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"Les Cahiers Marcoeur", 53e épisode
Article du 21 octobre 2004
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(Bruit de page qu’on tourne)
Toujours Emmanuel. Difficile d’en finir, avec lui. Il y a des individus plus coriaces que d’autres. S’il avait été Marcoeur, il aurait pris la précaution de rédiger le Manuscrit C.H.E.K. sur du "papier permanent", non-acide, qu’il aurait fait venir à prix d’or des Etats-Unis. Pour être sûr que son texte soit encore lisible dans 99 ans.
Il écrit sur son cahier. Une saynète : Petit déjeuner familial. Le père et la mère déjeunent avec des valises sous les yeux. L’aînée raconte le rêve qu’elle a fait, soupire qu’il est beau je voudrais m’en souvenir toujours même quand j’chrai morte. Regard effaré des deux parents. Un méchant voulait vous couper en mille morceaux, on se cachait tout le temps, c’est amusant de se cacher tout le temps. Le cadet saute du banc j’fais du skate vrrrrroummm sur le toit d’un camion sur une autoroute grande comme... comme l’Amérique ! Le benjamin tête vigoureusement son pouce. Quand on approche la cuillère de bouillie, il met ses doigts devant ses yeux et joue à Coucou-le-voilà. Il remet son pouce dans la bouche. La mère le supplie de laisser de la place pour la cuillère.
Le bébé : Dada ? dada ? dadadadadada ! Le père : Je m’en vais ! La mère : Oh, j’en ai marre de ce gosse. Le père : Moi aussi, et de tous les trois et de cette vie à la noix, alors je m’en vais. La mère : Pardon, tu disais ? Le père : Tu reveux du thé ? La mère : Oui je veux bien. Le père : Je disais que je m’en vais. La mère : Ah ? et tu reviens quand ? Le père : Je ne reviens pas. La mère : Tu me passes le sucre ? Allez, mon chéri, encore une cuillère... Le bébé prend le bol des mains de sa mère : Daddadadada - Crasshhh !
Emmanuel, toujours. Une lettre. Ouvrez les guillemets : Vous trois - Vous quatre, le cas échéant, s’il attend la panne de stérilet pour se remuer - Ne m’en veuillez pas.
Je m’en vais parce que je ne peux pas faire autrement. Je suis déjà loin, d’ailleurs. Loin de vous par la pensée, par les gestes, par l’attention. Je n’ai pas envie de laisser les choses pourrir. Je ne tiens pas à me retrouver toujours plus sombre, toujours plus insatisfait, en proie à des questions sans réponse. Je ne veux pas voir grandir mes enfants et lire dans leurs yeux "Pourquoi n’as-tu rien fait de ta vie ? Pourquoi es-tu si terne, si endormi, si paresseux, si impuissant ? Pourquoi as-tu laissé la vie passer sans la prendre à bras le corps, par devoir ou par facilité ?" Je ne veux pas que (nom de l’épouse) et moi passions nos journées tantôt à nous guetter, tantôt à nous chercher, tantôt à nous fuir.
Je ne veux pas, je ne veux plus de cette alternance entre silences lourds de sous-entendus et séances de pilonnage verbal ou de ramonage sexuel. Je ne veux pas être le type qui reste par hygiène ou par sens moral. Je ne veux plus la regarder comme une petite fille parce que ça me rassure, parce que ça m’évite de me comporter comme un adulte face à elle et de lui dire que je ne veux plus, je n’ai plus envie, je n’ai plus la force de vivre avec elle. Je n’en ai plus le goût, l’ennui me terrasse, les contingences matérielles m’engluent plus sûrement que du bitume, et surtout je ne suis plus le même homme qu’avant.
