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"Les Cahiers Marcoeur" 4e épisode
LA CHEMISE MAUVE : BRUNO
Article du 2 mai 2004

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LA CHEMISE MAUVE : BRUNO

Il était encore prisonnier des brumes lorsqu’un tressaillement de Pauline l’a attiré de l’autre côté. Il ouvre les yeux. Il est allongé sur le dos. Sa tête a glissé du petit oreiller. Ses bras nus sortent des draps, ses mains agrippent la tête du lit, tirent, font gémir le bois.

Il se retourne vers Pauline. Ses épaules sont soulevées par un profond soupir, puis s’apaisent. Il la regarde un long moment, retardant le moment de la toucher. Dès qu’il posera la main sur elle, Pauline se retournera, les yeux encore clos, soupirera à nouveau et dira : « Bonjour, Vous... ».

Il la regarde, caresse doucement la nuque brune et les épaules, se penche plus près, l’enlace comme pour l’empêcher de bouger, recouvre de son bras les seins de la jeune femme, colle son ventre contre ses fesses, boit la chaleur de son sommeil. Pauline frémit, elle ne lutte pas contre le bras qui la tient doucement, elle ne tente pas d’échapper au corps lové contre elle.

Elle sait, elle sent : il ne veut pas qu’elle bouge. Elle sourit sans ouvrir les yeux, elle se laisse aller.

* * * * * * *

Bruno se lève. Il est 7 heures. Il débranche le radio-réveil, passe le survêtement posé au pied du lit, ramasse le livre ouvert sur le sol et sort sans bruit de la chambre.

Dans la cuisine, les volets sont restés ouverts. Le jardin lui apparaît blanc de givre. Il ne fait pas aussi clair qu’il le pensait. Il branche la cafetière électrique. Pendant que l’eau postillonne sur le café en poudre, il fait griller du pain, pose sur un plateau deux tasses et deux assiettes, une seule cuillère, deux verres qu’il emplit de jus d’oranges, un pot de confit d’amandes et du fromage frais, quelques galettes de pain azyme. Ensuite, il s’assied à la table de formica et retourne le livre.

Comme toujours - il ne cesse de s’en étonner - ses yeux se posent précisément sur le dernier mot lu la veille. Mais ce matin son regard parcourt les lignes sans parvenir à leur donner corps, sans réussir à réveiller leur sonorité dans la boîte à écho de son crâne. Ses pensées sont encore brouillées des rêves de la nuit, du corps chaud de Pauline, de la journée qui commence, le voici au bas de la page sans avoir compris ce qu’il vient de lire. Plusieurs fois, les grandes vitres sans rideaux ont vibré au passage des voitures fonçant dans la ligne droite.

Derrière lui, le pain saute pour la troisième fois, la cafetière s’est tue. Il se décide à abandonner son détective de choc favori dans sa quête d’une blonde ravageuse, d’un sac de diamants et d’un malabar muni d’un gros calibre.

Portant le plateau du petit déjeuner, Bruno pousse la porte de la chambre. Il pose à tâtons le plateau à la place qu’il occupait tout à l’heure, fait le tour du lit et se penche vers Pauline.
- Bonjour, Vous...
- Mmmmonjourvoufff... Elle s’étire et tend les bras vers lui. Quelle heure est-il ?
- Sept heures vingt, par là.
- Je n’ai pas entendu la radio...
- Je l’avais débranchée.
Il ouvre la fenêtre, rabat les volets.
- Vous avez bien fait de mettre votre voiture au garage, tout est gelé ce matin.
Pauline s’assied dans le lit, s’enveloppe dans le drap en sentant l’air froid. Sur une chaise, Bruno prend un grand peignoir de bain bleu nuit qu’il tend à sa compagne. Elle sourit et enfile le peignoir. Bruno la regarde faire avec tendresse, surtout au moment où les seins ronds de Pauline disparaissent derrière le tissu éponge. Il s’assied près d’elle et pose un baiser sur ses lèvres.
- Mmm, fait Pauline. Je rêvais que je vous apportais votre petit déjeuner au lit. Vous m’avez prise de vitesse. Comment faites-vous pour vous réveiller comme cela, tout seul ?
- Je ne sais pas. L’habitude. Au lycée, je me levais à 6 heures, pour travailler tranquillement. Ou lire. Surtout pour lire, à vrai dire... Ça m’est resté.
Il lui tend la plus grande des deux tasses de café, elle se chauffe les mains à la porcelaine. Il tartine un morceau de pain, le présente à ses lèvres. Elle le regarde, baisse les yeux et mord dans la tartine. Il est constamment étonné par tout ce que ses lèvres signifient en un simple frémissement. Ses lèvres retiennent les mots, c’est son sourire qui parle.
Ils déjeunent en silence.
Elle dit : « Allez-y, je vais ranger ».

