à vie des délinquants sexuels ? Car enfin, il y avait une parole à dire. La médecine n’est pas qu’une science, c’est aussi une anthropologie, une vision de l’homme. Et selon cette anthropologie, il est rigoureusement impossible de décréter quelqu’un "incurable". La pratique médicale se base certes sur un savoir, celui issu de la science et de l’expérience médicales, savoir montrant qu’une prédiction à vie ne tient pas.
Mais, avant cela, la pratique découle d’un système de valeurs, parmi lesquelles celles concernant la personne. Nul n’est incurable. Nul n’est totalement prévisible. Au coeur de la médecine, il y a une ouverture au doute, à l’imprévisibilité des comportements, dans tous les sens, d’ailleurs. Il y a la conscience des nécessaires limites du savoir et du diagnostic en ce qui concerne le psychisme de quiconque. Si des médecins participent à la mascarade politique qui consiste à décréter que quelqu’un est définitivement incurable et dangereux, ils ne le font pas en tant que médecins, mais comme serviteurs du système judiciaire.
On parle beaucoup ces jours de l’importance de la séparation des pouvoirs. Eh bien, il importe de la même façon que le "pouvoir médical" soit séparé du pouvoir judiciaire. Non, les médecins n’ont pas à répondre aux injonctions de la justice, si celles-ci sont gravement incompatibles avec leur vision de l’homme. Pour toute personne, même criminelle, l’anthropologie médicale demande une approche bienveillante, cherchant inlassablement à offrir aide et guérison, attitude que l’on peut appeler compassion, ou altruisme, ou comme l’on voudra. Surtout, cette anthropologie refuse d’entrer dans un jeu de sélection - on élimine définitivement ceux qui font peur sur des critères pseudo-scientifiques.
Elle plaide résolument en faveur de la complexité. L’espoir d’améliorer la sécurité en mettant à l’écart définitivement, grâce à une expertise médicale, ceux qui sont dangereux pour la société, relève de la mystification. Ou, plus inquiétant, cache une dérive bioculturelle cherchant à implémenter une planification des caractéristiques humaines.
On les comprend, ces praticiens qui annoncent sur Internet qu’il n’y a plus de raison de se montrer altruistes. Ils expriment un sentiment que tous les médecins ressentent plus ou moins. Mais sur le fond, bien sûr, ils se trompent. Sans altruisme, c’en est fini de la liberté médicale. Ne reste que l’obéissance. Ne subsiste que la loi économique. Plus moyen de résister à la pression des assureurs. Les médecins deviennent des cire-bottes du système, sans rien avoir à rétorquer aux mouvements politiques qui veulent en faire des purificateurs de la société. Toutes les contre-attitudes se fondent sur l’altruisme. L’altruisme est une des déclinaisons de la liberté.
(c) Médecine & Hygiène (n° 2470 du 18 février 2004).
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
– (1) Il s’agit des réponses à : Jones R. Declining altruism in medicine. BMJ 2002 ; 324 : 624-5.
– (2) Chew M. Can compassion survive 21st century ? Med J Aust 2003 ; 179 : 659-60.
Note : L’illustration de haut de page est le "Crâne à la cigarette" de Vincent van Gogh
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