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"Les Cahiers Marcoeur", 25e épisode
Article du 15 juillet 2004

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LE DOSSIER VERT, 9

Comment oser écrire ? si c’est pour être reproduit (quelle indécence) sur une demi-tonne de papier coupé, façonné en briques collées ou cousues, et expédiées aux quatre coins du pays. Comment oser écrire quand on pense que ces briques iront se serrer (quel destin !) par deux ou trois entre des piles de volumes de meilleur avenir commercial sur les étalages des libraires, et seront bien vite virées de la table ou entreposées dans un coin sombre avant de replonger dans un carton, retour à l’envoyeur, pour se noyer enfin dans les millions de tonnes de papier qui iront au pilon quelques mois plus tard ?

Un livre est une goutte d’eau ; pire : une larme. Elle perle à vos paupières. Même si votre amant, votre maîtresse la boit des lèvres, elle se fondra en lui, en elle, et la poésie cessera là. Cette goutte se mêlera aux 70% d’eau du corps accueillant, ira hydrater une cellule, un tendon, filtrera dans ses tubules rénaux, descendra en trombe dans sa vessie, de la vessie dans le tuyau d’écoulement des eaux usées, de là dans le fleuve, du fleuve à la mer, de la mer aux nuages. Avec un peu de malchance soufflera un fort vent d’ouest, les nuages passeront au-dessus de votre maison, et parmi des trombes d’eau, votre larme se déversera droit dans vos gouttières, dans la bassine en matière plastique rose qui recueille l’eau du fer à repasser, dans la nappe phréatique qui alimente votre puits, ou encore sous la porte du jardin - celle dont le joint est décollé. Vous finirez par marcher dedans en entrant, ou le chat viendra la laper en attendant que vous le laissiez sortir, ou pire : un de vos enfants la boira, sans savoir que c’est vous qui l’avez versée.

Extrait de Pff... Le vent !

LA CHEMISE BLANCHE : FREDERIC

Il se lève.
Il a dormi longtemps. Hier soir, il s’est traîné du canapé au lit, s’est déshabillé difficilement, a pris trois ou quatre dormisones pour sombrer dans un sommeil sans rêve et sans mémoire. Il est étonné de ne rien ressentir. Ni gueule de bois, ni nausées. Ni douleur. Il se lève, fait de petits bruits de langue, attend le frottement contre sa jambe, mais rien ne vient. La fenêtre de la cuisine est entrouverte, il a plu, une flaque d’eau s’étale sur le lino. Lucifer n’est pas rentré.

Il met de l’eau à chauffer.
Il s’assied à la table de la cuisine, aligne sur un bout de papier quelques mots précédés d’un tiret, courses minuscules, itinéraire sans importance. Il faut qu’il sorte d’ici et remplisse cette journée sinistre, puisqu’il n’a pas le choix. Il faut qu’il tienne jusqu’à ce soir.
Le couvercle se met à tressauter sur la casserole. Il se lève, verse de l’eau bouillante dans le filtre.

Elle aurait dû lui confier son secret, elle aurait dû le lui dire. Elle aurait dû sentir qu’il avait besoin d’elle, à présent, lui proposer de le voir après. Mais non, toute pétrie de devoir elle n’a pas même fait un geste dans sa direction. Tant pis. Tant mieux. Il fallait bien en finir, un jour.

Le téléphone le fait sursauter. Qui, si tôt ? Alice, peut-être, qui...
- Allô, le Crédit Tourmentais ? demande une petite voix aigrelette.
- Non Madame, vous avez dû faire un faux numéro...
- Oh, excusez-clic.
Voilà. Je suis juste bon à répondre aux femmes qui se trompent.

Il se rassied. Il n’y a plus d’eau dans le filtre. Il se verse une tasse de café. Trois sucres. L’amertume est intense. Il ne devrait pas le faire si fort. Il rajoute deux sucres.
Son estomac est vide. Non, ce n’est pas ça, c’est un vide. Là, sous les côtes, il n’y a plus rien. Le coeur ne bat que pour donner l’illusion de la vie. La vie, c’est la sueur sur le ventre après l’amour. Mais ça fait bien longtemps qu’il ne l’a pas sentie couler, qu’il n’a pas senti sa peau coller à celle de l’autre.

