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"Les Cahiers Marcoeur", 29e épisode
LA CHEMISE BLANCHE : Charly
Article du 28 juillet 2004
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LA CHEMISE BLANCHE : CHARLY
Charly ferme les yeux. Pourvu qu’il soit chez lui. Un, deux, trois, ça ne décroche pas. Quatre, cinq, six, sept, huit, que dalle ! Il raccroche rageusement. Sur la tablette, les Cahiers Raphaël Marcoeur le narguent. Il rouvre le volume à la page de garde. Pas de dédicace, mais une carte laconique :
A mardi, MF. Parr.
Tout à l’heure, la lecture de l’article de Peter Yuth lui a rappelé une communication que celui-ci avait faite à Tourmens, lors du récent séminaire Littérature et Médecine. La communication s’intitulait Journal d’un fou d’écriture. Il se rappelle très précisément la chaleur et l’enthousiasme avec lesquels Yuth a présenté ce texte. Il en a lu de larges extraits, après avoir demandé que personne n’enregistre. Charly en est sûr aujourd’hui, il s’agissait d’un texte de Marcoeur. A la fin de la séance, ébloui, il est allé l’interroger. Peter Yuth l’a écouté avec beaucoup de délicatesse, mais en gardant une discrétion absolue, surtout après que Charly lui a dit qu’il était journaliste. Ils ont échangé leurs adresses. Depuis, Charly a écrit plusieurs fois à Peter Yuth sous divers prétextes, et il n’a pas raté une seule séance de son séminaire consacré aux Ecritures Intimes.
Tout à l’heure, en lisant le Volume VI des CAHIERS RAPHAËL MARCOEUR, Charly a eu la surprise de constater que l’article de Yuth ne fait aucunement mention des textes lus en public il y a bientôt neuf mois. Ni de sa communication. Charly est intrigué. Il a réussi à se procurer les coordonnées téléphoniques de Yuth, mais personne ne décroche. Pas étonnant, un samedi. Charly s’en veut. S’il avait lu ça plus tôt, il aurait peut-être pu le contacter avant la fin de semaine, et lui parler de l’émission de mardi prochain.
Chez Charly, la nervosité se manifeste par un signe typique : il marche de long en large. Ici, dans son bureau, la moitié de la pièce est consacrée à cette activité. La table de travail est tournée contre le mur. Les étagères collées aux parois. Il n’y a pas de fauteuil, seulement une chaise de bureau sur roulettes. Tout le reste de la pièce est dévolu aux déplacements. C’est une grande pièce. Charly peut faire six grandes enjambées d’un mur à l’autre. Il regarde son ombre au sol. Le bureau est éclairé par un fort spot de plafond. Le volet roulant est constamment baissé, même en plein jour. Au cours de ses allées et venues, il dialogue avec son ombre. Il lui fait des signes. Elle le lui rend bien. A présent, il a un peu mal au crâne. Il a tant de questions à poser à Peter Yuth. Il n’ose pas trop penser à l’émission de mardi. Il se demande s’il saura dire ce qu’il veut dire. Sur Cinoche. Sur cet écrivain fantastique presque sorti du néant et dont lui, Charly, croit bien connaître l’identité. - Je vais pas rester là toute la matinée.
Ramassant sur son bureau l’étui contenant les trois stylos (un bille bleue, un feutre noir, un plume rouge) qu’il porte constamment sur lui, Charly sort de la pièce. Il prend au passage son sac abandonné hier soir sur le canapé et se demande encore une fois comment Rachel a pu, comme elle le prétend, retrouver sa boucle d’oreille hier soir entre les coussins du fauteuil. Il avait pourtant cherché. Il hausse les épaules et après avoir vaguement remarqué sur la pendule murale qu’il est quelque chose comme neuf heures cinquante-sept, il sort de l’appartement.