J’ai laissé le compte courant à sec mais je n’ai pas touché aux plans d’épargne. Je pense que tout ira bien puisque aujourd’hui a lieu le dernier prélèvement pour la maison. Je prends la deux portes, vous aurez besoin du break. Ne me recherchez pas. Ma mère ne saura pas où je me trouve puisque je ne l’ai pas prévenue jusqu’ici. Vous n’aurez pas à le faire : je lui écris pour le lui expliquer et lui dire que vous n’y êtes pour rien. Tu n’y es pour rien, (nom de l’épouse), c’est vrai. Ce n’est pas que je ne t’aime plus du tout, c’est que cet attachement ne m’aide en rien à supporter l’insupportable, le sentiment d’engluement dont j’essaie de me défaire et que cette année sabbatique a révélé.
Ne regrette rien, je pense que tout cela aurait eu lieu de toute façon, tôt ou tard. Je laisse une lettre pour qui te posera des questions. Ça n’est que ma version des faits, tu es assez grande pour donner la tienne et juger s’il est utile de faire connaître mes motifs. Moi, je ne suis pas assez fort pour grandir à vos côtés et ravaler mes espoirs et mes rêves, (ou les sublimer, c’est comme on veut), mais je suis assez grand pour m’en aller. Fermez les guillemets
- Et là dessus, il s’en va ? demande Dolorès en reposant le cahier. - Ouais, dit Emmanuel d’un ton désabusé. Il s’en va. Lorsque sa femme revient, il n’a même pas imprimé le texte, il a laissé un mot sur le bureau avec le nom du fichier : AIMARRE.DOC... Pff...
- Comme tu dis... Alors, elle lit la lettre à l’écran. Lorsqu’elle a fini de lire, elle n’en croit pas ses yeux, elle regarde autour d’elle, elle regarde même sous le bureau parce qu’il lui a déjà fait ça une fois, il s’était caché au fond contre la mansarde au milieu des cartons vides et elle l’avait cherché sans arrêt pendant une bonne demi-heure, avec d’autant plus d’angoisse qu’il faisait nuit, que toutes les portes et fenêtres étaient fermées de l’intérieur et que son trousseau de clés pendait sur l’une d’entre elles. Elle travaillait dans le bureau au rez-de-chaussée et ne l’avait pas entendu descendre. Evidemment, puisqu’il n’était pas descendu. Il avait beaucoup ri de son angoisse, il jouait comme ça de temps en temps à l’inquiéter. - Quel salaud ! - Tu trouves ?...
(Long soupir. Silence. Petit bruit sec de l’enregistreur que l’on dépose sur la table sans l’éteindre. Bruit d’une chaise qu’on recule. Quelques pas hésitants. On ouvre le robinet. On fait couler de l’eau. On referme le robinet. On pose un objet métallique sur un autre objet métallique. Sifflement, cliquetis et pof ! du gaz qui s’allume. Nouveau bruit métallique. Quelques pas à nouveau. Clic. Un filet de voix très lointain. programme musical de la matinée consacré aux années soixante-dix et vous êtes nombreux à nous demander - bruit de la chaise. Bruits entrechoqués de l’enregistreur qu’on reprend sur la table. Tandis que la voix reprend, la musique en arrière plan sonore est tantôt audible tantôt très lointaine.)
Mmhhh. Le même. Au clavier, cette fois-ci. Il tape comme un fou. Il tape par frustration. Il fonce, sans se retourner. Il tape même si ça ne sert à rien. A gauche douze articles à traduire pour la Rigueur, ça fait trois semaines que Durozaire lui envoie fax sur fax et qu’il ne répond pas ; à droite toutes les liasses de ce qu’il a déjà écrit pour Mère Morte et qu’il n’a pas le courage de relire, et qu’il n’a pas le courage de reprendre, et c’est entre ces deux pressions convergentes mais de sens opposé qu’il s’est rué sur le clavier pour écrire, écrire pour s’échapper, écrire pour ne pas penser à ce qu’on ne peut pas et ce qu’on ne veut pas écrire.