* * * * *

Au creux de sa main, Frédéric serre la liste pliée en un petit carré serré, et s’avance dans l’avenue Magne. Contre son ventre, entre peau et chemise il a glissé le Cahier de chair. Il n’ira pas le déposer tout de suite. Plus tard. Attendre qu’elle ne soit plus chez elle. D’abord, les courses, les petites courses, les choses sans importance, l’itinéraire bien réglé minuté qui va l’occuper jusqu’à ce soir. Se conformer strictement à la liste.

Il ne voit pas les visages des passants. Son regard est fixé au ras du sol. Il voudrait retrouver Lucifer. Si le chat est parti, c’est qu’il a senti la mort. Les chats reconnaissent l’amour, savent entrer dans la chambre sauter sur le lit, se rouler en boule sur les draps froissés et ronronner de manière extraordinairement sonore tandis que la bête à deux dos somnole lourdement. Quand on veut tirer le drap il est dessus, il faut le déloger. Jadis, elles n’ont pas toujours trouvé ça amusant, certaines sursautaient en sentant la fourrure du chat frôler leurs mollets « Qu’est-ce que c’est ? Oh mon dieu fiche le dehors je ne supporte pas ! » et pour les réchauffer après, zéro.
Mais pas l’ombre d’un chat dans cette forêt de jambes en mouvement.

Il s’arrête devant une vitrine. En grand format, un corps de femme entièrement nu, regard prometteur, pose lascive, bouche entrouverte, lui tend des lèvres très rouges.
Framboise transparent, se dit Frédéric machinalement.
Il entre. La femme en blouse blanche lève les yeux de son comptoir :
- Oh, Bonjour ! Monsieur Zacks... Comment allez-vous ? Avez-vous vu ? Nous avons reçu les nouveaux matériels de présentation de LadyHawke. C’est vous qui vous en êtes occupé, je crois ? demande la pharmacienne avec le sourire.

- Oui, oui. C’est moi. Et tu sais pas à quel point. Je me suis même chargé d’accompagner le photographe et son modèle aux Baléares. Sonia n’est pas comme sur la photo, retouchée, brunie au développement, non, sa peau est pâle et le grain désagréable et en plus elle est très conne. C’est ma faute, j’aurais dû savoir qu’hors du Protocole ça ne pouvait pas aller. Déconseillées, les extras. Qui plus est, le photographe avait envie de la mettre, lui aussi. A un poil près, il arrivait dans sa chambre avant que je ne l’aie fait entrer dans la mienne. J’avais quand même la plus belle vue sur la mer... Madame Emmie, poursuit Frédéric d’une voix lasse, je vais vous demander un très grand service.

- Je vous en prie, Monsieur Zacks, que puis-je faire pour vous ?

- Voilà : je fais une migraine carabinée depuis ce matin et je n’ai plus de miguérine. Il faut bien sûr que j’aille voir mon médecin mais il est absent aujourd’hui. Je sais que ce n’est pas très régulier, mais... si vous aviez pu m’en avancer une boîte ?

- Mais comment donc, Monsieur Zacks, il n’y a pas de problème, un client comme vous !

- Tout sourire, la pharmacienne se tourne vers sa préparatrice et lui lance un ordre bref et sec.

- Vous avez l’air fatigué... compatit-elle en revenant vers Frédéric.

- Je le suis, mais ça ne va pas durer.

- Tenez - Merci Madeleine... avez-vous préparé la pommade de Madame Dugazon ? - Excusez-moi, est-ce qu’une boîte suffira ?

- Je le marque sur le cahier de stupéfiants, Madame ? demande la préparatrice.

- Mais non, voyons, laissez ça !

- Merci infiniment, Madame Emmie, je vous apporterai l’ordonnance lundi après-midi, sans faute ! susurre Frédéric.

- Ne vous dérangez pas exprès, déposez-la la prochaine fois que vous passez, ou bien donnez-la au représentant, il me la transmettra... soupire la pharmacienne avec un regard plus torride que Sonia sur son affiche.

En voyant les portes vitrées s’effacer devant lui, Frédéric raye mentalement le mot Pharmacie sur le papier serré au creux de sa main.

