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"Les Cahiers Marcoeur", 33e épisode
LA CHEMISE BLEUE : Daniel
Article du 11 août 2004

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LA CHEMISE BLEUE : DANIEL

On le tire par les pieds. Le diable, probablement. C’est qu’il a dû se décider à l’emmener plus tôt que prévu. Pourtant, il ne fait pas trop chaud, juste tiède, juste bon, avec ce corps contre lui, ce corps désiré, retrouvé, reconnu.
Il retire ses chevilles. Le diable lâche prise. Il émerge. Comme tout à l’heure, ou il y a cent ans, l’air s’engouffre dans sa bouche et son nez, son soupir est un cri.
Daniel est agenouillé sur le lit. Le réveil affiche 11 : 25. Il regarde le corps endormi de Sara. Il éprouve à nouveau cet irrépressible désir de poser les mains sur elle, de l’envelopper, de la prendre. Il ne se souvient pas avoir ressenti pareil désir, il ne se souvient pas avoir jamais senti pareil désir posé sur lui.

Il sursaute : le diable vient à nouveau de lui chatouiller les pieds. Le diable miaule. C’est un vieux chat roux. Il s’est posé au bout du lit.
Les chats aiment les lits où l’on s’étreint.
La tête brune de Sara se soulève lentement, se retourne. Elle ouvre les yeux, soupire longuement, se redresse d’un coup sur le lit.
- Ça va ?
- Et toi ?
- Tu réponds souvent à une question par une autre question...

Il rit à nouveau, plus fort cette fois-ci.
- Tu as remarqué ça...
Elle l’embrasse doucement sur la bouche, sort du lit, s’enveloppe dans le peignoir sombre pendu à l’espagnolette. D’un tiroir de la commode, elle sort un survêtement de coton.
- Tiens, il fait froid.
Daniel la regarde sortir de la chambre et s’exécute. Il est doux de se laisser faire. Sur le chevet gisent pêle-mêle ses lunettes et les stylos - bille noir, feutre bleu, plume rouge - qu’elle a retiré de sa poche de chemise quand il s’est allongé sur elle, hier soir.

Chuis qu’un grain de poussière
Un grain de poussière

La tasse de café fume devant lui.
- J’avais oublié le goût du café.
Ils restent longtemps assis l’un près de l’autre à la table minuscule de la cuisine.
- D’où viens-tu ?
- D’ici. Enfin, j’ai vécu à Tourmens à partir de l’âge de sept ans. Quand j’ai été adopté.
- Tu as été abandonné ?

- En quelque sorte. Non, en réalité, ma famille a été tuée en Algérie. Une bombe dans un cinéma. J’étais au lit avec une pneumonie. C’est la bonne kabyle qui me gardait. Mes parents avaient emmené mes frères plus âgés. J’avais pleuré pendant des heures parce que je voulais aller avec eux. Quand on est venu me chercher, on m’a annoncé ça tout crûment. Je n’ai rien dit, paraît-il. On me l’a raconté, je n’ai aucun souvenir de cette époque-là. Je me souviens seulement de mon arrivée à Tourmens chez mes parents adoptifs. Des cousins de ma mère. Ils n’avaient pas d’enfant, ils avaient adopté une petite vietnamienne, bébé.

Mon père adoptif n’était pas d’accord. C’est elle qui voulait des enfants. Ils se sont retrouvés d’un seul coup avec deux mômes, dont un choqué qui n’arrivait pas à se faire à cette nouvelle vie, à ces nouveaux parents. Il paraît que je leur en ai fait voir de toutes les couleurs, au début. Après, j’ai été plus calme. Jusqu’au moment où je suis parti en Amérique. J’ai passé un an là-bas, après le lycée. Je n’ai jamais été aussi heureux. Sais-tu... Quand on double en français un film américain, savez-vous ce qui permet de dire que deux personnages ont passé la nuit ensemble ?... je veux dire, si on ne les a pas vus s’envoyer en l’air !
- Non ? ...