Il écrit - Ouvrez les guillemets - Ça ne sert à rien d’écrire un roman de plus. Qu’est-ce que c’est qu’un roman de plus dans la jungle - que dis-je ? - le Hong-Kong des livres. Les livres naissent sans retenue, se pressent, s’amoncellent et survivent parfois à peine le temps de dire "Tiens j’ai vu tel livre passer". Qu’est-ce que ça peut foutre un roman de plus ? Bon, un livre pratique, encore. Le spleen mode d’emploi. Ou médical : Comment soigner son spleen. Par exemple. Ou botanique : Cultiver son spleen sans peine. Conjugal : His and hers. A comparative study of marital spleen. Régional : Le spleen à Boulogne-sur-Seine. Sociologique : Les nouveaux adeptes du spleen. Bio-techno-psychoéthique : Les années 2000, comment les traverser sans spleen. Vécu : J’ai vaincu le spleen par la neuroprogrammation vidéo-linguistique transpariétale. Documentaire : Cent-soixante-dix-sept spleens d’auteurs (photographies de Gérald Leibowitch-Dupneu). Votre chien et le spleen. Spleen automobile. Le retour du spleen. Le fils du spleen. La vengeance du spleen. Je m’égare. Qui se souvient de ce qu’est le spleen, d’ailleurs ?
Mais un roman, un roman de plus ? Et qui déborde de sentiments, de mal de vivre, de demande d’amour, de ruptures, de choses bien mièvres et inutiles. A quoi bon ? A quoi bon donner le spectacle de ça, ou plutôt l’absence de spectacle. Tirage unique : trois mille sept cents exemplaires. - Je vous en mets combien ? - Oh, deux, ça suffira, mes tables sont encombrées, vous savez, et c’est juste parce que la couverture est vraiment blanche, ça change, ça repose, mais de toute façon je n’aurai pas le temps de le lire... c’est bien ?
- Ouais, enfin bon c’est un roman. Vous savez comme ils sont, les romans, monsieur le libraire. - Eh oui, je sais. Mettons-le avec les autres romans. C’est quoi, d’abord ? Un roman sentimental, encore ! Ah, il y a un médecin dedans ? Alors peut-être entre les souvenirs du Professeur Bernachon, le pédiatre d’adultes qui n’ont pas grandi, et la pile de Marc-Auguste Dugradin. Il marche fort, celui-là, vous m’en remettez une cinquantaine avant la fin de semaine ? Tiens j’en coince un ici, il encombrera pas. Et l’autre en rayon, mais dans la rangée de derrière, autrement ça prend trop de place....
C’est vrai, ça, à quoi bon ? Un livre d’économie, je dis pas. Ça bouge tout le temps. Un livre d’histoire, pareil. Un pamphlet. Un récit de voyage. Un livre de cuisine. Un conte pour enfants. Un ouvrage d’art. Une monographie de musicien. Une série d’entretiens rares avec un personnage disparu. Un manuel d’auto-apprentissage à la maîtrise d’un logiciel informatique. L’autobiographie d’un assassin. A la rigueur. C’est du savoir. On apprendra toujours quelque chose. Mais un roman. C’est doucereux, en plus. Larmoyant. Cucu. Plein de bons sentiments à vomir. A quoi bon ?
Parce qu’après avoir écrit, il faut poster. Ronger son frein. Attendre. Parfois, mais rarement, éplucher les contrats histoire de pas se faire entuber. Réclamer l’à-valoir. Se battre pour faire un service de presse. Attendre les articles.
Perte de temps. On ne vit plus. On n’écrit plus. A quoi bon, surtout si personne ne doit le lire.
Une seule solution : Marcoeur. Il a bien raison, Marcoeur : il ne cherche plus à publier. Sortir, rentrer, monter, descendre, ti fais comme ti veux, mais ti écris. Ne plus faire autre chose qu’écrire. Et même ne plus vivre. La vie est trop moche. De toute façon un jour il faudra mourir. Mais au moins, on en aura vu d’autres vivre et mourir, on en aura fait vivre et mourir.