* * * * *

Il marche, pas vite. Pas trop lentement non plus, ça le fait tituber. La chaussée grouille de voitures, le trottoir déborde de monde. Qu’est-ce qu’ils font là tous ces gens à dix heures et demie du matin ? Il voit des impers, des chiens mouillés des cabas dégoulinants des mains bleuies des landaus qui braillent des vélos des parapluies des cartons des camions des voitures. Il marche et la rue le crache sur la Place du Martroi, les bruits l’assaillent, il a le sentiment de passer d’un égout à une crique dépotoir. Il s’engage à gauche dans la foule mouvante, rase les murs, emprunte le boulevard Flaubert, puis s’immobilise : Il ne pourra pas attendre jusqu’à ce soir. Le cahier lui brûle le ventre. Il lui faut aller jusque chez Alice, ne pas penser, marcher jusqu’à l’immeuble, occuper ses jambes, son corps, aller jusque là-bas même s’il sait qu’elle n’y sera pas, et alors, oui, se jeter à l’eau, sonner, attendre, sonner à nouveau c’est sa dernière chance, c’est la dernière fois, si elle n’est pas là c’est fini, je boucle, on n’en parlera plus, il est 12 heures 30 elle peut être revenue pour se changer, et me répondra.

Elle sera en sous-vêtements, je parie qu’elle se fournit chez les concurrents, j’ai vu le catalogue de Parures, Inc, on devrait en prendre de la graine, si elle répond je lui parle, il faut qu’elle m’écoute car si j’attends 20 heures il sera trop tard.

Il zigzague entre les passants ruisselants, franchit l’entrée de l’immeuble. La porte intérieure s’ouvre devant lui. Sort une dame entre deux âges tenant en laisse un petit chien. Frédéric lui tient la porte, la dame regarde son teckel puis Frédéric, un grand sourire « Merci monsieur vous êtes bien aimable. »
Il entre.
L’interphone est dehors, il n’a pas eu le temps de sonner.
Qu’est-ce que je fais, je monte ?

Monter, frapper à sa porte, quand elle ouvrira lui dire Je suis venu, vous ne pouvez pas me rejeter. Sortir le cahier glissé entre peau et chemise le lui tendre « Lisez-moi ». Elle le prendra, les pans de son peignoir vont s’entrebâiller et...

Il n’a pas eu la patience d’attendre l’ascenseur. Il gravit l’escalier dans l’écho mat du béton terne.
Au cinquième le couloir est anonyme, huit portes de prison face à huit autres portes, 59 - 57 - 55 - 53 - 51, voilà : A. Fillère.
Il pose le doigt sur la sonnette. Il le pose. Il ne l’enfonce pas. Il l’effleure. De la pulpe, il éprouve la résistance, est-ce un de ces boutons qui résistent à produire une sonnerie aigrelette, ou bien un tout ou rien, quand on appuie Ding-dong ! tout de suite si vite qu’on recommence de peur qu’à l’intérieur ils n’aient rien entendu.
Il déteste les sonnettes.
Il lève la main. Referme le poing. Pose ses phalanges repliées contre la porte, comme pour prendre son élan.

Il n’y a pas de judas. Elle devra ouvrir. Si elle a une chaîne, il ne verra que l’oeil gauche, la moitié de la bouche. Il l’imagine assise près du téléphone, elle vient de composer son numéro, ça sonne il est sous la douche ou sur le palier et il se dépêche de rouvrir, elle ne raccroche pas, pose le doigt sur la, le - enfin le machin qui s’enfonce quand on raccroche, on disait la fourche quand les téléphones en avaient une - et après le retour de la tonalité recompose le numéro en séparant bien les chiffres pour s’assurer qu’elle ne s’est pas trompée ... Mais non ! c’est moi qui fais ça, quand ça ne répond pas.

Il frappe. Tout doucement, d’abord, puis fort, très fort, à coups redoublés. Il pose son front sur la porte, près du poing serré. Il écoute. Il guette les bruits qu’elle ferait là-bas, derrière, un robinet qu’on ferme, une porte qui s’ouvre, un verre qu’on repose sur une table, des pas qui claquent sur le sol, le téléphone qu’on raccroche.
Le téléphone sonne dans l’appartement.
Une fois, trois fois, six fois puis plus rien, la sonnerie cesse et rien n’est venu l’interrompre.
Il se mord les lèvres, s’adosse à la porte et se laisse glisser jusqu’au sol.
Voilà, c’est fini.

