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"Les Cahiers Marcoeur", 6e épisode
La Chemise Mauve : Daniel
Article du 10 mai 2004

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LA CHEMISE MAUVE : DANIEL

QUAND ELLE LUI MORD LA LEVRE, il sursaute et bien sûr tout se met à trembler. Le camion, une antique fourgonnette aux parois ondulées, est garé au bout de l’aire d’arrêt des autobus, sous le pont piéton qui enjambe le quai de l’Université et permet l’accès de la Faculté des Lettres par l’esplanade Flaubert.
Le véhicule a dû en voir de belles, au cours de sa longue existence. Actuellement, il est à peu près blanc et porte sur ses flancs des dessins multicolores vaguement psychédéliques. Sur le mufle de tôle sont inscrits - à l’envers - les mots THGIN ERIVAN. Daniel regrette que les sociétés d’ambulances et Police-Secours en aient eu l’idée. Il était le premier, il n’est pas resté le seul très longtemps.

Comme la fourgonnette est garée en partie sur le passage piéton, les passants lancent des regards irrités à l’avant, et ceux qui ne sont pas trop pressés aperçoivent des vêtements en désordre sur les sièges. L’un d’eux s’arrête. La suspension du camion n’est sûrement plus très jeune, et un grincement régulier, discret mais persistant lui fait penser qu’il doit se passer des choses étranges à l’intérieur. Un simple rideau sépare la cabine de l’arrière du véhicule. L’homme fait le tour. Les hublots de la porte arrière sont opacifiés par une sorte de plastique collant. Le passant regarde sa montre et, s’engageant sur le passage piéton, il se dit que non, ça n’est pas possible. Ce doit être un chien. Mais il a tort : sur la couchette qui leur a servi de lit pendant plusieurs mois, Mouche et Daniel copulent, effectivement.

Mouche a 25 ou 26 ans. Daniel l’a prise en stop l’été dernier sur le chemin d’un festival, et elle est restée avec lui depuis. Elle venait de s’en aller de chez elle sans toutefois omettre d’emporter son chéquier. Depuis, Daniel a pu constater que le compte est toujours approvisionné.
Le plus étrange est que Mouche - son prénom, en réalité, est Marielle, ce que tout le monde trouve mignon mais qu’elle fait semblant d’oublier -, n’est pas très dépensière. Depuis qu’ils voyagent ensemble, Daniel a souvent eu le sentiment qu’elle pouvait être d’une avarice épouvantable. Il ne comprend pas bien les termes de l’arrangement que Mouche a passé avec son père, à qui elle envoie une carte postale - Ça va bien. Je t’aime - ou passe un coup de fil, une fois par mois, sans faute.

Elle n’a jamais voulu parler de lui. Daniel connaît bien évidemment leur nom de famille, lequel est synonyme de coquette fortune. L’homme est cependant suffisamment compréhensif pour laisser son unique fille se balader avec qui elle veut. Peut-être même qu’il l’aime, quoi qu’elle en pense. Au début, Daniel s’est demandé s’il ne la faisait pas suivre : quand il se déplaçait avec Mouche, il croisait des visages anonymes mais récurrents - des femmes sans caractéristiques, des hommes qui semblaient faire leurs courses avec un panier à provision. On peut, bien sûr, croire reconnaître dans les rues de Tourmens une allure, un visage, une silhouette déjà aperçue dans les rues de Grenoble ou de Paris. Mais comment expliquer qu’on les croise à nouveau dans d’autres villes encore, dès que l’on y fait halte pour acheter du pain, prendre de l’essence ou entrer dans un café ? Fallait-il ne voir dans ces reconnaissances récurrentes que le fruit de la nicotine et de la marie-jeanne, des mélanges de bière et de vin bon marché, des nuits trop courtes et des journées de conduite insipide ?
Daniel a fini par s’habituer à ces visages, il a même fini par leur sourire, au grand étonnement de certains d’entre eux, puis il les a oubliés. De temps à autre, quand il se sent un peu plus fatigué et inquiet - bien que ces émotions lui soient, comme beaucoup d’autres, devenues étrangères -, il sort dans la rue, il les cherche et, dès qu’il aperçoit l’un d’eux, il se rassure à leur présence, tandis que l’homme au cabas, la femme tenant un petit chien en laisse le croisent sans un regard en se calfeutrant dans leur imperméable.