Il entre dans la salle de bains. Comme chaque matin, il hésite. Barbe ou douche pour commencer ? Barbe d’abord. La douche le détend trop. Lever le rasoir, s’arracher la peau est ensuite une corvée. Une fois rasé, il ne prend pas la peine d’enlever ce qui reste de mousse sur les oreilles, sous le nez, sur la pomme d’adam : il se glisse sous la douche, lui laisse finir le travail.

Il aime cet enfermement dans le verre et la vapeur d’eau chaude. Quand il referme l’eau et fait coulisser le panneau vitré, Pauline est là, qui lui tend l’autre peignoir bleu nuit, et se glisse à sa place, non sans l’avoir embrassé dans le cou du bout des lèvres. Il aime ces gestes minuscules, les effleurements, les contacts infimes par lesquels elle se fait si présente.

Le téléphone sonne. Il est encore en peignoir. Il se frotte quelques secondes en maugréant « Quel est l’emmerdeur qui ? » avant de décrocher.
- J’écoute !
- Le Docteur Sachs ? C’est madame Monguillou, des Aulnaies. C’est pour mon fils....
- Oui ?
- Ça ne va pas mieux, Docteur, pas du tout...

Oh ! qu’il n’aime pas ça ! L’angoisse des mères, leur impatience, le constat d’impuissance auquel elles le renvoient si la fièvre ne tombe pas, si la toux persiste, si le mal de ventre tarde à disparaître... Il sait pourtant - il a appris - que l’angoisse baisse d’un ton lorsqu’il dit : « Je viens » ; qu’elle a presque disparu lorsqu’il franchit le seuil de la maison, qu’elle cède la place à la gêne - « Je suis désolée de vous avoir dérangé » - dès qu’il se penche sur l’enfant et que celui-ci se trémousse de rire sous ses tentatives d’examen. Cette gêne des parents lui est presque aussi désagréable que l’angoisse qui l’a précédée. Il n’a pas encore réussi à se défaire de l’étrange culpabilité qu’il éprouve à leur montrer qu’ils se sont inquiétés pour presque pas grand-chose.

Souvent, il se dit qu’il va brancher son répondeur tous les soirs, et ne l’éteindre le lendemain qu’au moment précis - clairement indiqué sur ses ordonnances et sur les feuilles volantes qu’il prend la peine de faire photocopier, d’ailleurs ils ne se font pas prier pour en ramasser six à la fois dans la salle d’attente, alors ils n’ont qu’à les lire, enfin, merde ! - où ses consultations commencent. Il ne s’est pas encore bien ajusté aux incidents imprévisibles auxquels l’expose sa fonction. Médecin généraliste. Médecin de famille. Médecin de campagne. Médecin de tous les maux, de tout le monde. Tout le temps. N’importe quand.

- Comment ça, pas mieux ? Il a encore de la fièvre ?
- Hier soir, il n’en avait plus, mais ce matin trente-neuf deux !
- Il a bien pris l’aspirine ?
- Oui, oui, et il boit beaucoup mais il ne mange pas...
- Mmmhh vous savez, cette fièvre peut durer trois ou quatre jours, ça ne fait que quarante-huit heures qu’il se soigne. Il va plus mal que l’autre jour ?
- Oh, non, il est moins abattu... mais ça ne s’arrange pas vite...
Ah ! voilà.
- Ç’est comme ça la grippe, vous savez...
- Oui, mais mon garçon à 22 ans c’est la première fois qu’il est malade et quand il ne peut pas aller travailler, il se sent bon à rien...
- Mmmhh. Vous voulez que je revienne le voir ?
- Ben, il vaudrait peut-être mieux, ça le rassurerait...
- Bon, je passerai en fin de matinée.
- Merci Docteur.
Quarante-neuf tonnes (de plus) sur les épaules, Bruno raccroche. Dans le grand miroir fixé au mur, Jerry Lewis le console d’une grimace.

Quand Pauline entre dans la chambre enveloppée de son peignoir sombre, Bruno est habillé mais elle le trouve assis au bord du lit, les mains jointes, les yeux tournés vers le sol. Elle s’assied près de lui.