* * * * *

La minuterie s’est éteinte depuis longtemps. A dix mètres dans le couloir brille une veilleuse malingre. Frédéric ne veut pas se relever. Il s’est mis à écrire dans le noir. Guidé par l’index gauche posé au bord de la feuille il écrit une ligne, puis fait glisser son index un peu plus bas pour écrire la ligne suivante, si les mots se chevauchent s’enchevêtrent de toute manière ça n’a plus d’importance. Les lignes imprimées du cahier le soutiendront le temps qu’il faut, son stylo les sent au passage, léger ressaut du papier. Il écrit, ce qu’il ne peut pas dire : ce que, tout à l’heure, il lira à haute voix.

« J’appelle parce que j’ai besoin de parler. Puis-je vous lire un texte que j’ai écrit ? »
Sans attendre la réponse, il lira :
Je veux vous parler du Protocole. C’est un rituel, établi une fois pour toutes. Une contrainte que je me suis imposée. Chaque mois, je séduis une femme. Ces femmes elles-mêmes font partie du rituel. Je ne les choisis pas. Elles viennent vers moi. Je travaille dans une entreprise de produits de beauté et de lingerie féminine. Une fois par mois, une école suisse de relations publiques nous envoie une de leurs étudiantes, rien que des jeunes filles de la bonne bourgeoisie friquée. C’est moi qui en suis chargé. Je les accueille, je les prends sous mon aile. Je les entoure. Souvent elles ne connaissent encore rien à l’amour. Lorsqu’elles ont déjà eu un amant, elles s’ennuient parce que c’est un amant de leur âge.

Elles sont presque toutes taillées sur le même patron. La directrice de l’école m’adore, elle m’appelle, elle me demande en toute candeur comment j’ai trouvé telle ou telle élève, elle me les choisit sans que j’ai besoin de dire ce que je veux. Elle sait ce qu’il me faut. Dès qu’une nouvelle stagiaire arrive, je lui fais faire le tour de la maison. Je la mets dans le bain. Je joue le professionnel un peu froid. Jamais un geste déplacé. En général, elles prennent ça très au sérieux.

La première semaine, c’est boulot-boulot. La deuxième semaine, je deviens plus amical. Elles se disent : Ce type n’est pas si raide, finalement. Je laisse filtrer des choses plus personnelles, je parle de ma mère, morte il y a quelques années. Je laisse entendre que je vis seul. Je sais comment les intriguer. Il ne faut pas en dire trop. Juste assez pour qu’elles s’interrogent. Un jour, vers treize heures, sous prétexte d’une tâche à terminer, je dis "On reste ? On ira manger un sandwich..." Elles acquiescent. Quand nous sortons je dis "J’ai faim, pas vous ? " Je joue les grands seigneurs, pourquoi un sandwich alors qu’on peut avoir un restaurant à nous seuls ?

Je les emmène toujours au restaurant italien, au bord du fleuve, le patron me connaît, il sait quelle table me réserver, et quand. Je leur parle de l’Italie, de Rome. Elles me demandent si j’aime Rome, je dis que j’y vais souvent, la branche italienne de la boîte, mais trop de travail pour que ça soit agréable. D’ailleurs, le tourisme seul...

C’est étrange. Elles ne sont jamais allées à Rome et elles en rêvent, ou bien elles y sont déjà allées et adoreraient y retourner. Elles sont très prévisibles.
Nous revenons une fois ou deux dans le restaurant, pendant les jours qui suivent. Elle aiment venir en dehors des heures d’affluence.
Elles laissent échapper : Ce doit être très beau, le soir, avec la vue sur la Tourmente illuminée.
Je dis : Voulez-vous que nous dînions ici ce soir ?
Elles hésitent.
Je dis : Excusez-moi, je ne voulais pas vous choquer.
Elles disent : Mais non vous ne me choquez pas.
Elles ne savent pas trop quoi penser.

