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La radio de l’estomac
Un extrait des "Trois Médecins" (POL)
Article du 19 août 2004
En France, comme dans de nombreux pays, l’apprentissage de la médecine se déroule dans les hôpitaux universitaires ou " CHU ". C’est là, en effet, que les personnes les plus malades se rendent (ou sont envoyés) pour y être soignés. Malheureusement, il n’est pas rare qu’on se préoccupe moins de leur confort (de les soigner) que de leurs examens (de les chosifier).
Madame Moreno est la femme de ménage du foyer étudiant où vivent André et Bruno, deux des personnages principaux du roman.
Un jour, elle tombe gravement malade, et son médecin l’envoie à l’hôpital.
Elle raconte...
"La radio de l’estomac"
Le lendemain de mon arrivée - c’était un jeudi -, le chirurgien a ordonné qu’on m’envoie passer une radio de l’estomac.
L’infirmière a noté sur son cahier qu’il fallait appeler la radio pour prendre un rendez-vous.
A la radio, on lui a demandé si c’était urgent. Comme le chirurgien ne l’avait pas précisé, l’infirmière a répondu qu’elle lui poserait la question le lendemain.
Le lendemain, à la visite, le chirurgien a demandé si la radio de Madame Malino - pardon ! Moreno - était programmée. L’infirmière a dit justement, la radio voudrait savoir si c’était urgent. Le chirurgien a répondu Bien sûr, c’est urgent, puisque la patiente est dans ce lit. A l’hôpital, et en chirurgie encore plus, tout est urgent.
À la radio la secrétaire a répondu que pour une radio en urgence, il fallait attendre le mardi. Pour les non-urgentes, ça devrait attendre le mercredi. Si c’était très urgent, il valait mieux passer par le service des urgences.
L’infirmière a dit que j’étais déjà passée par les urgences et qu’on ne m’avait pas fait cette radio-là.
La secrétaire a dit que non, bien sûr, ça ne se faisait pas aux urgences ; mais si le médecin des urgences l’avait demandée sur un bordereau spécial, ça aurait accéléré les choses. Et on aurait pu me la faire hier. Le lendemain de mon entrée.
L’infirmière a répondu Ça ne fait rien, marquez-la pour mardi.
La secrétaire a répondu : Non ce n’est plus possible, le planning des urgences est plein, ma collègue vient d’attribuer le dernier rendez-vous pendant qu’on parlait. Je l’inscris pour mercredi à 15 heures. Et n’oubliez pas, il faut qu’elle soit à jeun.
Quand l’infirmière est venue me dire qu’il faudrait que j’attende jusqu’au mercredi pour passer mon examen, je me suis mise à pleurer. Je ne voulais pas rester à l’hôpital.
L’infirmière m’a dit que si je voulais, comme on ne me ferait rien, on pouvait me donner une permission de sortie. J’ai demandé ce que c’était. Elle m’a dit que si le médecin était d’accord, on me laisserait repartir chez moi le samedi à midi mais qu’il fallait que je revienne à l’hôpital le dimanche à cinq heures. J’ai demandé pourquoi, puisque mon examen n’est prévu que pour le mercredi.
L’infirmière m’a répondu C’est comme ça. On ne peut pas garder des lits vides pendant plusieurs jours. Il faut qu’il y ait des malades dedans. Le samedi et le dimanche, comme les médecins ne passent pratiquement pas et comme le personnel est en effectif réduit, c’est moins grave.
J’ai demandé comment je pourrais obtenir une permission. Elle a regardé sa montre et a répondu : Il faut que je voie ça avec l’interne, il doit passer faire la contre-visite à dix-neuf heures.
A dix-neuf heures, l’interne a appelé pour dire qu’il ne venait pas et que ce serait son collègue, l’interne de l’autre aile, qui ferait la contre-visite. L’infirmière m’a dit que l’interne de l’autre aile ne pourrait pas me faire ma permission, parce qu’il ne me connaissait pas. Je lui ai dit que je m’en fichais, je voulais rentrer chez moi. Elle m’a dit que ce n’était pas possible. Je lui ai dit que l’hôpital ça n’était pas la prison, que je pouvais signer ma pancarte, et voilà. Elle m’a dit que oui, bien sûr, mais que si je partais contre avis médical, on me noterait comme sortante, on donnerait mon lit, on annulerait mon rendez-vous. Et que si je revenais dans quelques jours parce que ça n’allait pas, il faudrait de nouveau demander un rendez-vous à la radio, mais que je n’aurais jamais un rendez vous urgent parce que quand un patient ne se présente pas à un rendez-vous urgent, ensuite, on ne lui en donne plus.