- Vous êtes grave...
Il ne répond pas mais la prend par les épaules, la couche en travers du lit et, sans un mot, s’étend sur elle.
Leurs jambes croisées dépassent dans le vide. Bruno glisse son visage entre les pans du peignoir et pose la joue contre les seins de la jeune femme. Il ne la voit pas mais il sait qu’elle ferme les yeux. Elle caresse la nuque de Bruno.
- Dites-moi.
- Rien... Je n’aime pas ça. Je n’aime pas penser que vous allez rouler sur la neige ce soir...
- Vous avez raison... Elle s’écarte de lui et le regarde sans émotion apparente, affectant un air de profonde lassitude. Vingt-sept kilomètres, c’est trop. Il vaut mieux que je reste en ville. Et puis je serai tellement plus tranquille dans un appartement vide, sans homme pour me casser les pieds...
- Non, sérieusement, vous savez bien que je n’ai pas d’heure. Je n’aime pas penser que vous allez encore peut-être poiroter à m’attendre...
- Je ne poirote jamais quand je vous attend... Et puis je n’avais qu’à me trouver un homme qui sort du bureau à cinq heures. Ou même quelqu’un qui travaille dans le même service que moi, tiens. A la table d’en face. Charmant.

Elle ne met pas dans cette phrase toute l’ironie dont elle est capable. Elle sait que la neige n’est qu’un prétexte, la malheureuse excuse que Bruno se trouve pour ne pas lui demander de revenir passer la nuit avec lui. Elle ne comprend pas très bien pourquoi, elle sent qu’il y a à cela une raison bien précise, quand bien même Bruno lui-même la masque sous des explications plus attentionnées les unes que les autres. Mais, comme d’habitude, elle ne pose pas de question. Elle veut qu’il soit lui-même, qu’il trouve seul le chemin. Comme il l’a toujours trouvé jusqu’ici, vers elle, avec elle.

Ils sont dehors, à présent. La voiture de Bruno est recouverte d’une fine pellicule de glace. Il marche près d’elle en lui prenant le bras, ils font le tour de la maison. Il ouvre le garage, elle se glisse dans la berline verte.
- Elle va démarrer, vous croyez ? demande Bruno.
- Sûrement pas...
Elle sort en marche arrière, manoeuvre pour partir. Elle abaisse sa vitre, il se penche vers elle.
- Bonne journée...
- Je suis en réunion jusqu’à dix heures trente, dit-elle, vous vous souvenez ?
- Oui. Je vous appellerai après.
Elle pose un baiser dans le creux de sa main et s’en va.
Il reste un long moment au bord de la route à regarder s’éloigner le nuage de vapeur.

Avant de rentrer rassembler ses affaires, Bruno effleure la pellicule de givre qui couvre sa voiture. Il éprouve constamment de la répulsion devant ce qu’il faut combattre à mains nues. Et il déteste voir ceux qu’il aime s’escrimer avec un véhicule qui ne démarre pas ou racler un pare-brise gelé. Il laisse toujours Pauline ranger sa voiture à l’abri la nuit. Lui, il a tout son temps. Il passe la main sur ses joues. La peau lui fait mal. Il s’est encore coupé en plusieurs endroits.
Le téléphone sonne.

* * * * * * *

Il écrit : 16 février. Encore une fois, j’enfreins ma propre règle. Cette heure que je devrais consacrer à mes patients (il fait la moue en écrivant les deux derniers mots, hésite à rayer l’adjectif possessif et continue) je ne peux empêcher Pauline de la remplir.

Plus les jours passent, plus elle prend de place dans ma vie. Et moins je sais quoi faire. Faut-il d’ailleurs faire quelque chose ? Elle me rejoint le soir, mais seulement si elle sent que je le veux bien. Elle ne vient jamais ici comme si cela lui paraissait normal. Je sais toujours à quel moment je la reverrai. Je sais toujours si c’est moi qui la retrouverai chez elle, ou si elle viendra ici. Si je ne lui parle pas de la journée, je me sens mal. D’ailleurs, ça n’arrive jamais ! Mais si elle a vingt minutes de retard le soir, ou si j’arrive le premier, je m’inquiète. Ça doit bien vouloir dire quelque chose, non ? Je ne sais pas si je supporte mieux cette présence intermittente que je ne supportais d’être seul, au début.

(J’ai oublié ce que c’était qu’être seul. Une sorte de grisaille. Je me vois me lever, me faire à manger, travailler - attendre le client ! -, rentrer le soir, ouvrir une boîte de quelque chose, lire sur le coin de la table en raclant mon assiette, dans le filet de voix de la radio. Comme dans un de ces films des années 70, son direct et bruits ambiants, Jeanne Dielman épluchant ses pommes de terre ou Fassbinder en slip.)

Depuis que je l’ai rencontrée, cette maison n’est plus mon seul univers, et même en son absence elle n’est jamais vide. Et pourtant, elle ne s’est pas installée ici. Tout tient en très peu de chose : la petite valise rangée très soigneusement contre le mur de la chambre, le panier et les boîtes dans la cuisine, ses livres et ses papiers posés sur la table basse dans la salle. Elle pourrait tout rassembler d’un geste et disparaître, je le sais. Elle m’a signifié, dès les premières fois, qu’elle ne cherchait pas à m’imposer sa présence.