Elle finissent toujours par accepter. Pour voir. Et elles voient. Un homme qui leur propose d’aller au cinéma et de dîner ensuite ou le contraire, qui parle avec elle, les écoute, se confie, mais sans leur faire d’avances, sans leur donner à penser qu’il les achète avec un repas, et les dépose ensuite en bas de chez elles ou les laisse rentrer en taxi.
Elles se demandent à quoi ça rime. Elles se disent : D’où sort-il, celui-là, à me faire la cour ?

Je les fais attendre. Les jours passent, elles sont perdues. Dix jours avant la fin du stage, je ne les ai pas lâchées d’une semelle, je les ai même appelées une fois un soir, j’ai semé des paroles, suscité des émotions, des rires, des souvenirs, des confidences, sans jamais poser la main sur elles. Pas une faille.
Un jour, je dis : Je dois aller à Rome dans dix jours, voulez-vous m’accompagner ? Elles se mettent à rire ou à rougir. Moi : Je suis désolé que vous le preniez comme ça.

Je me referme comme une huître, elles me voient blessé mais digne. Je ne dis plus rien, je reprends la discussion professionnelle. Elles craquent. Elle reviennent : Je suis désolée, je réponds : Ce n’est rien, sourire triste mais sans rancune. Vingt-quatre heures d’attente, et elles sont mûres. Croyez-moi si vous voulez, elles sont toujours venues, même s’il y avait un ami dans le circuit ou un mariage ce week-end-là ou je ne sais quoi. Ça fait quatre ans que ça dure, quatre ans exactement, vous n’avez qu’à compter, elle est... elles sont toujours venues.

A Rome, j’ai réservé deux chambres dans un petit hôtel sur la Piazza Navona, le Mercurio. Je leur fais donner la plus belle, quand elles entrent le groom tire les lourds rideaux, ouvre la fenêtre et, qu’il tombe des cordes ou qu’il fasse grand beau temps, j’entends leur silence émerveillé.
Elles sont tellement prévisibles.

Nous arrivons tard le vendredi soir. Nous repartons le lundi matin. Le samedi, travail le matin, travail l’après-midi, travail puis dîner chez les partenaires italiens, maisons anciennes, jolies femmes, escaliers de marbre, elles sont aux anges. Nos hôtes hochent la tête Mais comment fait-il ce salaud ? quand je la leur présente.

Le dimanche matin, croyant que je fais de même, elles font la grasse matinée, s’étirent sur le balcon, découvrent tard que je suis parti à huit heures, j’ai laissé une petite lettre : Rendez-vous délicat avec le gros banquier vu hier soir, à tout à l’heure. Je réapparais vers midi une heure, fatigué mais j’ai emporté le morceau, y a pas d’heure pour les braves, j’ai loué une voiture allons sur la côte à Ostie, via Appia, tout le tralala, je connais le trajet par coeur, chaque monument, chaque pierre tombale, je pourrais conduire les yeux fermés.

Dans la soirée, devant un chocolat chaud ou une citronnade, selon la saison, je sais qu’elles sont à point. Je propose d’aller dîner tôt, demain matin l’avion décolle à huit heures trente.
Ici, il marquera une pause.

A ce moment-là, en général, elle disent : Vous êtes fatigué... Je réponds : Plutôt las. Je baisse les yeux, sourire triste en coin, je parle d’autre chose. Ça ne dure que dix minutes, mais ça suffit.
Le soir, au dîner, Je regrette que ça soit fini, j’ai passé trois jours... très doux.
Je vois leurs yeux s’attendrir, je les sens fondre. Je ne les laisse pas m’interroger.
A l’hôtel, devant leur porte, je leur prends la main je les regarde longuement sans rien dire, puis brusquement je les attire, je les prend dans mes bras, ou bien quand mes doigts s’ouvrent elles se veulent audacieuses, je laisse faire, elles me retiennent se blottissent contre moi.
Ça dépend.
Au matin, je dis Cette nuit-là nous appartient. Personne ne le saura jamais. Elles jurent qu’elles non plus n’en parleront jamais. Je sais qu’elles disent vrai. Elles croient toujours qu’elles ont été la seule.

« Pourquoi me racontez-vous tout ça ? demandera la voix anonyme.
- Ecoutez ! », dira sèchement Frédéric.