* * * * *
De la rue, la Maison ressemble à une H.L.M. en réduction. Il faut dire qu’elle est située au milieu du QUB (quartier d’urbanisation banalisée) des Parvenues et c’est seulement en mettant le nez sur la porte vitrée qu’on voit qu’il ne s’agit pas d’un bâtiment d’habitation. La Maison est une sorte d’excroissance poussant au pied d’une tour de douze étages, côté cuisines, côté poubelles. Au commencement, elle n’était pas destinée a devenir une maison-des-jeunes, mais un dispensaire qui devait abriter une douzaine d’arlésiennes (infirmières, médecins, assistantes sociales) chargées de faire avaler aux gens du coin l’amère pilule laxative de leur vie quotidienne. Alors même que quelques vocations s’étaient manifestées pour aller y soigner les lépreux du béton, la municipalité n’a pas "trouvé de crédits" pour leur fournir du matériel et les payer. C’était après la construction du gymnase, des six courts de tennis et du bassin olympique de la rue Lamartine, vous savez, celle où on voit des arbres dans des cours pavées de grès rose.
Le jour où les gosses ont forcé la porte, le bâtiment n’avait jamais servi et son avenir paraissait incertain. Il pouvait devenir terrain de jeu, abri contre la pluie et le vent, refuge pour étreintes transies, éventuellement lieu de réunion. Il y avait beaucoup de place. Il y eut bientôt beaucoup d’occupants et, peu à peu, une sorte d’ordre interne vit le jour. Ceux qui avaient commencé à y fumer ce qu’ils ne pouvaient pas fumer ailleurs, apportèrent qui une casserole, qui des cuillères, qui un harmonica, qui un vieil accordéon trouvé dans une cave.
D’autres vinrent démonter les carburateurs de mobs déglinguées, réparer les chaînes, placer des trombones sur les pots d’échappement. Des champs de casques fleurirent sur le carrelage. Les affiches décollées des murs ou arrachées aux kiosques, les portraits de chanteurs grandeur nature, recouvrirent portes et plafonds. A peu près à la même époque, les pare-brises des voitures cessèrent de voler en éclats. Les matinaux de 4 h 15 eurent la surprise de retrouver leurs roues en place et leurs pneus gonflés. Les vieux couples se dirent : « Pourquoi rester en transes devant des Univers Impitoyables et Factices ? Il fait si bon, viens voir le clair de lune... »
Il n’y a pas de chef, à proprement parler. La Maison est organisée en plusieurs "Locaux", chaque "Local" a un "Mec". Le Mec d’un local, c’est le premier qui décide que dans telle pièce on ne fera plus du feu avec les tubes de colle vide, mais qu’il y aura un Local. On dit par exemple "Va voir Mahmoud, c’est lui le Mec du Local photo". Ce qui signifie que, le premier, Mahmoud a récupéré un vieux boîtier, fauché des pellicules dans un caddie et installé deux ou trois ampoules dans une pièce aux murs à peu près blancs pour s’en faire un studio. Là, il a convié quelques filles à venir poser, parce que « J’te jure qu’on peut faire mieux que dans tes journaux de merde ». L’une des filles s’est arrangée pour glisser les pellicules parmi celles d’un mariage ou d’un baptême et aller les reprendre à la boutique. Toute fière, elle les a exposées dans le couloir sous l’oeil envieux de ses copines.
Mahmoud, qui pratique des tarifs abordables, a ainsi montré qu’on pouvait se forger une activité utile (pour elles), lucrative (pour lui) et agréable (pour tout le monde). Il a délimité son territoire en écrivant Local Photos au feutre rouge sur la porte sans poignée. Comme il est pétri d’humour et d’imagination, sa clientèle s’agrandit de semaine en semaine. Il est aussi l’un des premiers à avoir fait de petits boulots pour acheter son matériel. Quand on lui demandait pourquoi il ne volait plus, il a répondu : « J’aime trop ce que je fais pour me faire chier avec les flics. » Par ailleurs, personne ne s’avise de piquer dans son Local. Le quartier est petit, tout se sait très vite, et la disparition d’une simple ampoule libérerait une nuée de harpies déchaînées sur les responsables. Ceux qui s’y sont risqués se sont, littéralement, fait refaire le portrait.