- Eh bien, la veille ils se vouvoient, le lendemain, ils se tutoient. C’est d’autant plus ridicule qu’en anglais il n’y a que you. Ennemi ou amant, c’est toujours you. Je me suis toujours demandé pourquoi ceux qui traduisent les dialogues les obligent à se tutoyer, dès la première nuit, parfois dès le premier baiser. Comme si la familiarité s’imposait.
- Tu... Vous n’aimez pas la familiarité ?
- Je n’aime pas qu’elle soit obligatoire. Elle ne coule pas de source. Pas plus que ne coule de source le fait que vous ayez eu envie de moi. Ça m’étonne beaucoup.

Il la regarde. Elle incline la tête, perplexe.
- Vous regrettez ?
- Je n’ai pas dit ça. J’ai dit que j’étais étonné.
- Pourquoi ?
- Parce que depuis des années, j’ai branché le pilote automatique. Je ne vis pas. Je survis. Je serais incapable de vous dire pourquoi je suis à Tourmens aujourd’hui. Si ce n’est que... je vais avoir trente-six ans, bientôt.
- Bientôt ?
- Après-demain. Je suis longtemps resté absent de Tourmens. Je suis revenu une première fois il y a neuf ans, à la même époque. Mon... père venait de mourir. Il est mort le jour de mon anniversaire. Depuis, je ne sais pourquoi, je reviens. En fait, je tourne de moins en moins loin d’ici.

Il se tait à nouveau. Elle verse du café dans le broc en grès qu’il a choisi tout à l’heure.
- C’est depuis l’Amérique, ce répertoire de chansons ?
- Oui. Bien sûr.
- Mais pourquoi les avoir traduites ? Je n’avais jamais entendu du Neil Young en français.
- J’espère bien ! On peut habiter une mélodie et lui donner corps avec sa propre langue, si on les possède toutes les deux. Parfois en changeant discrètement le tempo, parce que le français ne se chante pas comme l’anglais. Mais ça n’est pas vraiment une nouveauté. Nougaro fait ça tous les jours.

Il se tait. Elle attend.
- Vous savez, je ne veux pas que vous pensiez que je m’incruste ...
- Ne dites pas de bêtise, répond Sara, en chuchotant. C’est moi qui vous ai fait venir. Je suis une grande fille. Si j’en ai marre de vous voir, je peux vous le dire. Et si vous en avez assez, vous être assez grand pour vous en aller.
- Mais... Pourquoi m’avez-vous pris, l’autre soir ?
- Parce que j’en avais envie.
- Puis-je vous poser une question un peu indiscrète ?
- Allez-y, vous verrez si je vous réponds.
- Est-ce que ça a quelque chose à voir avec le type qui vous accompagnait hier soir ?

- Non. Nous ne sortions pas ensemble. Il m’avait invitée à dîner et devait penser que ça suffirait pour que je passe la nuit avec lui. Je l’avais prévenu que j’irais au Moustique ensuite, il a dû croire que je le faisais mariner un peu, il a insisté pour venir avec moi. Je serais venue sans lui. Je vais souvent au Moustique. Seule, en général. Hier soir, je venais pour vous entendre.
- Moi ?
- Oui, vous.
- Mais vous ne me connaissiez pas...

- Non, bien sûr. Mais tout le monde vous connaît là-bas, les habitués se sont mis à parler de vous dès que Serge est arrivé en disant qu’il vous avait eu au bout du fil. Ils vous attendaient, vous savez. Ils étaient heureux et mélancoliques à l’idée de vous revoir, de vous entendre. Quand je les ai vus s’agglutiner autour de vous hier, je me suis dit que vous deviez représenter beaucoup pour eux. Une mémoire, des souvenirs vivants.

- Je ne les voyais même pas. Il y avait là des gens que je connais depuis quinze ans ou plus, avec qui j’ai fait des choses plus ou moins regrettables. Ils s’accrochaient à moi comme à un passé révolu. Je n’avais pas vraiment envie de les voir. Je ne voyais que vous. Je voyais que vous me regardiez, je n’arrivais pas à y croire. Je n’arrivais pas à croire que vous aviez choisi de rester pour moi, et quand je vous ai vue partir, je me suis senti perdu.