Ce n’est pas un jeu gratuit. Le Protocole a un sens. Un début, une fin. Tout a une fin, le Protocole comme le reste.
La première fois que je suis allé à Rome c’était avec une jeune femme, une américaine. Elle s’appelait Shari. Elle travaillait avec moi depuis plusieurs mois, c’était ma collaboratrice directe... J’étais très amoureux d’elle. Nous avons flirté très longtemps, sans jamais passer la nuit ensemble, joué à celui qui ferait marcher l’autre le plus longtemps sans céder, nous adorions ça. Nous ne nous quittions pas de toute la journée. Je la raccompagnais chez elle, je posais un baiser sur ses lèvres à la porte de son appartement. Parfois nous restions debout, tremblants, sans savoir si l’un des deux fléchirait. Je rentrais chez moi en courant, je l’appelais, nous passions des heures la nuit au téléphone.

Un jour, on m’a envoyé à Rome, je devais aller y passer un week-end, j’étais comme fou, je ne voulais pas partir loin d’elle. Elle me disait : Vous savez bien que ça n’est pas possible. Elle s’est même fâchée, elle tenait à ce que notre travail ne pâtisse jamais de nos relations. Elle m’a accompagné à l’aéroport, j’en aurais crevé. Elle n’avait pas l’air aussi triste que moi. Je suis monté dans l’avion, près de moi le siège était vide. Au moment où on nous a demandé d’attacher nos ceintures, quelqu’un s’est assis. C’était elle. Elle avait réservé sa place en même temps que la mienne. Le vol a été une autre torture, mais bien plus douce que la précédente.

C’est elle qui avait réservé l’hôtel, bien sûr. Là-bas tout était blanc, la neige à Rome, on doit voir ça une fois tous les soixante-dix ans. Nous étions très émus. J’avais beaucoup de travail, nous l’avons fait ensemble, et tout naturellement le jeu a repris, après la soirée chez le directeur général italien, je lui ai donné un baiser dans le couloir, j’ai bondi dans ma chambre, et nous avons passé une partie de la nuit à parler au téléphone à dix mètres l’un de l’autre. C’était bon de s’aimer là, comme à Tourmens.

Le dimanche, nous sommes allés à Ostie. Le soir, devant un chocolat chaud - c’était en février, il y a sept ans exactement - j’ai dit : Je n’en peux plus, je veux... Elle a dit : Oui, et nous avons couru vers l’hôtel... Dans le couloir, elle commençait pratiquement à me déshabiller, je n’arrivais pas à ouvrir la porte de ma chambre, elle m’a donné sa clé, j’ai ouvert nous sommes tombés sur le lit à l’intérieur et il a fallu que je me relève car la porte était restée ouverte.

Au moment de la pénétrer, je n’ai pas pu.

J’avais peur, une peur de tous les diables. Jamais je n’avais été ému comme ça. Je savais qu’elle ne se protégeait pas, je voulais mettre un préservatif, je n’arrivais pas à le mettre, c’était abominable, je débandais dès que j’essayais et trente secondes plus tard j’étais fou à nouveau. A la fin, elle a posé sa main sur mon cou, elle a dit : Viens, ça ne fait rien, laisse.
Je l’ai aimée comme jamais je n’avais aimé auparavant, comme jamais plus je n’ai aimé ensuite.

Quand nous sommes revenus à Tourmens, elle n’a pas voulu que nous habitions ensemble tout de suite, nous avons passé quinze jours à nous voir sans qu’elle me laisse passer la nuit avec elle. Trois semaines après Rome, elle était enceinte. J’ai pleuré de joie, je voulais qu’elle soit à moi, si elle s’était laissé faire un enfant, c’est qu’elle me voulait aussi. Mais quelques jours plus tard, elle s’est fait avorter. Elle ne me l’a dit qu’après. Elle a dit qu’elle ne voulait pas d’enfant entre elle et moi. Moi, j’ai compris qu’elle ne voulait pas de moi. Je l’ai frappée. Je n’ai plus voulu la revoir. Un jour, j’ai reçu un coup de fil de l’hôpital. Elle avait fait un malaise dans la rue. Elle avait mon adresse et mon numéro de téléphone sur elle. J’ai couru là-bas, elle était en salle d’opération, elle avait une grossesse extra-utérine. Au moment de l’avortement, comme elle était enceinte depuis peu, ils ne s’étaient rendu compte de rien.