Chaque Local accueille un nombre variable de participants. Au second étage, dans la pièce du fond, on ne trouve que Katia et Stève, les jumeaux, qui passent leurs soirées et leurs dimanches à dessiner écrire ou peindre au marqueur, à la craie, au charbon, ou avec des pinceaux oubliés dans un seau, sur les murs, le plafond, le sol bétonné qui n’a jamais reçu la moquette vert pâle (décrite page 712 du cahier des charges). Actuellement, ils en sont à leur troisième couche successive. Quand ils n’ont plus de place, ils lavent avec deux seaux d’eau et un bout de serpillière.
Au début, le plâtre avait été encollé en attente de magnifiques papiers peints vert d’eau (page 933). Ça se lavait facilement. Aujourd’hui ils ne parviennent pas toujours à tout nettoyer. La colle est partie. Le plâtre boit les couleurs. Ils sont en pourparlers avec les autres occupants de la Maison. Ils se disent prêts à abandonner leur propre Local si on leur confie la décoration des couloirs, de la cage d’escalier et de la salle commune. Ça pose quelques problèmes : Joaó et Chico, les Bombeurs, sont aussi sur les rangs. Leur père récupère chaque mois dans son usine un carton de bombes de peinture soi-disant défectueuses. Chico et Tchao (prononciation locale) décorent les locaux contre monnaie sonnante ou paquets de cigarettes. Ils font entre autres des fonds sur toile pour le studio de Mahmoud. La décoration des couloirs les tente beaucoup.
Pour le moment, rien n’est décidé. A vrai dire, personne n’a l’autorité adéquate. Conciliante, Katia a proposé que chaque équipe se garde un étage et qu’on remette à plus tard la décoration de l’escalier et de la salle. Tchao a reconnu que c’était équitable, tout en remarquant que cette mignonne en avait deux beaux. En aparté. Katia fait du karaté dans le club de Paul Döppelganger - le champion Régional -, depuis plusieurs années, il n’a pas envie qu’elle lui fasse une démonstration. De son côté, Katia regrette que "Bye-bye" soit aussi taciturne, il a un petit air qui lui plaît avec sa frange. Elle ne sait pas que sa gémellité effraie un peu le beau portugais. La dernière fois que Joao est venu parlementer, il a trouvé Katia et Stève agenouillés côte à côte au-dessus d’une mosaïque sur ciment. Comme ils étaient de dos et coiffés pareil, il n’a pas su lequel laquelle avant que l’un des deux se retourne et lui adresse un langoureux sourire.
Le rez-de-chaussée de la Maison comprend deux grandes salles. L’une devait servir de hall-salle d’attente, avec comptoir pour l’hôtesse et baies vitrées. L’autre est une salle de réunion. C’est le Local Rock. Au début, un seul groupe s’y réunissait. Au fil des dissidences et des intégrations, il s’en est formé six, de styles différents, du Richards-Hailey le plus classique au Metal Telegraff le plus dur. Contre toute attente, le partage du temps se fait assez bien. Du dimanche au vendredi, chaque groupe a sa soirée, et on tourne pour le concert du samedi soir. L’idée des concerts a permis le partage du temps et du matériel sono, acquis collectivement en prêt-à-monter par diverses filières et assemblé lors de mémorables séances de déchiffrage des notices de fonctionnement.
En s’y mettant tous, on arrive à traduire. L’anglais, tout le monde en connaît trois mots, souvent les mêmes, mais quelques filles sont particulièrement douées et, au pire, n’hésitent pas à interroger leur prof. Les portugais aident pour l’espagnol et l’allemand. Antonio n’a aucun mal à traduire l’italien, qui n’est qu’un dialecte dérivé du parler Corse. Vaille que vaille, la sono s’est montée. Le seul mystère non encore éclairci reste celui d’une paire de haut-parleurs nippons, que la notice conseille (en français, pourtant) de placer à égale distance l’un de l’autre. Le caractère énigmatique de la formule donne à penser que la traduction est fautive, mais les contrôles ont montré que c’est aussi ce qui est écrit dans les six autres langues car, pour l’occasion, on a même réussi à faire traduire les versions néerlandaise et suédoise. Le sens de cette formule n’en reste pas moins sujet à discussion.
