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"Les Cahiers Marcoeur", 47e épisode
LE DOSSIER VERT, 20
Article du 30 septembre 2004

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LE DOSSIER VERT, 20

Les Cahiers Magnifiques [1]

Les Cahiers Magnifiques (ou "manufacturés", comme Marcoeur les nomme parfois) occupent une situation centrale dans l’histoire de l’oeuvre. Retraçons brièvement le parcours déjà bien connu : dès son plus jeune âge, Marcoeur écrit beaucoup, dans des cahiers d’écolier, des copies, rédige de nombreuses lettres, etc. A l’adolescence, il se met à acquérir des cahiers toilés en grand nombre, et les utilise de manière très variée. Plus tard, il passe à des supports moins classiques, effectue diverses tentatives hors norme : informatique, supports extraordinaires, écriture laser, etc. Enfin, les pages blanches occupent l’ultime période de son travail, à ce jour.

Chronologiquement, les Cahiers Magnifiques s’insèrent au moment crucial où Marcoeur fait dévier l’objet cahier de son rôle de "support" à celui d’objet littéraire à part entière. C’est à ce moment que les cahiers de Raphaël Marcoeur deviennent véritablement les Cahiers Marcoeur. En le modelant, en le travaillant aussi radicalement que le texte lui-même, il épuise presque toutes les possibilités plastiques de l’objet cahier. Par la suite, aucun écrivain, aucun artiste, aucun utilisateur de cahier ne verra plus le monde de la même manière. Les Cahiers Magnifiques, c’est le projet marcoeurien porté à son sommet artistique, c’est l’écriture-happening, l’art absolu.
[...]

Les Cahiers Magnifiques furent tous manuscrits. D’abord en dépôt à l’atelier de reliure D’encre et de Papier, situé dans le vieux Tourmens, ils furent rapidement diffusés par les libraires-papetiers du centre ville. Tous les propriétaires des exemplaires connus sont des personnes privées car, comme on l’imagine, l’activité de Marcoeur était alors confidentielle. Les personnes qui ont bien voulu confier leur Cahier Magnifique pour permettre la réalisation de cette exposition exceptionnelle doivent être chaleureusement remerciées.
[...]

(Extrait du catalogue)

Les Cahiers Impossibles : 106 cahiers de ce type ont été recensés. Les cahiers étaient présentés dans un emballage hermétique ne laissant apparaître que la couverture et le titre. Leurs pages étaient collées par une substance qui cédait à une traction faible mais prolongée (30") au terme de laquelle le cahier s’ouvrait. Lorsque le lecteur tournait une page, elle se recollait sur la précédente, cette fois-ci définitivement : les fibres du papier fusionnaient sous l’effet de la colle spéciale, activée par le contact de l’air. Les textes en sont évidemment perdus.

Dans ces premiers Cahiers, le titre seul restait. Par la suite, Marcoeur eut recours à une variante : après avoir été exposées à l’air, les lettres du cahier disparaissaient en un délai allant de 30 minutes à 3 heures selon la température ambiante et le degré hygrométrique. Certains acquéreurs trop pressés ou trop peu soigneux, qui dépouillaient trop tôt le Cahier de son emballage hermétique, avaient en l’ouvrant la surprise de le trouver vierge de toute écriture. Contrairement à ce que certaines sources mal informées ont laissé entendre, il est impensable que Marcoeur ait pu utiliser un stratagème aussi grossier que le fait d’emballer un cahier vide.

Plusieurs acquéreurs de Cahiers Impossibles nous certifièrent avoir feuilleté un cahier entièrement rédigé, dont les lettres disparurent ensuite. Les Cahiers utilisant cette variante sont cependant peu nombreux, Marcoeur ne tenant pas véritablement à ce que le texte s’évanouisse, mais seulement que le lecteur y ayant accès réalise à quel point l’écriture est aussi fragile à la lecture qu’elle le fut au moment de son apparition.

On reconnaît là une autre caractéristique des exigences de Marcoeur en matière d’Art en général, et de littérature en particulier. Son intention était de suggérer au lecteur que son propre regard entraînait la transformation du cahier, que la machine-Cahier se mettait en marche dès qu’il posait les yeux sur elle.

* * * * *

Les Cahiers Vierges : Sous les yeux du lecteur, le cahier apparemment nu au moment de l’ouverture se couvrait progressivement de signes tandis que le centre des pages se fluidifiait, devenait transparent et s’effritait pour laisser apparaître une béance irrégulière. Ce processus de désagrégation (qui pouvait durer de 15 minutes à 1 heure) produisait un cahier formé de pages rédigées, mais trouées. La couverture avait été enlevée et remplacée par une boîte de plastique translucide qui permettait d’exposer le Cahier sous sa forme définitive.

Les Cahiers Sonorisés : Aidé probablement par un ami électronicien, Marcoeur composa une demi-douzaine de Cahiers bardés de puces produisant un accompagnement musical prédéfini. L’exemple le plus frappant est celui de Nouvelles en coup de vent, Cahier qui contient sept nouvelles accompagnées par des mélodies différentes. Dans l’exemple ici présenté, (Jours de Flamme, qui comprend neuf parties), l’ouverture du Cahier provoque le déclenchement du thème principal, un morceau de guitare jazz intitulé Aux Etoiles, lequel retentit également lorsque le lecteur termine la lecture d’une partie et se plonge dans la suivante.