Les nourrissons qui s’arrêtent de respirer alors que leur mère ne les a même pas grondés. Les vieux qui glissent sur le parquet ciré le matin même par la portugaise sous-payée. Les couples qui ratent un virage avant d’avoir pu rentrer chez eux pour tirer un coup. Les agriculteurs qui se retournent le tracteur sur le buffet. Les mères squelettiques dont les seins ressemblent à des outres vides. Les orphelins qu’on frappe à mort dans les pensionnats bien-pensants. Les prisonniers dont on défonce le cul à coup de canettes de bière. Les clochards sur lesquels on roule en se disant machinalement que, pourtant, elle a été refaite récemment cette chaussée. Les filles de joie qu’on défigure au café bouillant - Non, ça c’est vraiment trop dégueulasse.
(Bruit de griffouillis sur le papier) - A propos, et mon eau, elle bout pas ? Si ! (Bruit de chaise. Trois pas. Bruit métallique. Crépitement de l’eau qu’on verse sur le café. Bruit métallique. Trois pas. Bruit de chaise. ) Où en étais-je ? Oui - Un roman, à quoi bon ? Ou bien noir, alors. Bien noir. Fermez les guillemets.
Salaud de RM, conclut Manu entre ses dents. De toute manière, il a déjà tout écrit. Tout ça ne sert à rien. Je ferais mieux d’aller passer l’aspirateur.
Manu regarde tristement l’écran, enfonce la touche Echappement et actionne la commande Quitte.
(Bruit de page qu’on tourne)
Il pense à sa mère. Au souci qu’elle va se faire. Elle se fait toujours du souci. Il a de qui tenir. Parfois, quand il n’est pas trop tendu, il parle avec elle. Du temps passé. De son enfance. De la manière dont il voyait ses parents. De son adolescence tourmentée. - C’est vrai, mon fils ? Tu as eu une adolescence tourmentée ?
Elle l’écoute, le reprend, corrige ses perceptions fautives. Parfois, quand il lui dit quelque chose d’un peu plus difficile, en général sur un ton moqueur, elle fronce les sourcils : - Mon fils, quand tu me dis des choses pareilles, je me fais beaucoup de souci rétrospectivement ! - Oui, Maman. Je comprends. Mais ça n’est pas grave. Ce qu’il y a de bien, dans le fait de se faire du souci rétrospectivement, c’est qu’on peut imaginer toutes les catastrophes possibles en sachant qu’elles sont pas arrivées. Quand on est angoissé, c’est presque rassurant, finalement ! (Rire étouffé)
Emmanuel, dernière. Si, si, je vous jure. Après dîner, il monte le dos courbé dans son bureau et, sans jeter le moindre regard aux appareils tous débranchés, il se glisse sous le bureau, sous la chaise et tend la main entre les cartons entassés sous la mansarde. Il en sort une guitare dans sa housse. Assis au bord du fauteuil, il se met à gratter vaguement, doucement, à retrouver de mémoire les doigtés oubliés en pensant que c’est une maison bleue accrochée à ma mémoire, que le temps est loin de nos vingt ans, que yesterday all my troubles seemed so far away et chuis qu’un grain - mais Tara et Mathieu entrent dans le bureau.
- Vous n’êtes pas encore couchés ? - On t’a entendu jouer de la guitare... - Dis papa tu nous chantes des chansons ? Demain ya pas d’école... - Oh oui ! La chanson qu’on écoute dans la voiture, celle où le monsieur dit qu’il est qu’un grain de poussière /qui colle à tes bottines/qui bloque la machine/qui fait d’une ville un désert/rien qu’un grain de poussière/fils de la terre et du vent - Ah, ça c’est marrant, tiens (chaise qu’on recule, trois pas et le filet de musique de tout à l’heure se change en une mélodie audible) perdu comme un enfant/dans l’oeil du firmament/prisonnier d’un courant d’air/un grain de poussière/fils du soleil et du vent.
(Bruit de pages qu’on tourne. La chanson se termine par un superbe solo de guitare. Le son de la radio baisse lorsque la chanson suivante débute.)