Je la trouve si différente aujourd’hui de la femme rencontrée il y a un an. Elle m’avait paru hautaine, distante. Elle est tendre, violente, directe. (Trop directe pour toi, mon bonhomme ?) Mais depuis cette "première fois" un peu... hors du commun, nous sommes passés du "no man’s land" professionnel à l’intimité d’une pièce aux rideaux tirés. Ce qui reste "Elle", la femme que je nommais ainsi dans ce journal il y a plus d’un an, c’est sa façon de continuer à vivre comme avant. La distance respectueuse qu’elle a toujours conservée face à moi, malgré la proximité des corps.

Il s’interrompt, relit la dernière phrase et tire deux traits sous les derniers mots. Il retourne en arrière. Deux pages et demie d’écriture.
« L’écriture penchée des passions », dit Pauline en souriant.
Bruno referme son cahier et le glisse près de l’autre, dans son cartable.
Il y a toujours deux cahiers dans son cartable. Celui qu’il remplit. Celui qu’il relit. Chaque matin - sauf urgence - il passe une petite heure à écrire, parfois à lire un peu : une revue, quelques pages d’un roman. Chez lui, après le départ de Pauline. Ou dans un café de Tourmens, lorsqu’il a dormi chez elle. Chez elle. Il y a encore un « chez elle » comme il y a un « chez lui ». Et il en sera ainsi. J’ai déjà fait mon choix : ne jamais imposer à une femme ma vie d’amputé. Surtout pas à cette femme.

Il referme le cartable, passe son blouson de cuir, attrape au passage le sac dans lequel il transporte ses outils professionnels et se met en route pour le cabinet médical de Play. L’horloge placée dans un coin de son crâne lui dit qu’il n’est pas loin de dix heures.

* * * * * * *

Madame Dugay a déjà ouvert la salle d’attente. Elle sort de la cour à vélo au moment où Bruno arrive. Elle arbore son grand sourire des matins frais et lui fait un signe qui veut dire aussi : à tout à l’heure. Vers quatorze heures, elle viendra répondre au téléphone, prendre les rendez-vous et ranger le cabinet médical. Bruno gare la voiture dans la cour de l’ancienne école recyclée en lieu de soins.

La salle d’attente est vide. Il aime qu’elle soit vide encore à son arrivée. Il aime avoir le temps de poser ses clés, de sortir de ses poches le porte-monnaie, le carnet dans lequel il note chaque jour le nom des patients reçus ou vus chez eux, la lampe-stylo noire avec laquelle il regarde la gorge des enfants - « Non merci, je n’ai pas besoin de cuillère... Allez ! Ouvre grand ta bouche mon petit bonhomme, voaaalà ! ».

Il aime avoir le temps d’enlever son blouson, de mettre une blouse propre - « Ah vous mettez une blouse, ça fait vraiment "docteur" ! » -, de remonter ses manches, de sortir son cahier du cartable, de prendre le téléphone - « Bonjour, Vous... Vous êtes bien arrivée ?... Non, personne pour le moment. Ils ont dû décider de me laisser écrire tranquillement » -, d’ouvrir le courrier, de prendre un des stylos, poser la plume rester en équilibre sur la pointe un instant, regarder les premières boucles se faire, Dix heures dix au cabinet médical, l’encre noire baver légèrement sur les lignes du papier un peu jaune, Madame G. est venue hier après-midi, laisser glisser : Elle sait que je ne consulte pas le mardi mais elle a repéré que je viens ramasser le courrier. Je me suis pourtant garé dans la rue voisine. Elle a sonné, insisté. J’ai fini par aller ouvrir, toujours la peur de la mort subite ou du gamin qui s’est ouvert le visage d’une oreille à l’autre,« Il va peut-être lui falloir deux ou trois points de couture, qu’est-ce que vous en pensez Docteur ? ». En la voyant j’étais soulagé mais j’ai pensé aussitôt : Encore elle ! mon dieu comment m’en débarrasser ? Elle s’est lamentée pendant trois quarts d’heure, se plaignant de tout, de rien, pour me lancer dans un souffle, au moment de franchir la porte, son habituel « De toute manière, tant que ça n’ira pas bien avec ma belle-mère... »

Et je suis assis là, comme une andouille, à tenter de retranscrire ce qu’elle ne m’a pas dit, comme s’il m’était possible de faire de l’ordre dans l’amoncellement de peines inaudibles ou sous-entendues qu’on me confie.

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