Le procédé, quoique fort peu exploité par Marcoeur, peut-être en raison de la difficulté technique, traduit une de ses préoccupations permanentes, selon lui, toute lecture digne de ce nom mérite une véritable "bande-son". Ainsi, le manuscrit C.H.E.K recueilli par Jérôme Cinoche contient-il la mention très précise des thèmes musicaux qui devraient être écoutés en arrière-plan : Le minimum par Jacques Higelin, Blue Rondo à la turk par le Dave Brubeck Trio, le thème La Strada par Nino Rota, Cheek to cheek de Cole Porter interprété par Ella Fitzgerald et Louis Armstrong, Débit de l’eau débit de lait de Charles Trenet et Francis Blanche, les variations Goldberg n°27 à 32 et l’aria da Capo de J.S. Bach, ainsi qu’une septième mélodie non identifiée.

Les Cahiers Errances ou "Cahiers coup de vent" : Il s’agit de 39 cahiers non paginés dont les pages furent décousues puis recollées au hasard ; certains documents nous apprennent que Marcoeur fit un court séjour au Laboratoire de Mathématiques Concrètes (Thouars) pour y voir fonctionner un programme informatique destiné à extraire tout déterminisme de cette opération. S’il en tira profit, ses productions de l’époque n’en montrent cependant rien : il travailla à la main, comme d’habitude. Ici encore, les Cahiers ne peuvent prendre forme que sous l’effet du regard et d’une coopération acharnée du lecteur.

Les Cahiers Jumeaux : Il s’agit de Cahiers conçus par paires, chaque paire étant dévolue à un texte donné. Les 500 à 600 pages de ce texte étaient éparpillées puis assemblées en deux Cahiers vendus séparément. Un signe distinctif (logo, dessin, photo, titre encadré) était placé sur la première et la dernière page du texte originel. Chacun des deux Cahiers en recevait une. Cette série de Cahiers Jumeaux n’était en réalité que le banc d’essai du véritable projet, intitulé les Cahiers Foule, qui devait comprendre 12 000 pages réparties dans 60 volumes.

En l’espace de quelques années, Marcoeur réalisa deux cent cinquante paires de Cahiers Jumeaux. Il s’agit donc du type de Cahier Magnifique le plus représenté. Depuis leur apparition, les recherches de paires font l’objet de fréquentes petites annonces dans la Gazette Littéraire de Tourmens. Sous l’égide de la Fondation Marcoeur, les lecteurs-enquêteurs ont mis sur pied un important dispositif d’information et d’entraide. La reconstitution d’une paire de Cahiers Jumeaux réunit souvent des individus que rien ne prédisposait à se rencontrer. La publication des textes - financée par la Fondation - ne peut se faire que si le récit très précis du cheminement des Cahiers et de la reconstitution des textes, est rédigé par les propriétaires. A l’heure où nous imprimons, 82 paires de Cahiers Jumeaux ont été réunies et leur texte rendu public, trois nouvelles reconstitutions sont annoncées.
[...]

- Raoul M. et Richard Q. détruisirent leurs cahiers lors de la conférence de presse. Une photo d’ores et déjà célèbre les montre tous deux en pleurs, lisant le texte à haute voix. Lorsque le délégué de la Fondation voulut prendre possession des Cahiers, il découvrit que le texte était illisible. A peine Raoul avait-il lu une page que Richard la passait discrètement au tampon encreur. Les deux hommes expliquèrent leur geste par le désir de conserver à l’oeuvre son caractère éphémère. Il s’agissait d’une des premières séances de reconstitution et la presse audio-visuelle l’avait boudée.

Officiellement, personne ne filma la séance, mais plusieurs enregistrements pirates existent et nous avons eu communication de trois transcriptions circulant sous le manteau. Ces trois transcriptions étant entachées de contradictions multiples, seule une écoute précautionneuse et comparative des diverses bandes pourrait permettre de reconstituer le texte de cette paire, intitulé - de manière étonnamment prémonitoire - Le silence et l’oubli [2].

Notons que la Fondation et l’Association se refusent à engager quelque action que ce soit visant à interdire la diffusion de ces textes pirates, d’abord parce qu’elles n’en ont pas la vocation, ensuite parce que, selon les paroles mêmes de Marcoeur : La diffusion est désirable, la reproduction est délicieuse. Quant au plagiat, c’est un honneur.

- Tina et Bertrand P. perdirent la vie lors d’un incendie qui ravagea leur pavillon. Le hasard voulut que ces deux époux, séparés depuis plusieurs mois, entrent simultanément en possession des Cahiers d’une même paire. Cette coïncidence est moins surprenante si l’on sait qu’ils fréquentaient assidûment, chacun de son côté, les papeteries-librairies de Tourmens. Après leur séparation, ils étaient restés en contact épistolaire et téléphonique.