Mouche est brune mais se teint les cheveux au henné. Ses bras sont courts et potelés et lourds d’une multitude de bracelets cliquetants, si bien qu’on l’entend venir au beau milieu d’un concert des Slash (Daniel n’aime pas les Slash, qu’il trouve plus bruyants que talentueux, et il s’est déjà violemment engueulé avec Mouche après avoir dit qu’Alex Gardens, le parolier-chanteur, ferait mieux de faire écrire ses textes par le batteur et de chanter en play-back). Elle - Mouche, toujours - trimbale un grand sac fourre-tout dans lequel elle entasse trois jupes et trois chemisiers indiens, un pull de laine et une écharpe, son chéquier et son briquet, ainsi qu’un paquet de lessive en paillettes qui lui permet de faire tremper chaque nuit celle de ses petites culottes qu’elle a porté le jour. Non, elle ne porte jamais de soutif : c’est trop bourgeois.

C’est par ailleurs une jeune femme très vive, qui se dit féministe - C’est pour ça que je change souvent de mec - et fait l’amour chaque matin avec l’homme qui a couché près d’elle. Ce qui ne veut pas dire qu’elle le fait avec n’importe qui ! « Mais ça, pense Daniel, est-ce pour elle que je le précise, ou pour moi ? » Elle danse très bien et sait s’exprimer avec une grossièreté repoussante, lorsque cela l’amuse ou lui paraît nécessaire. Elle boit du whisky - une bouteille par semaine -, mange peu, aime faire du lèche-vitrines, entrer dans les magasins, demander à voir une trentaine d’articles puis repartir en disant que c’est trop moche. Si son aspect fait froncer les sourcils, sa diction révèle qu’elle a de l’argent, et le ton de sa voix signifie qu’on ne discute pas. C’est pourquoi Daniel ne l’accompagne plus pendant ses emplettes...

Depuis un long moment, qu’il a mis à profit pour la passer en revue, Mouche est accroupie au-dessus de Daniel. Son petit cul rose monte et descend sur la verge dressée de son compagnon. De ses bras tendus, elle maintient fermement les poignets de Daniel contre le matelas de mousse.
Elle va et vient avec de petits gémissements dont l’intensité va croissant, se mord la lèvre, s’immobilise, reste arc-boutée - comme pétrifiée - un court instant, pousse un petit cri et se laisse tomber lourdement, haletante, désarticulée, contre son « mec actuel ».

Machinalement, Daniel libère ses poignets douloureux et enlace d’un bras la jeune femme tandis que de l’autre il la recouvre avec la couverture. Il a beau faire doux, on est quand même en février.
Il n’a pas joui. Ce n’est pas nouveau. Il ne jouissait plus depuis longtemps déjà lorsqu’il l’a rencontrée. Cela n’a pas l’air de trop la gêner. Au début, elle a manifesté un étonnement satisfait. Elle avait plutôt l’habitude des fuites inopinées.
Sur son ventre, il sent couler la sueur de la jeune femme, près de son visage l’odeur entêtante de sa chevelure.

Il sait que c’est aussi sa rigidité sèche qui a retenu Mouche à ses côtés l’été dernier, l’automne et puis l’hiver - « d’habitude je ne reste jamais plus d’un mois avec le même mec ».
Mais lui, pourquoi accepte-t-il ?
Pour l’argent facile qui permet de ne pas accepter n’importe quoi en échange d’un plein du réservoir du Navire ? Pour le vif plaisir d’emplir un caddie de provisions et de voir, sur le visage de la caissière, la surprise lorsque Mouche sort son portefeuille et susurre : « Je vous paie par chèque ou vous préférez les mille trois cent cinquante sept francs vingt-huit en liquide ? »

La curiosité y est peut-être aussi pour quelque chose. Ils ont traversé une trentaine de villes grandes et moyennes, partout Mouche savait par qui se faire inviter, connaissait les endroits où dormir, les lieux où Daniel pouvait jouer.
C’est elle qui, il y a quelques jours, a proposé de pousser jusqu’à Tourmens. Daniel n’a pas dit qu’il n’en avait pas envie. Il n’a pas dit non plus que la date ne serait pas anodine. Il a dit : « Comme tu voudras » et voilà tout.
Ils sont arrivés la nuit dernière. Il pleuvait. Malgré les années écoulées, la ville ressemblait à ses souvenirs. Mouche dormait à l’arrière du Navire. Il pensait qu’elle lui demanderait de la déposer chez son père, mais elle ne l’a pas fait. Il sait, toutefois, qu’elle va le quitter.