Allez ! le dossier vert, aussi, on arrive à la fin, un bout de dialogue, Yuth et Bonelli probablement, ouvrez les guillemets : - Bon, mais ça veut dire quoi, C-H-E-K ? - Ah, voilà ! Figurez-vous que jamais Marcoeur n’écrit le titre du manuscrit en entier. Il n’en donne que les inititales, en haut de chaque page. J’ai longtemps séché là-dessus. Pour le c et le e, c’était assez simple : une mention retrouvée sur un support inhabituel - pour être précis, le capot d’une voiture garée devant chez Laetitia Desorme - précisait : "Cet H en K".
Les possibilités se réduisaient. Mais je n’ai pu deviner le sens des deux autres lettres qu’en lisant l’intégralité du manuscrit que Jérôme Cinoche avait recueilli. Voyez-vous, même s’il s’agit d’un texte inachevé, à moitié rédigé, il était clair que le manuscrit était construit selon deux axes principaux. Il s’agit d’une part d’une "autobiographie imaginaire". Le h renvoie donc clairement au mot homme. Restait le k. Une lettre peu usitée en français. S’agissait-il d’un nom commun ou de celui d’un personnage ? S’agissait-il d’une allusion à Kafka ?
J’ai décidé de procéder de manière logique, en allant tout simplement chercher dans les dictionnaires ! J’ai trouvé trois dictionnaires dans la bibliothèque de Marcoeur. Un petit dictionnaire orthographique, un dictionnaire de langue usuel, et un dictionnaire anglais-français. J’ai relevé tous les mots qui commençaient par k. Il n’y en avait que sur trois pages, mais Ça faisait quand même beaucoup : kaléidoscope, kimono, kabbale, kaki, kart, karma, kayak, kermesse, khâgne, koala, klinefelter, kippa, kangourou, kibboutz, kilomètre, kiosque, kilt, etc...
Etant donné le contexte, ça ne pouvait guère signifier Cet homme en kimono. Mais ça aurait pu vouloir dire Cet homme en kilt, ou en kiosque, ou en kayak, pour illuster le sens de l’humour de RM et signifier des choses aussi précisément cruciales à ses yeux que pouvaient l’être, mettons : l’ambivalence de la sexualité de tout être, le désir d’être lu par l’homme de la rue ou la fuite irrépressible du radeau de la vie sur la rivière du temps.
Mais je me suis mis à réfléchir à la nature du texte que nous avions devant les yeux. Un texte fragmentaire, précédé et annoncé par de nombreux autres textes, éparpillés sur de multiples supports. Un texte qui avait besoin, pour prendre tout son sens, d’être recomposé, remonté, réassemblé - voire même terminé par le ou les lecteurs, puisqu’il s’agit d’un texte inachevé ! Et finalement, j’ai trouvé ! En cherchant un mot français ou vaguement asiatique, à cause de la première lettre, je faisais fausse route.
C’est le dictionnaire anglais-français qui m’a mis sur la voie : Marcoeur a vécu aux Etats-Unis, il mentionne qu’il rêve souvent en anglais, que, parfois, lorsqu’il cherche un mot, le mot lui vient d’abord en anglais et soudain, c’est le cas de le dire, tout s’est mis en place j’ai pensé à un mot que je connaissais bien, un mot qui en anglais désigne à la fois un "contenant" et un "nécessaire" à outils, et qui en français est devenu synonyme de "jeu de construction", d’"objet à assembler". Le titre du "manuscrit" convenait parfaitement à une fiction traitant d’abord de sa propre élaboration.
C’était, tout simplement : Cet homme en kit.
(Bruit de papier froissé. Echo étouffé d’un papier tombant sur d’autres papiers.)
Le grand cahier rouge et noir, Frédéric.
(Soupir)
Yves sort de la chambre, laissant derrière lui la femme douloureuse mais digne, au chevet de l’homme qui vient de mourir. Il se dépêche de redescendre à la rotonde. Les infirmières s’agitent : - Ah, te voilà ! On te cherche ! Où étais-tu ? - Eh ! je peux pas être partout à la fois qu’est-ce qui se passe ? - C’est le type qu’on nous a amené tout à l’heure, il n’arrête pas de vomir du sang... - Mais on ne lui toujours pas fait sa fibroscopie ?