Le document incriminé est affiché sous plastique à l’entrée, surmonté d’un panneau Parlez-vous japonais ? à l’adresse des visiteurs. On ne sait jamais. De plus, la chose fait l’objet d’un concours, à qui offrira l’explication la plus loufoque ou la plus fonctionnelle de cette phrase impénétrable. Pour l’heure, les haut-parleurs ont été disposés de manière à ce que tout le monde entende correctement, et personne n’a encore protesté.
Les concerts ont peu à peu fait parler d’eux, y compris dans les autres quartiers de la périphérie Tourmentaise, et les Rocking Six - nom officieux de la très officielle "Association Local Rock des Parvenues" (Loi de 1901, J.O. du 6.3.1989, une demande de subvention est sur le bureau du Maire) sont en passe de devenir une affaire qui marche. Ils diffusent déjà leurs propres cassettes, (paroles et musiques déposés à la S.A.C.E.M), leurs propres maillots décorés (en vente au Local Fringues), des recueils de chansons photocopiés, etc...
Il y a quelques temps, la préfecture, émue de savoir tant de jeunes gens désoeuvrés occuper illégalement des locaux municipaux, a saisi les services de police, lesquels ont dépêchés deux inspecteurs en civil au dispensaire des Parvenues, un samedi soir. Les deux hommes sont mal tombés. On était le 17 septembre, fête annuelle de la Maison, date anniversaire de Julos "Rasta" Delino, membre du Local Mob, du Club de Karaté et du Local Cuisine, emporté par une leucémie à l’âge de 19 ans. Toutes les associations-Maison se sont cotisées pour racheter son vélomoteur à ses parents et l’ont démonté entièrement. Ceux qui le voulaient ont intégré une des pièces détachées à leur propre bécane et le reste a été assemblé en mobile dans le hall. Le casque de Julos est scellé au plafond de la salle, et souligne en relief une silhouette bottée et vêtue de cuir, assise sur un grand fauteuil, peinte par les artistes. "Rasta" occupe ainsi la place d’honneur aux concerts et, rituellement, chaque groupe lui dédie sa première chanson.
Ce soir-là, la Maison faisait salle comble. Quand les deux hommes sont entrés, personne ne leur a rien demandé. "Trucks" était en scène et ça ne faisait que commencer à chauffer. Beaucoup dans l’assistance fumaient, bien sûr. L’un des deux types a pris un peu brutalement son joint à une fille qui se trouvait au fond, et s’est mis à le renifler. Instantanément, il s’est retrouvé nez à nez avec quatre malabars au regard inamical. Le père, le frère et l’oncle de Julos sont chauffeurs poids lourds et le 17 septembre est aussi une fête de routiers cibistes. L’un d’entre eux a retiré délicatement le joint des mains du fâcheux. Un autre a demandé poliment « Vous désirez ? ». Comme les flics sidérés ne répondaient pas, on leur a désigné la sortie.
Les deux intrus se sont retirés avec les honneurs et ont fait un rapport mitigé à leur supérieur hiérarchique. Celui-ci l’a transmis aux autorités compétentes, lesquelles ont jugé qu’elles n’avaient guère besoin d’une grève de camionneurs en période préélectorale.
Les derniers venus dans la Maison sont un groupe de sketcheux : Karim, Léo et Toumani, bien évidemment baptisés "Tricolore". Ils ont commencé par faire les premières parties des concerts, mais le public a exigé une soirée spéciale. Ils présentent leur nouveau spectacle samedi 19, c’est à dire ce soir, à 21 heures. Charly s’y rend pour en rendre compte dans sa colonne de l’Idée. A vrai dire, c’est Lucie qui le lui a vigoureusement suggéré. Charly s’étonnait de la voir fréquenter un quartier aussi éloigné du sien, à tout point de vue. La jeune fille s’est mise en colère. - Y’en a marre de te voir écrire des articles pompants sur le théâtre friqué et les chanteurs Qualité France ! Tu devrais aussi parler de ce qui se passe dans les quartiers pouilleux.
Il a failli répondre que, de son quartier résidentiel, Lucie était mal placée pour avoir ce genre de discours mais il s’est souvenu qu’il n’y a pas si longtemps, il tenait le même genre de propos. A ceci près qu’il s’agissait de droit des femmes à l’expression et l’auto-détermination et qu’on lui répondait que seul un petit bourgeois qui ne connaît rien à la vie... Il a donc fini par accepter. A contrec ?ur. Il se sent trop vieux pour se mêler à un public constitué essentiellement d’adolescents. Lucie rétorque qu’il ne se sent pas trop vieux pour sortir avec elle.