- Je croyais que vous alliez passer la nuit avec vos amis. Je suis partie parce que je pensais que j’étais folle, de vous regarder comme ça, vous ne voudriez jamais me parler, je me disais je suis bien trop quelconque, je ne fais pas partie de ce monde, je n’aurai rien à lui dire. Je suis partie parce que j’ai pensé que vous vous moqueriez de moi si je m’approchais de vous...

Daniel penche la tête. Son visage grave s’illumine.
- Que vouliez-vous me dire ?
- Vous demander pourquoi vous chantiez ainsi, et pourquoi vous chantiez, d’abord.
- Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ?
- Vous pourriez écrire...
- Ecrire ! Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
- Tout ! La manière dont vous parlez, vos chansons, votre sac qui m’a l’air bien lourd et qui doit contenir du papier, des livres. Et puis le stylo que vous portez accroché à votre pull.
- Tout ça ne fait pas l’écrivain. Tout juste un scribouillard.
- Vous n’écrivez pas ?
- On ne peut pas dire ça, mais...
- Je ne vous ai pas trouvé en train d’écrire, au petit matin ?
- Si, mais...
- Eh bien, c’est de cela que j’aurais voulu vous parler.
- Mais vous n’avez pas osé.
- Non. Je croyais que vous trouveriez mes questions indiscrètes, incongrues.

Daniel pose sa main sur celle de Sara.
- Elles ne le sont pas. J’aimerais que vous m’en posiez d’autres. Il y a une éternité qu’on ne m’a pas posé de questions.

* * * * *

Daniel est seul dans la petite maison. Sara a dit qu’elle reviendrait vers treize heures. Dans le grand miroir de la chambre, pour la première fois depuis bien longtemps il se voit nu, des pieds à la tête. Il n’a pas grossi, en dix ans. Sous la pomme d’Adam, la cicatrice est restée bien visible. Sara ne lui a pas demandé ce que c’était.

Par la fenêtre, Daniel a vu quelques marchands ambulants s’installer sur la place. Fruits légumes, charcuterie, fromage, pain et pâtisseries. Il enfile son pantalon, un pull, et sort. Il choisit les légumes, les fruits, du pâté, du fromage, des olives, des amandes. Du café. Il achète du pain tout chaud à la boulangerie repérée ce matin depuis la fenêtre de la cuisine. Il rentre chargé de ses provisions. Il se sent heureux, pacifié. Il ne se demande même pas si cela va durer.

Parmi les disques de Sara il trouve trois albums passés de mode. Des hommes et des femmes qui chantent l’amour, la passion, la mort et la vie. Il tourne le bouton du volume jusqu’à 7. Ton style c’est ton coeur... Les larmes lui montent aux yeux, il les refoule, se rebelle, comment cela est-il possible ? Là aussi il était sec, depuis longtemps et voilà qu’une seule chanson à la noix un vieux mec rabougri à la voix brisée lui arrache des larmes. Il pleure en épluchant les champignons.

Sur la casserole, le couvercle fait tRRtacTTRRactac. Avec sa batterie Burt savait tout imiter : une voiture qui perd son pot d’échappement, une femme qui tape à la machine et se casse un ongle, un couvercle sur une casserole.
Sara pénètre dans la cuisine. Elle ne dit rien, le regarde faire.
- Chacun son tour. Aujourd’hui c’est moi qui vous fais à manger. Ça ne vous ennuie pas ?
- Pas du tout...
Elle s’approche et se colle contre lui pendant qu’il prépare la salade, pose sa main sur l’épaule de Daniel, son front contre sa nuque. Elle l’entoure, elle se love.

* * * * *

Ils sont assis devant leurs assiettes vides.
- J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, ce matin. C’est vrai que j’ai parfois envie d’écrire autre chose que des chansons. En ce moment, j’ai une histoire qui me trotte en tête. Genre énigme insoluble.
- Oui ? Racontez-moi ça.