Dans le box, l’homme est couché en chien de fusil sur le lit, il a arraché ses perfusions, son corps est secoué par d’épouvantables efforts de vomissements. Yves le prend dans ses bras, le retourne vers lui. Un jet de sang jaillit de sa bouche et inonde blouse et chemise, dégouline sur leurs bras et leurs mains. Yves serre le moribond contre lui. Il se retourne vers l’infirmière : Allez me chercher un cathéter et rappelez le gastro ! Puis, il parle doucement, très doucement : Tenez bon, mon vieux, ça va s’arrêter, on va vous tirer de là. Frédéric ouvre les yeux et le regarde. Son corps est moite, frissonnant, exsangue. Il murmure : Non, merci, c’est pas la peine...
Sa pomme d’adam se contracte convulsivement, un jet de salive sanglante sourd à nouveau des lèvres livides, le corps pantelant tremble un peu et tandis que la tête glisse doucement en arrière, le regard se ternit.
Mardi soir, en rentrant, Alice trouvera le paquet. Frédéric l’a posté dimanche, au retour du parc. Quand Alice l’ouvrira, elle y trouvera trois stylos - un Whilhelmina laqué équipé d’une cartouche bleue, un feutre rouge, un stylo plume jetable à encre noire - serrés dans un étui de cuir. Et un petit cahier à couverture grise, dont le contact et le titre la feront frissonner.
Elle n’aura pas encore appris la nouvelle.
Elle voudra ouvrir le cahier mais n’y parviendra pas : soigneusement, les unes après les autres, Frédéric en a collé les pages.
(Bruit de page qu’on tourne)
(La voix est à présent plus sourde, les paroles prononcées comme dans un souffle) Yves sort de la rotonde. Il s’est déshabillé et a enfilé un "pyjama" bleu. Il a roulé en boule ses vêtements ensanglantés. Il serre les dents.
Tout à l’heure, la mort paisible, presque inaperçue de l’homme qui écrivait ne l’a pas bouleversé autant que celle-ci. Il marche lentement dans le couloir. Antoinette sort de la cuisine, elle range un mouchoir dans sa poche et dit : Il y a du café, M’sieur Szax, vous en voulez ?
Yves ne répond pas, il hoche la tête machinalement et entre dans la cuisine. Quand Antoinette verse du café dans sa tasse, il s’en rend compte à peine, oh merci, merci, ça me suffit. Il est perdu, maintenant il n’y a plus rien, plus d’homme qui écrivait, plus de pancréatite aiguë hémorragique qui vous grille un type de trente-cinq ans comme si c’était un papillon de nuit, plus d’amour plus de vie plus de filles plus de livres - et d’ailleurs même plus de page dans ces foutues chemises ce foutu dossier vert ce foutu cahier rouge et noir, il n’y a plus que le petit cahier, le petit cahier noir trois ou quatre pages à peine, et ce sera fini, et quand il n’y aura plus rien d’écrit, plus rien à lire, il faudra continuer les mains nues à voix nue si on ne veut pas que ça s’arrête tout à fait...
(Souffle sur le micro, respiration heurtée, chocs divers, bruit de feuilles qu’on déplace, la voix reprend)
Sur l’évier est posé un poste à transistors. Yves l’allume, il a besoin d’une voix, d’une présence, n’importe quoi, quelqu’un, des mots, peu importe, une chanson à la con, un entretien de star déchue, l’annonce d’un cyclone, n’importe quoi pour se changer les idées et ding-dang-dong voici notre flash d’information.
(Bruit de chaise qu’on recule, le son de la radio s’élève dernière chanson avant le flash de dix heures, pour Tara Mathieu et Pierre de la part de leur papa qui pense beaucoup à eux premières mesures à la guitare, bruit de chaise à nouveau cette fois-ci pas de choc avant ni après, on n’a pas dû lâcher le petit enregistreur, Claquement sec de quelque chose qu’on laisse tomber sur le carrelage)
Attention : Le prochain épisode des Cahiers Marcoeur sera le dernier.
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