- Seulement pour rentrer, mon salaud ! ajoute-t-elle pour le faire rougir. Ils sont arrivés à un compromis. Il se rendra à la Maison ce soir de neuf à onze. A onze heures il aura le droit de s’éclipser pour animer le débat du Royal. Il fera un papier dans L’Idée promis juré, il l’a déjà dit au rédac-chef c’est d’accord, oui, en pages culture lundi ou mardi au plus tard pas de problème et avec une photo parole d’honneur. Il en a déjà le cou crispé. - Garçon, vous n’auriez pas une aspirine ? - Si, bien sûr, M’sieur Sacks, je vous apporte ça tout de suite.
Comme toujours devant la perspective d’un moment un peu pénible, Charly répète mentalement tous les gestes, toutes les paroles, toutes les attitudes, toutes les situations qu’il prévoit ou redoute, sa fin de soirée au Royal. Depuis un moment, il a la sensation que son crâne dégage de la vapeur. Assis à la terrasse de La Villa, son café favori, il compte les bus et les taxis. Sa main, posée sur la vitre, guette les vibrations qu’ils produisent au passage. En cet instant précis, il se sent absolument incapable d’aligner deux mots sur une feuille. L’angoisse qui l’étreint est si puissante que la seule évocation d’un stylo lui retourne l’estomac et augmente sensiblement le dégagement de vapeur crânienne. Il sait ce que ressent une cocotte-minute dont on a bouché la soupape.
Il se gratte le dos. Il a encore saigné, cette nuit. Tous les soirs, il enfile un ticheurte pour dormir. Eté comme hiver. Qu’il soit seul ou accompagné. Enfin, surtout s’il est accompagné. Il refuse d’offrir à ses femmes le spectacle de son dos boutonneux et enflammé. Il le regrette : pas de douche à deux. Dieumerci, aucune des trois n’a encore réussi à le démasquer, il tremble rien que d’y penser « Charly qu’est-ce que je sens là sous mes doigts, ça me gène toutes ces aspérités sur ton dos, fais voir ? Oh ! dis-donc c’es une catastrophe ce dos !/ Laisse, c’est pas gra/ Mets-toi sur le ventre, attends je prends du coton, il y en a quelques-uns qui auraient bien besoin d’/ Aaaaïe !/ Pardon, je te fais mal ? C’est presque fini, ah ! ça y est, dis-donc il était gros celui-là il te reste un trou dans la peau, un vrai cratère c’est épouvantable comment se fait-il qu’à ton âge encore ? »
Charly se retient de se gratter. Ne plus penser à ce dos. Penser à autre chose. A la soirée à venir, tiens. Le spectacle de Tricolore n’est qu’un moindre mal. Dans une certaine mesure, il lui facilite les choses. Il a plus à redouter de la suite. Le débat au Royal risque de tourner à l’Apocalypse. Charly n’aurait jamais dû accepter de l’animer. Mais il était coincé. Après ce qu’il a fait, il ne pouvait pas refuser. Le Royal occupait depuis près de quinze ans un ancien cellier dans le vieux Tourmens. Il y a un an, un incendie a ravagé trois des quatre salles. Les traficotages de promoteurs autour du quartier ont fait penser qu’il ne s’agissait pas d’un simple accident.
Charly s’est fait le porte-parole des usagers et des associations concernées, dans les pages de L’Idée, pour demander à la municipalité d’éclaircir l’affaire ou d’aider le Royal à retrouver un local. Grâce à de multiples interventions dans la presse, le cinéma a trouvé refuge dans un immense hangar que la ville a insidieusement proposé de lui prêter, pour les cinquante ans à venir, et qui est situé sur l’Ile Grande, au beau milieu de la Tourmente, sous le dernier pont en aval. Les élus pensaient que Lefort, fondateur-gérant du Royal, refuserait. Au lieu de quoi, il a dit Banco ! Le lieu a été rebaptisé La Royale et, au-dessus de l’entrée, flotte un pavillon noir.