J’ai pleuré toute la nuit et je me suis fait une raison. Il fallait quand même que je me fasse soigner, alors la mort dans l’âme je me suis dit que j’allais patienter. Et qu’au fond, j’étais rassuré d’être à l’hôpital : d’ici à ce que je passe mon examen, s’il m’arrivait quelque chose, au moins, on pourrait me soigner.
*
Le lundi matin, on venait de m’apporter mon petit déjeuner et j’avais bu une gorgée de café au lait quand l’infirmière du matin est entrée et m’a dit : Ne mangez rien, on a avancé votre rendez-vous de radio, vous y allez ce matin. J’ai reposé mon bol. Elle m’a dit : Vous n’avez rien pris, encore ? J’ai répondu que j’avais bu une gorgée de café, mais que ça n’empêcherait sûrement pas...
- Si. Il ne fallait rien prendre. C’est un examen qui se fait l’estomac vide.
- Mais une gorgée...
- Rien. Il ne faut rien absorber pendant les douze heures qui précèdent l’examen. Les radiologues ne cessent d’insister là-dessus et comme ils interrogent très soigneusement les patients avant de leur faire passer la radio, si jamais ils découvrent qu’ils ont pris quelque chose, ensuite, ils nous mettent en quarantaine et ne veulent plus prendre nos patients en urgence.
- C’est bête, j’aurais pu passer ce matin...
- Oui, c’est bête pour vous, mais ça ne fait rien, j’ai d’autres patients qui attendent. Une dame qui devait avoir un examen en urgence demain. Je vais l’envoyer aujourd’hui.
- Ah, alors vous pourrez peut-être leur demander me mettre à sa place demain ?
- Non, ce n’est pas possible.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est interdit.
- Comment ça, interdit ? Vous étiez sur le point de me faire passer à la place de quelqu’un ce matin ! Pourquoi est-il compliqué de me donner la place de quelqu’un d’autre demain ?
- Parce la patiente dont la place est libre ce matin est décédée ce week-end. Et on n’a pas eu le temps de rayer son nom de la liste. Alors on aurait pu vous faire passer pour elle. Mais la patiente de demain - qu’on va donc faire passer aujourd’hui - est bien vivante. On va la faire passer à la place de la patiente d’aujourd’hui et, quand elle sera revenu,e annuler le rendez-vous de demain en disant qu’il fait double emploi. Mais on ne pourra pas vous faire passer de mercredi à mardi parce que ça aurait l’air d’un passe-droit. Il va falloir prendre votre mal en patience. Et faut surtout pas vous plaindre. La patiente qui devait passer ce matin est morte, elle. Vous, au moins, vous allez pouvoir passer votre examen !
*
Le lundi vers onze heures , le grand patron est entré dans la chambre avec une troupe de blouses blanches et, sans me regarder, a soulevé ma pancarte et demandé :
- Est-ce que Madame Merlini - Moreno, excusez-moi ... a passé son transit ?
- Elle est programmée pour mercredi.
- Mercredi ? A quelle heure ?
- Quinze heures.
- Ah, non, il ne faut pas me la mettre à quinze heures, je viens d’avoir un rendez vous de scintigraphie pour quatorze heures trente. Elle a probablement des métas hépatiques, on veut voir si elle n’en a pas ailleurs.
J’ai pensé : C’est quoi, des métahépatiks ?
- Alors, Monsieur, nous avons un problème : la radio ne pouvait pas la prendre en urgence, il n’y avait plus de rendez-vous libre. Si je décommande le rendez-vous de mercredi, elle va se retrouver repoussée à vendredi, voire la semaine prochaine. Est-ce qu’il n’est pas possible de déplacer la scintigraphie ?
- Non, parce que leur planning est très serré et je tiens absolument à ce que Madame Molina - pardon, Moreno - ait une scintigraphie avant l’intervention.
J’ai pensé : L’intervention ? Quelle intervention ?
- Alors je ne vois pas comment nous allons faire...