Il a roulé longtemps dans les rues silencieuses, empruntant d’abord le rectangle des avenues, puis la diagonale qui longe des quais. Arrivé près de la vieille ville, il n’a pas pu emprunter les rues pavées, barrées par des bornes en ciment. Saisi d’une peur absurde à l’idée de passer devant la fenêtre de sa mère, qu’il imagine soulevant un rideau pour guetter son retour, figée dans une attente à jamais insatisfaite, il a soigneusement évité le quartier de la Faculté de Médecine.
Il a roulé lentement dans l’avenue Magne, se disant que Mouche se réveillerait peut-être et lui demanderait de la laisser là. Mais non, elle dormait profondément, ronflant un peu comme lorsqu’elle a trop bu. Il a fini par se garer sous le pont piéton - « comme au bon vieux temps ».

Il n’avait pas envie de dormir. Il est sorti du Navire, a verrouillé les portes, grimpé les escaliers du pont. Ses mains étaient jaunes dans la lueur des lampadaires. Empli d’une excitation inhabituelle, il a traversé la cour de la Faculté des Lettres, emprunté un boyau entre deux bâtiments et s’est retrouvé au-dessus de la rivière. Cela non plus n’avait pas changé. Il s’est accoudé là, comme il l’avait fait quinze ans plus tôt, après avoir claqué la porte de l’amphithéâtre sur un mandarin dégoulinant de componction grasse et de grivoiserie visqueuse.

Le regard plongé dans les eaux mouvantes du fleuve, Daniel s’est longuement demandé s’il allait rester en ville quelques jours, ou repartir dès que Mouche l’aurait quitté. Il n’est pas parvenu à prendre une décision. Pour elle comme pour lui, ce passage à Tourmens est un retour à la case départ. Mais l’eau de la Tourmente n’aura certainement pas le même goût pour chacun d’eux.
Il a fini par avoir froid. Il est retourné au Navire, s’est couché contre Mouche. Une dernière fois il l’a entourée de ses bras, couvrant ses seins de ses grandes mains sans même lui arracher un soupir. Et puis il s’est endormi. Le sommeil le prend toujours vite.

* * * * * * *

Daniel a mal au dos. Ses bras sont ankylosés. La pluie ne tapote plus sur le toit métallique. Des voitures glissent sur la chaussée humide. Les pas sur le trottoir se sont faits plus fréquents. Des voix tombent du pont piéton. Il doit être environ neuf heures et il pense à Allan.

La porte arrière du Navire est grand ouverte. Debout sur la chaussée, Mouche essore le slip qui a trempé cette nuit dans un tupèroire rose empli d’eau savonneuse. Elle l’enveloppe dans une serviette éponge, glisse le tout dans son sac et jette l’eau dans le caniveau.
Daniel replie la couchette et l’amarre à la cloison. Mouche remonte dans le véhicule, s’accroupit, pose la main sur le bras de Daniel, l’embrasse sur la joue et dit : « Bon, à un de ces jours. » Et, sans attendre de réponse, elle saute hors du Navire et de leur neuf mois de coexistence.

Daniel descend sur la chaussée, la regarde disparaître en direction de l’avenue Magne. Il cligne des yeux, les frotte, s’étire, inspire l’air humide, rote bruyamment, se racle la gorge, piétine un journal trempé, se gratte les joues se palpe les bras, les jambes, et dit tout haut :
- Mais ! Je suis encore vivant !
Puis il éclate d’un rire bref, qui le surprend et que la surprise interrompt. Il avait oublié ce qu’était un éclat de rire. Les larmes lui montent aux yeux sans prévenir.
- Qu’est-ce qui m’arrive ?

Cela aussi il l’avait oublié. Il se retourne, de peur qu’un passant ne le voie les yeux embués. Il ramasse son sac, verrouille le Navire et sort de l’ombre du pont. Sur l’esplanade Flaubert, un soleil de poissons baigne cette matinée de février. Les étudiants grimpent en grappes éparses vers l’Université. Daniel traverse l’esplanade en direction du vieux Tourmens.

* * * * * * *

Des barrières métalliques interdisent l’entrée de la rue des Merisiers. Beaucoup de façades sont borgnes, on dirait un ghetto après la dernière rafle. A quelques mètres, juste avant que la chaussée n’oblique vers la droite, deux hommes discutent sur le trottoir. Le plus petit arbore une crinière blanche sur un front haut et ridé. Il porte une vieille veste de cuir, un pantalon de velours, et tire pensivement sur un mégot. C’est le grand qui parle. Il est nettement plus jeune, il a l’air assez embêté tandis que son aîné semble singulièrement agacé par ce qu’il est en train de lui dire.