L’association des Amis de La Royale veut ainsi signifier que la lutte continue. Les salles vite reconstruites ont été inaugurées officiellement avec les films qui s’imposaient : Le Corsaire Rouge, Le Pirate, Captain Blood, Le Vaisseau Fantôme, L’Aigle des Mers, L’île au Trésor, etc. Il y a quelques semaines, en vue d’une programmation spéciale Premier Anniversaire, il est venu à Charly, membre du bureau depuis la dernière assemblée générale extraordinaire, la fine idée de proposer quelques titres maudits ou ouvertement contestataires, parmi lesquels Tout va bien de Chris Marker, La jetée de Sibérie de Joachim Dachman, Mémoires Rouges de Lof Jimmer et Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo.
« Très bonne suggestion, embraya Lefort. Vous vous souvenez tous de l’article que Charly a écrit dans Cinémas il y a quelques années ? - Oui, reprit Venturi, et tu y faisais une étude comparative avec un film de Hawks, comment s’appelle-t-il ? Sergent Rock ? - York, corrigea André. Charly montrait que York est un personnage si positif qu’il en devient insupportable et permet à Trumbo de construire Johnny par contraste. - Ouvrez les guillemets : ...d’ailleurs tout oppose et réunit en même temps ces deux films, construits sur des éléments similaires mais utilisés de manière totalement différente, la terre pour l’un et la ville pour l’autre, la mère de York et le père de Johnny, le fusil et la canne à pèche, la chaste fiancée qui attend le retour de Gary Cooper et la jeune fille emplie de désir qui se donne à Timothy Bottoms la veille de son départ au front, fermez les guillemets. Très bel article, vraiment ! » conclut Bijou, toute fière.
Charly, rougissant de plaisir en constatant que Bijou ne mémorise pas seulement les dialogues de ses films-cultes, tourna nerveusement son stylo entre ses doigts. « Sergent York a été édité en vidéo... - Formidable ! s’écria André, on le projette le vendredi dans notre créneau de vingt-deux heures sur Canal 9, et le samedi à minuit après la projection de Johnny, Charly anime un débat en direct de La Royale. - Excellent ! fit Lefort. On le met au vote ? » Tout le monde a levé la main. Seul Charly s’est abstenu.
Aujourd’hui, à sa table de La Villa, il se mord les doigts de n’avoir pas retenu sa langue. Ce n’est pas modestie de sa part que cette réserve. Rachel est, elle aussi, membre de l’Association. Elle n’est d’ailleurs pas étrangère aux informations confidentielles qui ont permis à Charly de bousculer allègrement manipulations électorales et traficotages immobiliers au profit de la cause cinématographique tourmentaise. Elle sera inévitablement conviée à la projection. D’autant plus qu’elle l’entend en parler environ deux fois par semaine, le Charly, de son Johnny mythique. Et qu’elle aimerait bien vérifier s’il s’agit effectivement d’un film Gééééniaaaal. Il ne lui sera pas non plus désagréable d’éprouver l’assurance de Charly Sacks sous le feu roulant de cinéphiles au moins aussi calés qu’il prétend l’être.
Mais non, vous n’y êtes pas ! Charly n’a pas du tout peur de décevoir Rachel. Sa crainte est tout autre : Eliane a lu dans les programmes de février la présentation du film et l’annonce du débat. Elle a dit que c’était formidable, que ça tombait très bien. Elle retourne à Paris aujourd’hui, mais son train la ramène à Tourmens vers 23h30. Trop tard pour le film, mais pas pour venir l’écouter, lui.
« Euh... je ne sais pas si ça va t’intéresser, c’est très cinéphilique... - Et alors ? Raison de plus pour m’instruire. Et puis, je ne rentre chez moi que dimanche matin. Tu veux bien... m’héberger ? - Euh... Oui. Bien sûr. Enfin, ça ne finira pas très tôt... Et puis tu ne vas rien comprendre si tu n’as pas vu le film. - Ça ne fait rien, tu as sûrement un synopsis quelque part à me faire lire ! - Tu es sûre que tu ne préfères pas aller directement chez moi prendre une douche et m’attendre ? - Tu veux peut-être aussi que je te chauffe le lit, par la même occasion ? » Charly n’a pas insisté.