- Ça m’est égal. Elle a sa scinti mercredi après-midi, point final. Débrouillez-vous pour qu’on lui fasse son transit d’ici là ou jeudi au plus tard, je veux montrer son dossier au staff de can-... pluridisciplinaire.
Il s’est tourné vers moi et m’a souri.
- Ça va aller, ne vous en faites pas ! On s’occupe de vous.
J’ai levé la main pour lui demander de m’expliquer ce qu’étaient des métamachins et une sinty mais il est sorti de la chambre tout de suite, suivi par la troupe de blouses blanches.
Deux minutes après, l’infirmière du matin est revenue noter quelque chose sur ma pancarte et m’a lancé méchamment : Des clientes difficiles, j’en ai vu, mais vous, vous êtes championne ! Comme si notre travail n’était pas assez compliqué comme ça !
Quand l’aide-soignante est venue m’apporter mon plateau, j’ai voulu lui demander si elle savait ce que c’étaient des... mais j’avais oublié les deux mots.
A mon entrée dans le service, la jeune étudiante qui avait rédigé mon dossier m’avait demandé s’il y avait des choses que j’avais plus de mal à avaler que d’autres. J’avais répondu :
- Tout ce qui est mou, ou presque liquide. Ce qui est dur, ça passe tout seul. Mais l’eau, la soupe, les yaourts... je n’essaie même plus.
Sur mon plateau, il y avait du potage, du hachis parmentier et de la compote.
*
Le mardi soir, je n’ai pas mangé. J’étais angoissée à l’idée qu’on allait me faire un examen que je ne connaissais pas, cette sintychose, là, je me disais qu’il fallait peut-être à jeun aussi pour ça, et je préférais ne pas manger trop, de toute manière, rien ne passait, alors à quoi bon. L’infirmière du soir, une gentille jeune femme que je voyais pour la première fois et qui portait un badge avec son prénom, Emma, inscrit dessus, est venue me demander si je voulais prendre quelque chose pour dormir. Elle m’a montré une gelule bleue posée au creux de sa main. Je lui ai répondu que non, que j’en aurais eu bien besoin, pourtant, parce que j’avais bien du mal à faire ma nuit mais que les gélules, j’avais peur de les avaler de travers, déjà que j’avais du mal à manger...
Elle m’a dit en souriant : Je finis mon tour, et je repasse vous voir.
Je lui ai souri moi aussi et j’ai pensé qu’elle n’aurait probablement pas le temps de revenir, ou qu’elle avait le temps d’oublier, mais elle est revenue, effectivement. Elle apportait un petit flacon avec un compte-goutte. Elle a posé la main sur mon épaule.
- Si vous avez besoin de dormir, je peux vous donner ça. C’est un tranquillisant. Et vous n’avez pas besoin de l’avaler : il suffit que je vous en mette quelques gouttes sous la langue, ça va passer directement dans le sang et vous vous sentirez détendue.
J’étais tellement surprise de la voir, tellement émue qu’elle soit revenue et aussi qu’elle me dise ça en posant la main sur moi - j’avais le sentiment que, depuis mon entrée, personne ne posait la main sur moi comme ça. On m’avait beaucoup touchée, ça, oui - on touche beaucoup les gens dans un hôpital - mais pas comme elle le faisait, en cet instant.
J’ai dit " Je veux bien... " et j’ai ouvert la bouche. Elle a fait tomber quelques gouttes sous ma langue. Le médicament avait un goût... de médicament. Mais pas désagréable. Le goût des sirops que je prenais quand j’étais enfant.
Avant qu’elle quitte la chambre, je lui ai demandé si elle serait là le lendemain. Elle m’a dit qu’elle était de service quatre nuits de suite. Ça m’a fait plaisir de pouvoir lui dire À demain. Quelques minutes plus tard, je me souviens avoir pensé que j’étais bête, j’aurais pu lui poser toutes les questions auxquelles les médecins ne voulaient pas répondre, mais je commençais déjà à m’assoupir.
Cette nuit-là, pour la première fois depuis longtemps, j’ai bien dormi.
(A suivre...)
Pour télécharger les 8 premiers chapitres des Trois Médecins au format pdf, cliquez sur la photo des mains d’Albert Dupontel dans La Maladie de Sachs de Michel Deville (1999), ci-dessous.
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