Daniel voit l’homme à la crinière jeter son mégot d’une pichenette et serrer sans un mot la main du grand type, se retourner et disparaître. De l’endroit où il se trouve, Daniel croit le voir s’enfoncer dans la muraille. Le grand type reste planté là un instant, hausse les épaules, regarde vaguement Daniel et s’éloigne dans la direction opposée. Daniel franchit les barrières métalliques. L’homme à la crinière a pénétré dans une minuscule boutique. Une ampoule nue brûle au plafond. Dans la vitrine sont empilés des volumes, des fascicules, des livres, du papier, des rouleaux, des morceaux de cuir. L’homme est debout devant un établi. Quelque chose grince. Daniel lève la tête. C’est une enseigne en forme de livre. Artisan Relieur.

Fasciné et par l’homme et par sa boutique, Daniel ne bouge plus. Un outil à la main, l’homme creuse une encoche sur la tranche d’une liasse de feuilles serrées dans un étau. Daniel voudrait entrer. Il hésite. L’homme lève les yeux vers lui et le regarde sans rien manifester. Il ne voit pas le visage à contre-jour. Cheveux longs, grande silhouette voûtée, il se dit qu’il s’agit d’un étranger.

Daniel s’arrache à sa contemplation et remonte la rue. Il a l’impression de déambuler dans une ville fantôme. Tôt ou tard, il le sait, on expropriera les derniers retraités, on expulsera les derniers squatters et tout sera condamné jusqu’à l’arrivée des bulldozers et des grues. Plus tard, il y aura ici des immeubles de grand standing, aux cours intérieures pavées de grès orange, lampadaires fin de siècle, escaliers style rustique, avec : au rez-de-chaussée, une société immobilière ; au premier, le domicile d’un fondé de pouvoir ; au second, l’appartement d’un dentiste ; au troisième, la garçonnière d’un cadre supérieur ; au quatrième, les locaux d’une société familiale au futur prometteur ; au cinquième -dans deux pièces mansardées sous poutres apparentes -, un brillant interne des hôpitaux, sa femme, son chat « mais nous attendons qu’il soit nommé chef de clinique pour mettre le premier en route ».

* * * * * * *

Il y a de nouveaux commerces place Plombette, semble-t-il. Un magasin de fringues, un disquaire, un magasin de fringues, une banque, un magasin de fr — Tiens ! ça n’est pas le même que la dernière fois, il y a ... quatre, cinq ans ? Daniel passait, le ventre creux, il n’avait pas grand chose en poche, il cherchait la boutique-comptoir de la vendeuse de hots-dogs, sandwichs et pizzas, mais impossible de remettre les yeux dessus, elle n’était plus là ; c’était fort de café : il lui avait acheté des dizaines de saucisses, jusqu’à trois par jour, quand il allait encore à l’hôpital, l’époque n’était pas ancienne et révolue au point qu’il ait oublié l’emplacement.

Il avait marché de long en large, se demandant si ça n’était pas arrivé, depuis le temps qu’il en rêvait, adolescent déjà, plongé dans les livres de science-fiction, se disant : « Ça y est ! J’ai fini par la traverser, la faille du continuum spatio-temporel. Cet univers-ci ressemble au mien mais il est différent, regardez : la concierge n’est pas coiffée pareil, et ici "Guerswhyn" ne prend pas d’ "y", d’ailleurs chez moi le canapé n’est pas contre la cloison - à moins que je ne me sois tout simplement trompé d’appartement... » et il avait ri jaune, parce qu’il lui en était arrivé bien d’autres ces dernières années avec les mélanges divers et variés héroïne-librium-vodka ou codéine-crack-rhum et que sais-je encore ?

Perplexe, il avait reculé jusqu’au centre de la place, avait fermé les yeux, tenté de se rappeler physiquement l’échoppe coincée entre deux vitrines de mode. Il n’avait bien sûr aucun souvenir des boutiques voisines, cependant il revoyait clairement le comptoir, le bac à saucisses, les pizzas : il était sûr, c’était bien ici, il passait souvent avant d’aller à la gare, et c’est en y allant qu’il avait un jour décidé d’en prendre deux mais pas le train, son foutu train, leur foutu train.