Il y aura un silence plus long. Un soupir. La voix, un peu tendue, dira :
« Peut-être voulez-vous vous arrêter là ? »
Frédéric ne prendra même pas la peine de répondre.

Elle est morte sans qu’ils aient rien pu faire... Le chirurgien est sorti, en me voyant il a dit Je suis désolé elle avait perdu beaucoup de sang. Je l’ai bousculé j’ai couru comme un fou deux types m’ont ceinturé à l’entrée de la salle, j’ai vu l’infirmière la recouvrir et quelqu’un débrancher les tuyaux de perfusion je ne voyais plus son visage, ils ne m’ont pas laissé entrer pour la voir la toucher une dernière fois...

Je hurlais, ils ont voulu me calmer, me faire une piqûre pour me faire dormir, je me suis calmé d’un seul coup, j’ai dit Pardonnez-moi, ça les a surpris. J’ai rajusté ma cravate, j’ai quitté l’hôpital. Ce n’était plus elle, de toute manière, ce n’était plus son corps, sa chaleur, sa tendresse.

Dans les heures qui ont suivi, j’ai bu deux bouteilles de whisky et j’ai fait une pancréatite aiguë. Je suis resté un mois à l’hôpital. J’ai eu peur, j’ai eu la trouille de crever et je me suis détesté d’avoir aussi peur, alors que je l’avais fait mourir. Si j’avais essayé de comprendre, elle ne serait pas morte, elle n’aurait pas fait son malaise dans la rue, ça faisait plusieurs jours qu’elle n’allait pas bien, je le voyais, elle était livide et moi comme un con je pensais que c’était parce qu’elle s’en mordait les doigts, alors qu’elle était en train de saigner goutte à goutte.

Sa voix baissera de plus en plus. Il se taira à nouveau, brièvement.

Ne dites rien. Surtout, ne dites rien. Quand je suis retourné travailler, je ne pouvais plus vivre comme ça, ce n’était pas possible. Je voulais en finir, et je n’avais pas le courage. C’était pourtant facile, les médecins m’avaient prévenu qu’à la moindre goutte d’alcool j’y laisserais ma peau. Mais j’avais peur, si peur. Je ne voulais personne avec moi à la place de Shari. Une de mes collègues a pris en charge certaines de ses attributions et au bout de quelques mois, cette école suisse nous a envoyé des stagiaires, ça coûtait moins cher que d’embaucher.

C’est en voyant la première que j’ai eu l’idée du Protocole. Je n’ai pas commencé tout de suite, je les ai d’abord étudiées, regardées, j’ai tâtonné. Pendant trois ans, je n’ai fait que les observer. J’allais à Rome seul. Un jour, j’ai décidé de reproduire exactement ce week-end, peu importait qui venait avec moi, c’est toujours Shari que je verrais. C’est pour cela que je recommence, que je refais chaque mois le même trajet, le même cinéma. Tout est calculé, pesé, distillé, et ces demoiselles marchent. Si je le fais, si je l’ai fait c’était pour prouver quelque chose. Elles ne savent pas que c’est Shari que je vois. Quand je vais à Rome, j’imagine toujours que Shari est là, qu’elle va revivre, qu’elle me fera un signe, quelque chose. Quand elles sont devant moi, nues sur le lit, je les regarde froidement, je sors un étui de mon pantalon, j’enfile un foutu doigt de gant, et alors seulement, je les tringle. Parce qu’avec elles, je ne débande jamais.

Je suis un vrai salaud car je ne les aime pas, je n’aime même pas les sauter. J’aimais Shari, et je n’ai pas pu, c’est parce qu’elle m’aimait qu’elle m’a dit Viens, c’est parce qu’elle m’aimait qu’elle a été enceinte, c’est parce qu’elle me voulait pour elle toute seule qu’elle s’est fait avorter et qu’elle est morte. C’est mon foutre qui l’a tuée...