C’est dans l’éventualité de cette situation potentiellement explosive que Charly fait chauffer sa cafetière crânienne à la recherche d’une issue Géééniaaaale à ce traquenard. Ça bout, mais la soupape est coincée. D’un geste las, il ouvre le sac en papier posé près de lui sur la chaise. Tout à l’heure, il est entré dans une papeterie qu’il ne connaissait pas, minuscule boutique cachée dans une petite rue du vieux Tourmens. Deux sexagénaires en blouse grise l’ont regardé entrer par-dessus leurs lunettes, lui ont souri. Charly resta debout un long moment. Il avait l’impression de retourner au début du siècle. Devinant ses pensées, le vieil homme fit le tour de son comptoir.
« Oui, ce n’est pas très récent, mais nous avons beaucoup de choix à vous proposer. Que puis-je faire pour vous, Monsieur ? - Euh... Eh bien... A vrai dire, je ne sais pas. Je cherche... Je cherche des cahiers. - Mais oui, dans quel genre ? - Toilés. Enfin, avec une couverture rigide. - Lignés ou à pages blanches ? - Lignés, bien sûr !
Les yeux de Charly s’illuminèrent. Il a si peu l’habitude qu’on comprenne ce qu’il veut. D’ordinaire, les papeteries n’accordent pas grande importance aux cahiers qu’elles vendent. Elles en ont au plus un ou deux modèles, si possibles affublés des mêmes signes, emblèmes, logos et autres marques que les vêtements à la mode. - Ce modèle vous conviendrait-il ? demanda la petite dame.
Elle venait de sortir d’un grand carton une pile de cahiers tous différents, à spirale, brochés, cousus ; des grands, des petits, des gros et des minces, à couverture noire ou rouge ou bleue, qu’elle déposa sur le comptoir. Emerveillé, Charly les prit l’un après l’autre, les caressa, les ouvrit, éprouva le grain du papier sous ses doigts, pour en retenir une demi-douzaine. - Je vous les prends tous les six, annonça-t-il sans hésitation.
La petite dame sourit. Le petit homme lui fit un petit signe de tête et se mit à crayonner le prix des cahiers sur un petit carnet qu’il avait sorti de sa poche. - Ça nous fera cent soixante dix-sept francs tout rond. - Vous êtes ici depuis longtemps ? demanda Charly un peu stupidement. - Depuis dizneussencinquant’cinq ! répondit la petite dame. - Je... n’avais jamais remarqué votre boutique. Pourtant je passe souvent dans le quartier. - Ah bon ? fit le petit homme. C’est étonnant. Il est vrai que la rue est sombre... » Il tendit à Charly sa monnaie et le sac en papier, et lui serra la main en lui ouvrant la porte.
A présent, Charly contemple les cahiers. Ils sont beaux, solides, rassurants. Il n’ose pas vraiment les ouvrir, les feuilleter, encore moins poser la plume dessus. Et d’ailleurs, par lequel commencer ? Et pour faire quoi, d’abord ? Reprendre le journal qu’il a cessé de tenir depuis plusieurs mois, de peur qu’une de ses femmes ne mette la main dessus ? Tenir, jour après jour, la chronique de ses - Sa paupière tressaille. Sa bouche se met à picoter. Des éclairs lumineux viennent frapper sa rétine. - Oh, non ! Pas ça...
Quand les éclairs apparaissent, le tonnerre n’est pas loin. Bientôt, il sentira des vagues soulever son estomac, ses yeux pleurer à chaudes larmes et la douleur marteler sa tempe. Puis viendront les fourmillements dans les doigts et son bras droit ne sera plus qu’une loque. Ça fait des mois que ça ne lui est pas arrivé, pourquoi faut-il qu’aujourd’hui, justement, il se tape une migraine ?
NOTE : Ce chapitre comprenait originellement deux notes de lectures concernant Johnny Got His Gun et Sergent York. qu’il n’a malheureusement pas été possible de mettre en page ici de manière satisfaisante. Le lecteur les trouvera à l’intérieur du fichier PDF ci-dessous.
LKB/MW
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