A peine en possession de son exemplaire, Tina appela Bertrand pour lui faire part sa découverte. Celui-ci venait de passer la journée à la recherche d’un Cahier Marcoeur et, contre toute attente, avait découvert le sien chez un bouquiniste des quais, à qui un individu perplexe l’avait cédé pour une misère. Au moment où il reçut l’appel, le Cahier enveloppé dans un emballage de papier cristal était posé devant lui. Une grande excitation s’empara d’eux à l’idée de reconstituer ce texte, adéquatement intitulé Et mon tout... Tina se précipita chez Bertrand.

Ils auraient presque certainement battu le record de résolution des Cahiers Jumeaux [3] si un incendie n’avait brusquement embrasé le pavillon. On retrouva leurs corps sans vie couchés sur une épaisse boîte à ferrures de cuivre, de style anglo-indien. Les ferrures avaient noirci, le bois avait souffert mais, à l’intérieur, les pages étaient intactes. C’est le seul exemple de Cahier rendu public en l’état de sa reconstitution : les 225 premières pages étaient déjà dans l’ordre. Le comité d’éthique de la Fondation ayant décidé d’honorer la mémoire de ces martyrs, le texte fut dit au cours des funérailles par un choeur de comédiens, dans une scénographie de Christophe Deshoulières. Bernard Gutyer, Laetitia Delorme et Peter L. Yuth assistaient à la cérémonie.

- Arthur B. (68 ans) et Jean-Jacques H. (12 ans), ne purent jamais reconstituer leurs Cahier Louche [4] : En effet, peu après leur première réunion, le vieil homme fut frappé d’apoplexie et resta muré dans la paralysie et le silence. Alors que rien ne le lui interdisait, J-J. H promit solennellement de ne pas procéder à la reconstitution tant que la médecine n’aurait pas découvert un traitement satisfaisant des accidents vasculaires du sujet âgé.
[...]

Avant que leur diffusion n’ait pris une ampleur quasi-régionale, Marcoeur déposait discrètement ses Cahiers fraîchement conçus dans les librairies-papeteries. Ceux qui mettaient la main dessus repartaient sans payer, les commerçants jurant leurs grands dieux qu’ils n’avaient jamais rien eu de pareil dans leurs cartons « et d’ailleurs, ce n’est pas un livre puisqu’aucun éditeur ne figure sur la première page, et voyez, ce n’est pas un cahier puisqu’il n’est plus vierge. [5] » Devant la rapide prolifération de ces singuliers parasites, le Syndicat Régional des Libraires-papetiers et la Fédération Locale des Papetiers-libraires, jusqu’alors adversaires, fusionnèrent pour former la Confédération des Diffuseurs de Livres Cahiers et Carnets (C.D.L.C.C.)

Celle-ci proposa à Marcoeur la forme de collaboration que l’on sait : les professionnels diffusaient gratuitement les Cahiers que Marcoeur concevait et fabriquait. Tous y trouvaient leur compte : Marcoeur parce qu’il pouvait transmettre son écriture à des lecteurs sans passer sous les fourches caudines du profit et de la publicité, les professionnels parce qu’ils attiraient ainsi les aficionados à l’affût de nouveaux Cahiers. Marcoeur produisait régulièrement dix ou quinze Cahiers. Comme il choisissait les emplacements les plus insolites pour déposer ses ouvrages, les libraires-papetiers et papetiers-libraires étaient quotidiennement assaillis de demandes de la part de collectionneurs fanatiques.

C’est à cette forme très particulière de guérilla culturelle que Tourmens doit d’être devenue LA ville des cahiers et du travail sur cahier. En font foi les multiples colloques de diaristes qui s’y déroulent chaque été, le congrès annuel des Libraires-Papetiers d’Art et d’Essai, la création d’un Centre National du Cahier, et l’installation récente au sein de la Thèque de Tourmens d’une Annexe de la Bibliothèque Nationale consacrée aux Ecrits sans public (que certaines mauvaises langues nomment méchamment les "écrits vains"), laquelle recense annuellement près de dix mille pièces (journaux intimes, carnets de voyage, correspondances, bloc-notes téléphoniques conjugaux, etc...) adressées par des anonymes de toute l’Europe. [...]

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[1Extrait du bulletin de la Fondation Raphaël Marcoeur, n°3, 1991. Reproduit avec l’aimable autorisation de Madame Laetitia Desormes.

[2Les Cahiers Jumeaux portent tous un titre "double". Rappelons également que chaque Cahier porte en général deux titres, soir quatre pour les Cahiers Jumeaux. PLY

[3Actuellement détenu par Bridget Prouvon et Jacques Maguiras, pour la reconstitution (devant huissier) de Deux Blondes au Nevada en 12 jours, 48 minutes et 25 secondes.

[4Le terme de Cahier Louche est un néologisme proposé par la Fondation Marcoeur pour désigner le texte final produit par reconstitution des pages éparpillées de deux Cahiers Jumeaux.

[5Enquête auprès de 177 papetiers-libraires de Tourmens, février 1991


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