- Ce matin, en me rasant, j’ai pensé aux romans que je lisais quand j’allais au lycée, aux détectives qui résolvent des problèmes sans bouger de leur fauteuil. Et soudain, je me suis rappelé un héros que j’avais inventé, un type qui trouve toujours les solutions en se rasant. Il a toujours une barbe de plusieurs jours. Il ne se rase que le dimanche. Il assure la surveillance électronique d’une banque ou d’un grand immeuble. Bien sûr, à l’époque ça n’était pas aussi fréquent qu’aujourd’hui, mais je lisais beaucoup de science-fiction, alors ça me paraissait naturel. Il a le nez sur des dizaines de voyants et d’écrans de télé, et ne communique avec l’extérieur que par le téléphone pendant ses douze heures de veille. En fait, il ne se passe pas grand-chose sur les lieux qu’il surveille. Il est équipé de dizaines d’yeux et d’oreilles électroniques mais il n’assiste jamais aux crimes qui ont toujours lieu ailleurs, bien sûr. Il apprend les meurtres et les cambriolages en lisant les journaux et en écoutant la radio, devant son café du matin. Un jour, un journaliste de ses amis vient le voir et lui raconte l’affaire Grossgrabenstein.

Daniel se redresse sur sa chaise, ses mains s’animent, son regard s’éclaire.
- Le Pr Grossgrabenstein, chef du centre anticancéreux de Tourmens - un immense service plein de grosses machines très coûteuses et de patients très malades - est accusé d’avoir détourné à son profit les fonds récoltés lors d’une grande campagne audio-visuelle. Enquête : on découvre que le mandarin a des liens avec le milieu tourmentais. Un petit juge courageux échappe à deux attentats et finit par inculper Grossgrabenstein mais ce dernier est assassiné. Les circonstances du crime sont plutôt étranges. Il est près de minuit. Grossgrabenstein et son épouse discutent dans leur chambre. Le Professeur est très préoccupé par les tracasseries que lui fait le juge d’instructions. Il demande à son épouse d’aller lui chercher un verre de whisky. Elle descend.

A ce moment-là, on sonne à la porte. Elle ouvre. C’est le comptable personnel de Grossgrabenstein. Il était attendu. Au moment où elle le fait entrer, deux bruits sourds résonnent à l’étage. Le visiteur et le garde du corps, assis dans l’entrée, les entendent également. Mme Grossgrabenstein prend peur, elle monte quatre à quatre suivie par le garde et le comptable. Dans la chambre, le Pr Grossgrabenstein, le visage enfoui sous un oreiller - sans doute pour étouffer les détonations -, a pris deux balles dans la tête. On se précipite sur le balcon, une corde y est attachée. Les témoins entendent une voiture démarrer au-delà du mur de la propriété. L’arme du crime, un pistolet 7,65, a été abandonnée sur le balcon. L’assassin est entré par le balcon : la pluie a mouillé la moquette devant la porte-fenêtre.

L’Oeil - c’est le surnom de mon personnage, je n’ai jamais réussi à lui donner un nom véritable - passe dans la salle de bains et commence à se raser. Son ami le suit et s’assied sur le bord de la baignoire.
L’Oeil réfléchit longuement en tournant le blaireau dans le bol de savon, puis, au moment il se barbouille le visage, il demande :
« J’ai lu dans les journaux que la chambre de Grossgrabenstein a une salle de bains séparée. Est-ce exact ? »

L’autre s’est rendu sur les lieux. Il confirme.
L’Oeil se rase la joue gauche avec un imposant coupe-chou.
« Y a-t-il une fenêtre dans la salle de bains ? »
L’autre répond oui. Une petite fenêtre carrée.
L’Oeil se rase la joue droite.
« Le sol de la salle de bains était-il humide ?
- Oui, comme si Grossgrabenstein avait pris une douche. Mais il était tout habillé. »
L’Oeil se rase le menton, et se coupe ici, vous voyez ? Juste au-dessus de la pomme d’Adam. Ça veut dire qu’il a compris. C’est le flash de l’intuition révélatrice qui fait tressaillir sa main.

« Mme Grossgrabenstein a assassiné son mari. Elle a fait passer son crime pour un règlement de comptes. Elle l’a tué avec un silencieux, bien avant l’arrivée du comptable, a rangé le silencieux quelque part dans la maison et laissé la porte-fenêtre et la fenêtre de la salle de bains ouvertes. Elle a attendu que le comptable soit sur le point d’arriver pour descendre soi-disant chercher un verre d’eau. Quand le comptable a sonné, elle lui a ouvert et le courant d’air a fait claquer la porte-fenêtre de la chambre et la fenêtre de la salle de bains, produisant ces bruits sourds - « comme une porte qui claque » avait-elle dit lors de l’enquête - que les deux témoins ont entendus.

