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La différence entre Dieu et un médecin
une chronique oubliée d’ArteRadio.com :-)
Article du 1er août 2005
Ecouter la chronique en ligne sur le site d’ArteRadio
On avait oublié de vous la transcrire pour le site, celle-ci...
J’aime bien les Belges aussi. La dernière fois, j’ai dit que j’aimais bien les Anglais, mais j’aime bien les Belges. Je les trouve plus modestes, plus drôles, moins vaniteux que les Français.
L’autre jour, j’étais invité à la Faculté de Médecine de Louvain, donc à Bruxelles (Intéressante note historique : [1]) , par un médecin généraliste, qui s’appelle Philippe Heureux, et qui m’a invité à venir parler d’abord à ses confrères médecins généralistes, et aussi aux étudiants en médecine de quatrième année, je crois, qui étaient juste sur le point de partir en stage, c’est-à-dire que dans deux mois, ils vont commencer à être des stagiaires à l’hôpital, et à être au contact des patients.
Et il m’avait demandé de venir leur parler sur le thème suivant : devenir médecin et le rester. Parce que, pour des raisons qui m’échappent un petit peu mais que je comprends, des livres comme La Maladie de Sachs ou Nous Sommes Tous des Patients, dont je suis l’auteur, semblent apporter beaucoup aux étudiants en médecine et aux soignants en formation, en particulier pour répondre à leurs questions sur "Qu’est-ce que c’est que d’être médecin ?", et surtout "Comment est-ce qu’on peut être médecin toute sa vie ?", parce que c’est pas quand même un boulot très facile, c’est un boulot de plus en plus exigeant, c’est un boulot qui est soumis à des contraintes multiples... Et comment on peut faire un boulot comme ça pendant trente, quarante, cinquante ans ? C’est presque aussi compliqué que de rester marié toute sa vie avec la même personne.
Et pendant cette conférence que j’ai donnée aux étudiants, il s’est passé des tas de choses très intéressantes, c’est-à-dire que j’ai essayé, plutôt que de leur faire une conférence, d’interagir avec eux, de voir un petit peu... qu’est-ce qui les motivait, qu’est-ce que ça leur posait comme problème. Et en particulier, et ça c’était assez simple parce qu’ils étaient pas encore au contact des patients, j’ai essayé de comprendre avec eux ce que ça représentait de devenir étudiant en médecine. Parce que ces jeunes étudiants, ils ont pas toujours été des médecins, ils le sont d’ailleurs pas encore, ce ne sont pas encore des soignants, puisqu’ils sont pas encore en position de soin, mais ils sont au centre d’un savoir qui leur est déversé, qui leur est donné. Et ils se font beaucoup d’idées un peu bizarres sur ce savoir.
Donc je les ai fait parler. Et l’une de ces étudiantes, en public, parmi ses camarades, m’a raconté une histoire qui me paraît tout à fait exemplaire. Je posais la question de savoir en particulier quel était leur statut d’étudiant en médecine au milieu de leur famille. Et elle m’a raconté l’histoire suivante : mon grand père, un vieux monsieur qui doit avoir peut-être 80 ans maintenant, mon grand père me dit "viens me prendre mon pouls, car je trouve que mon pouls est irrégulier." Or, ce grand père évidemment souffre de maladie cardiaque, d’hypertension, de diverses choses. Elle lui prend le pouls, et elle constate qu’effectivement son pouls est irrégulier. Et quand le pouls est irrégulier, ça veut dire que le cœur est irrégulier. Quand le cœur est irrégulier, ça veut dire qu’il peut y avoir la formation de caillots dans le sang, et donc les caillots, après, ça va se loger soit dans une artère, soit dans une veine, ça fait ce qu’on appelle une embolie et ça peut être très dangereux.
Elle dit donc à son grand-père, "écoute, ton pouls est irrégulier, tu as peut-être ce qu’on appelle une fibrillation auriculaire, c’est-à-dire un rythme du cœur irrégulier, il faut que tu ailles voir quelqu’un". Et effectivement, il demande à son médecin habituel de le voir, mais son médecin habituel, qui est-ce ? C’est un de ses neveux. Ah, c’est encore une histoire de famille. Et d’ailleurs, il met sa petite fille dans une position un peu délicate, puisqu’il lui dit "tu sais, j’ai un pouls irrégulier, je me sens pas très bien, mais il faut pas que tu le dises à ta grand-mère". Donc, il la met dans le secret. Déjà, il introduit dans sa relation avec sa petite fille quelque chose de très particulier, qui est le secret que l’on demande à un soignant.
Et puis il va voir son neveu, et son neveu lui dit "mais non, c’est rien, tu verras, il n’y a rien à faire de particulier, oui, tu as un cœur un peu irrégulier, mais c’est pas grave". Et la jeune étudiante qui me raconte l’histoire me dit "malheureusement, quelques semaines après, il a fait un accident vasculaire cérébral, transitoire, certes, mais il a fait un accident vasculaire cérébral".
Et en me racontant cette histoire, elle m’exprime des choses très intenses, qui sont, premièrement, qu’elle a été investie d’une sorte de pouvoir potentiel extrêmement grand, alors qu’elle ne se sent pas encore médecin. Ensuite qu’elle a été mise dans le secret. Ensuite qu’elle a donné un conseil à son grand-père, et que ce grand-père l’a suivi, mais que ce conseil n’a pas été suivi d’un traitement. Et ensuite, que ce grand-père a fait un accident alors même qu’elle lui avait dit qu’il fallait qu’il se fasse soigner ou surveiller. Et évidemment, elle se sent coupable.
Et je lui ai dit "oui. C’est ça le problème quand on devient médecin : on a le sentiment, dont il faut se départir très vite, qu’on peut devenir Dieu. Mais vous n’êtes pas Dieu. Vous ne pouvez pas empêcher les gens d’être malades. Vous pouvez seulement les écouter, les accompagner, les soulager, les rassurer, les conseiller. Mais vous ne pouvez pas toujours changer leur vie".
La seule différence entre Dieu et un médecin, c’est que Dieu ne se prend pas pour un médecin.
Illustration : Julianna Margulies dans le rôle de Carol Hathaway, surveillante de service au Cook County Hospital dans la série Urgences
[1] Charles, qui a lu cette chronique, me précise qu’il s’agit très exactement de la faculté de médecine de l’UCL (Université Catholique (sic) de Louvain-la-Neuve), Louvain-la-neuve étant une ville à part entière située à quelques dizaines de km de Bruxelles. Oui, je sais, c’est étrange : la faculté de médecine ne se trouve pas dans la ville qui accueille l’université à laquelle elle est rattachée. Soit. Il y aurait beaucoup de choses à raconter sur la création de Louvain-la-Neuve suite à l’expulsion des francophones de l’université de Louvain/Leuven
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