Et puis, derrière les paupières fermées vint l’illumination, le souvenir des deux marches à gravir pour se retrouver à hauteur du visage de la femme, de ses yeux fatigués, et lui dire : « Un hot-dog... Non, deux ! » et elle : « Vous avez très faim, aujourd’hui ? » et lui : « Non, c’est parce que c’est la fin ».

Deux marches. Il y avait deux marches. Il avait ouvert les yeux, et elles étaient là, ces deux marches, devant lui. Mais au-dessus il y avait une vitrine, des fringues et une souris grise agenouillée dos à la vitre, tirant sur le pli d’une robe, son cul rond et ferme serré dans une jupe droite. Finis, les hot-dogs, finie la femme vivante, plus que des mannequins figés et de temps à autre l’intrusion fugace d’une paire de fesses incongrue... — un magasin de fringues, un magasin d’armes (arbalètes, fusils à pompe, nunchakus, couteaux de lancer, fléchettes au curare, frisbees à bords tranchants, arcs automatiques, tomahawks à deux coups et boomerangs télécommandés), un magasin de fringues, une boutique de lingerie fine, un magasin de fringues, un salon de thé, un magasin de fringues, une boutique d’antiquités (vieilles dentelles, porcelaines précieuses, boîtes en acajou, chandeliers de familles, secrétaires marquetés) un magasin de fringues, une banque.

Daniel oblique tristement dans la rue des Marchands, passe devant l’ancien magasin de bandes dessinées transformé en Sex-shop - et ça fait des lustres, mais pendant une friction de seconde il se prend à espérer que le contraire est arrivé... eh ! non. Enfin, au moins la crèmerie est encore en place. Est-ce que leur fromage de chèvre a le même goût qu’il y a cinq ans ?

De la rue des Marchands il voit un attroupement sur le trottoir du Shogun, un homme en blouson sur blouse blanche refermer les portes du camion blanc. Le camion s’éloigne au son et lumière du gyrophare, le centre hospitalier est dans l’autre direction mais il va sûrement aller tourner là-bas dans le boulevard.
Daniel traverse la rue, longe le trottoir en direction de la librairie. Par paquets inégaux les passants se détachent, se dispersent, s’en serrent cinq : « Bon, ben cépaltout bonne journée faut qu’j’y aille. »

Le voici devant le Shogun. Dans la vitrine il remarque quelques titres : Le rat dans le labyrinthe de P.J. Frigate (il l’a déjà lu, Burt le lui a envoyé dès sa parution aux States), La Cérémonie de Unica Beaver, Bernard Gutyer Oeuvres Graphiques 1982-1992, deux albums de Frank Sienkiewicz et l’épais volume, portant en couverture ces mains en noir et blanc tenant un stylo au dessus d’un cahier et son coeur se met à battre plus vite quand il lit les noms, Cinoche, Marcoeur - Alors, ça y est... - et sur un panonceau juste au-dessus, le visage amical du grand écrivain son sourire timide, des mots des dates, mardi 22, vingt-trois heures, débat, Jérôme Cinoche, Les Cahiers Marcoeur : Vivre ou Ecrire ?

Un noeud dans la gorge, les yeux brûlants, Daniel appuie son front sur la vitre. « Deux fois en moins d’une heure, ça fait beaucoup... » A travers la buée, son regard dépasse les livres, s’insinue entre les pans du paravent, aperçoit Mitsuko, toujours aussi belle mais pâle aujourd’hui, le grand blond à tignasse lui tend un verre d’eau et elle hoche la tête non merci. Sur le trottoir, trois mètres à gauche, un type discute avec le cafetier : « Fait son malaise en entrant... Trop picolé, vous croyez ? ... M’en avait tout l’air ou bien c’est un épilepsique... »

Avec une grande inspiration, Daniel pousse la porte du Shogun. A son entrée, Mitsuko lève la tête et le regarde, mais ne le reconnaît pas - il a dû beaucoup changer, elle pas du tout. La librairie non plus, toujours de la musique, Radio Tourmens sûrement, dix contre un que ce qu’on entend c’est le grand Jacquot de poussière eh ! oui, un grain de poussière et on dirait que... oui, elle se lève son visage est pâle mais elle vient vers lui, elle tend les mains : - Oh ! Daniel c’est toi c’est bien toi ? - Oui, Feuille de Saule, Daniel Zaks est de retour tu ne rêves pas, qu’est-ce que tu croyais ? Que j’étais mort ?

(A suivre...)


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Merci à Louise Kelso-Bartlebooth pour la préparation de ce chapitre.


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