Seule une habituée de la maison pouvait imaginer ça. Dans la chambre, il était normal de trouver la porte-fenêtre ouverte, puisque l’assassin était censé être passé par là. En revanche, quand les témoins sont entrés dans la salle de bains, ils ont trouvé de l’eau par terre mais la fenêtre close. Ils ont pensé que cette eau était due à la douche, mais Grossgrabenstein ne s’était pas déshabillé. En fait, la fenêtre avait été laissée ouverte un certain temps et il s’agissait probablement d’eau de pluie. La fenêtre de la salle de bains se verrouille probablement quand on la claque.

- Et si Madame Grossgrabenstein avait, elle, pris une douche ?
- Elle n’aurait sûrement pas laissé le carrelage mouillé. Ce n’est pas le genre. Vous laissez le carrelage mouillé, vous ?
- Euh, en été, ça m’arrive...
- Dans l’histoire, nous sommes en novembre et le crime a lieu à minuit...
- Et qu’est-ce qui a mis l’Oeil sur la voie ?

- Plusieurs petites choses. D’abord le fait qu’on assassine Grossgrabenstein sans toucher à son comptable, qui devait en savoir autant que lui. Ensuite le fait que ça se passe juste au moment où l’épouse sort de la chambre : un assassin extérieur n’aurait pas de raison de prendre de précautions ! Et on pouvait penser qu’elle aussi savait des choses. Et puis cette mise en scène ridicule consistant à tirer deux balles au travers d’un coussin sur un type allongé tout habillé. Quand on veut descendre quelqu’un, on tire dessus avec un silencieux, point. Quel besoin de le faire allonger ? S’il était allongé, c’est peut-être tout simplement qu’il dormait ou qu’il ne se méfiait pas. Et le coussin était destiné à faire croire que l’assassin n’avait pas de silencieux... ou à ne pas voir le mort en lui tirant dessus. Qui pouvait donc avoir ce genre de pudeur, sinon son épouse ?

Enfin, ce qui a attiré l’attention de l’Oeil, c’est l’oraison funèbre de Grossgrabenstein faite par sa femme. Le jour des obsèques, elle dit aux journalistes qui lui demandent ce qu’elle ressent - vous savez comment sont les journalistes ! - qu’elle pourrait être triste si elle ne gardait en elle ce qu’il y avait de meilleur en lui, à l’exclusion de tout le reste. Une femme qui, en pareilles circonstances, laisse entendre que tout en son mari n’était pas forcément bon pour elle, c’est plutôt singulier. C’est cela que mon personnage déchiffre le mieux : les déclarations, les témoignages. Il entend ce que les paroles - même déformées par la transcription - véhiculent d’ambivalence et d’ambiguïté.

L’Oeil conseille donc à son ami journaliste de s’introduire dans la maison pour mettre la main sur le silencieux. Il doit encore y être. Elle ne l’a sûrement pas jeté dans le jardin, qui a été passé au peigne fin à la recherche de traces hypothétiques. La maison n’a pas été fouillée mais est restée sous surveillance de la police. Madame Grossgrabenstein n’a sûrement pas couru le risque de se balader avec une pièce à conviction dans son sac à main. Elle a dû cacher le silencieux dans un endroit où personne n’irait le chercher. Dans le sac de l’aspirateur, par exemple.

Le journaliste est bien sûr convaincu et confie à l’Oeil que, la nuit du crime, il se trouvait derrière le mur de la propriété de Grossgrabenstein jusqu’aux environs de minuit. Il avait essayé de pénétrer dans le parc mais tout était bouclé. Il a fini par repartir. C’est sa propre voiture qu’on a dû entendre démarrer, mais il n’y a pas pensé jusqu’ici. Tout excité à l’idée du papier fabuleux qu’il va pouvoir faire, il retourne nuitamment dans la maison de Grossgrabenstein - avec une échelle cette fois-ci -, trouve sans difficulté le placard à balais à l’étage, non loin de la chambre conjugale, ouvre l’aspirateur et se fait surprendre par la veuve. Au moment où, serrant le sac de l’aspirateur sous son bras, il va se faire flinguer, la police débarque. L’Oeil leur a passé un coup de fil. En fait, il a envoyé son copain sur place pour qu’on surprenne Madame Grossgrabenstein en flagrant délit de tentative de meurtre !