Quand je mets le préservatif, elles me disent parfois que ça n’est pas la peine, qu’elles n’en veulent pas, mais je ne les écoute pas. Je le mets et je les mets avec, qu’elles le veuillent ou non. Qu’elles trouvent ça délicat ou odieux, qu’elles comprennent ou pas. Il fallait que je refasse tous les gestes, et surtout que je l’enfile, ce préservatif, dix fois, cent fois. Et que je les baise avec, même si j’ai parfois envie de les étrangler, parce qu’elles n’ont pas de raison d’être vivantes alors que Shari est morte.

A présent, c’est fini.
Le Protocole contient une clause suspensive. Je n’ai pas reçu de stagiaire ce mois-ci. Le week-end à Rome n’aura pas lieu. J’avais décidé qu’au premier échec, au premier raté, même involontaire, j’en finirais. C’était ça la limite. Tant que je parviendrais à les enfiler, les capotes et elles, j’aurais le droit de continuer à vivre ma vie de chien. Le jour où cela échouerait, tout devrait cesser. Aujourd’hui, j’ai acheté deux bouteilles de Whisky, de la miguérine et de la mort-aux-rats. Ça se dissout très bien dans le whisky. Lundi soir, ça fera juste sept ans qu’elle est morte. Je vais me faire un petit cocktail. Pendant une pancréatite, les enzymes vous bouffent l’intérieur, on risque de saigner comme un porc, avec la mort-aux-rats ça ne fera pas un pli. La miguérine fait roupiller, perdre la mémoire. Je ne saurai même pas que je suis en train de crever.

Il refermera le cahier.
« Voilà, c’est tout. Je voulais que quelqu’un le sache. Merci de m’avoir écouté. »
Et il raccrochera.

* * * * *

Vingt heures. Alice entre sans frapper.
Bonsoir, Emma. Vous allez bien ?
Ça va. C’est assez calme, ce soir, trois ou quatre appels seulement. C’est inhabituel, pour un samedi. En revanche, sur le comitex on sature, il y a des fous du clavier, on n’arrive plus à suivre.
Vous devriez les connecter les uns aux autres, sourit Alice en détachant sa ceinture.
Ça n’est pas possible.Detoutemanière, le logiciel n’est pas prévu pour ça.
Je sais, dit Alice en accrochant son imperméable. Je plaisantais.
Le box 6 est libre.
Merci.

Alice entre dansle box. De l’autre côté de la cloison lui provient le murmure assourdi de réponses laconiques. Ici, au moins on ne se gêne pas. Elle branche le comitex. Sur l’écran apparaît une liste de prénoms flanqués de visages, et suivis de carrés fixes ou clignotants selon les cas. Contrairement à ses collègues, Alice ne réfléchit pas, elle choisit toujours le dernier carré clignotant, celui ou celle qui s’y est pris au dernier moment, qui arrive toujours après les autres. Au moment où elle va se connecter, on frappe à la porte.
- Oui ?
C’est Geneviève, une autre habituée.
- Alice, veux-tu prendre les appels téléphoniques ? Moi je n’ai plus de voix, je préfèrerais me mettre au comitex pour la soirée.
- Si tu veux...

Alice éteint son écran. Geneviève est médecin dans la zone d’urbanisation accélérée. Grosse clientèle, immigrée pour la plupart. Elle adore se connecter à trois ou quatre interlocuteurs simultanés, leur présenter seulement un portrait fixe d’elle, une photo qui date de huit ou dix ans, lire à toute vitesse ce qu’un des interlocuteurs lui écrit, lui répondre de trois quatre phrases incisives pour relancer sa frappe hésitante, passer à un autre. Un soir, elle a tenu six interlocuteurs pendant une heure et demie. Alice se souvient du sourire de réel plaisir qu’elle affichait en sortant de son box.
- Ils m’ont crevée !

Alice préfère écouter, n’entendre qu’une voix à la fois, apprendre à la connaître, la laisser se dire, prendre le pouls de ses hésitations et de ses silences. Le comitex n’autorise pas les pauses. Il faut sans arrêt meubler l’écran, faire glisser le carré clignotant de gauche à droite et de haut en bas, sans savoir si les lettres trébuchent à cause des doigts malhabiles ou des aléas de l’électronique. Au téléphone, au moins, les silences sont des silences, les soupirs des soupirs. Le téléphone sonne. Elle décroche et prend sa voix d’aéroport.

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Les_Cahiers_Marcoeur_25e_episode

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