- Attendez, c’est un téléfilm américain, votre histoire !
- Euh, je me laisse embarquer, des fois.
- Bon, mais finalement, c’est elle qui l’a tué ? Il finit par trouver le silencieux dans le sac de l’aspirateur ?
- Eh bien, je ne sais pas... Je n’ai pas encore décidé. Elle n’est pas encore écrite, cette histoire. Tout de suite, en vous la racontant, je me demande si ça sera une nouvelle ou un roman, avec digressions, fausses pistes et incursions dans des univers troubles... J’ai très envie de décrire la vie quotidienne de l’Oeil dans sa cabine, avec ses écrans, ses micros, ses haut-parleurs, ses ordinateurs, et la manière dont tout lui parvient fragmenté, parcellaire... L’énigme policière ne m’intéresse que moyennement.

Sara arbore un large sourire
- C’est tout de même un peu tiré par les cheveux. Il faudra peut-être le retravailler un peu... Et puis ça me rappelle vaguement quelque chose. Vous êtes sûr que c’est bien de votre invention ?
Daniel se renverse sur sa chaise.
- Je ne sais plus toujours si les histoires que j’ai en tête sont imaginaires ou si on me les a racontées. Ou si je les ai lues quelque part. Ou si elles me sont arrivées. Parfois, là-haut, tout se mélange.

* * * * *

Debout près de la voiture, Daniel voit une femme sortir de la station service. Une sonnerie persistante monte du fond du bâtiment.
- Vous pouvez avancer vot’voiture un peu ? fait la femme de sa bouche édentée.
Sara desserre le frein à main. La voiture glisse sur quelques centimètres. La sonnerie cesse. La femme sourit de tous ses chicots.
- Quel temps, hein ? Fait frais. Va sûrement pleuvoir... Je vous en mets combien ?

Il paie et remonte en voiture. Sara remet le contact. Daniel tourne le bouton de la radio. Le dimanche midi, il écoute souvent Lu à haute voix. Peut-être qu’aujourd’hui ils parleront des Cahiers... Mais non, à cette heure-ci l’émission est terminée, c’est l’heure du flash d’informations.

... son roman déjà tiré à 150 000 exemplaires. Marc-Auguste Dugrappin viendra nous en parler avant son départ pour l’Amazonie... Le Rallye du Délire démarre aujourd’hui. Il s’agit, vous le savez peut-être, d’un rallye interdit, qui rassemble une quarantaine de concurrents chaque année. Les voitures doivent traverser une dizaine de pays du continent en un temps record. Ce rallye existe depuis trois ans et la violence de cette "compétition" a déjà fait une soixantaine de morts depuis la première édition. Rappelons qu’Europol a lancé un mandat d’amener contre les participants et les organisateurs et que la Communauté Economique a offert une récompense de 200.000 Ecus à toute personne apportant son concours efficace au démantèlement de cette course. Nos reporters ont découvert de quelle ville partiront les véhicules, les auditeurs de tous les pays traversés sont invités à nous prévenir du passage des concurrents... afin que notre antenne puisse remplir sa mission d’information... L’état de santé du footballeur Javier Limona...

Daniel éteint la radio. La voiture ralentit et emprunte les quais. Derrière le Navire, la place est libre. Daniel immobilise du bout des doigts le petit koala en peluche qui se balance sous le rétroviseur.
- Où m’emmenez-vous ? demande-t-il pendant que Sara fait son créneau.
- Chez mon père. Voulez-vous prendre la torche qui se trouve dans la boîte à gants ? Nous avons des choses à chercher dans des cartons et chez lui, ce n’est pas très bien éclairé.

Daniel soupèse la torche, un long et lourd cylindre de métal noir et froid au toucher. Ils entrent à pied dans le vieux Tourmens. A mesure qu’ils se rapprochent de leur destination, Daniel jubile. Et si ? Mais oui. Elle marche droit vers la boutique du relieur. Il dit :
- Ah, ça, c’est marrant ! Figurez-vous que...
Sara pousse la porte et un cri. Dans la boutique obscure, des silhouettes se battent.

Deux hommes en blousons de cuir - un petit, un grand - malmènent l’homme à la crinière blanche. L’un d’eux s’exclame :
- Merde ! Qu’est-ce qu’ils foutent là, ceux-là ?
- Laissez-le !
Sara se précipite sur le plus grand, qui la repousse brutalement contre des piles de livres. Le petit se retourne vers Daniel. Il serre entre ses phalanges un coup de poing américain. Daniel lève la main.
- Allez mon pote, on se calme !

L’autre ne se calme pas mais se précipite sur lui. Daniel s’efface, le laisse passer et le frappe au passage avec la lourde torche. Entraîné par son élan, l’homme passe la porte et s’étale sur les pavés humides. Il se met à hurler.
- Mon bras ! Ah l’enfoiré, mon bras !
Daniel se sent pris à la gorge. L’autre type le tient par derrière. Un cliquetis, une lame brille devant ses yeux. Il va frapper.
- Je vais te...

Un choc violent précipite Daniel sur le sol. L’homme s’effondre sur lui. Le couteau jaillit et se perd parmi les livres de la vitrine.
- Garce ! Tu vas voir... L’homme se relève, s’élance vers Sara qui vient de le frapper avec un énorme volume, mais se retrouve nez à nez avec le double canon d’un fusil de chasse que pointe sur lui le vieil homme.
- Tu remues le petit doigt et je te transforme en pâté de tête...
Le blouson de cuir recule, trébuche sur Daniel encore à terre et tombe. Quelque chose sort de sa poche, il veut le ramasser.
- Pas touche ! fait le vieil homme. L’homme se relève, hésite, puis s’enfouit de la boutique. Le relieur baisse son fusil.
- Bon débarras !

Tout s’est passé très vite. Daniel se remet debout. Sara s’approche de lui.
- Ça va, vous ? disent-ils en même temps.
Le vieil homme ramasse un objet quadrangulaire.
- Pff. Un walkmachin. J’aurais dû le lui laisser.
Il l’abandonne sur une étagère.
- C’était pas la peine que je prenne deux douches en quarante-huit heures ! dit Daniel en s’époussetant.
Sara serre toujours l’énorme volume. Il le lui prend des mains. C’est le tome III d’un Littré centenaire.
- Avec ça, vous en avez abattu deux d’un coup. Félicitations ! Qu’est-ce qu’ils voulaient, ces deux zigues ?
Le relieur a posé son fusil.
- Me convaincre de vendre.
Il tend la main à Daniel.
- Merci, jeune homme.
- La cavalerie arrive toujours à temps, sir ! répond Daniel en touchant le bord d’un stetson imaginaire.

* * * * *

- Vendre quoi ? , demandera-t-il plus tard.
- La boutique. Nous ne sommes plus que quelques habitants dans la rue. Je suis le seul à qui les murs appartiennent. Les autres finiront par s’en aller. Moi ils ne m’y forceront pas.
- Tu sais bien qu’ils t’auront à l’usure. Ou avec une déclaration d’utilité publique.
- Peut-être, ma petite fille, mais pas sans dégât. Déjà, ils sont allés un peu loin avec cette paire d’andouilles. Tout à l’heure, les flics m’ont dit qu’avec un bras cassé, le petit sera facile à retrouver. Tu l’as bien cassé, au moins ?
- Je l’ai entendu craquer quand j’ai tapé. Et j’ai tapé très fort.

Machinalement, Daniel examine le baladeur posé sur l’étagère, le met en marche, s’insère un écouteur dans l’oreille. Son visage s’éclaire à mesure qu’il écoute et sa bouche d’abord dubitative arbore bientôt un sourire diabolique.
- J’ai de très bonnes nouvelles pour vous...
- Quoi donc ? demande Sara.
- C’est pas du rock...

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