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La colère d’une soignante en formation
une correspondante entre Emma (Paris) et Martin Winckler
Article du 2 octobre 2005
Je viens de passer l’ENC, et je suis profondément écoeurée.
Ecoeurée d’abord parce que je n’ai pas réussi comme je l’imaginais, mais aussi par l’injustice de ce concours, - pardon de cet "Examen National Classant".
J’ai travaillé dur, vraiment, depuis le début de mes études, en partie pour réussir ce foutu concours mais ausssi pour devenir un médecin compétent et avoir le choix de pratiquer la spécialité que je veux faire depuis le début de mes études.
(Lire l’article décrivant l’Examen National Classant et ses effets pervers.
C’est souvent par souci de futurs patients et de patients dont je m’occupais en stages que j’ai révisé, étudié des heures durant...Je me suis toujours beaucoup investie en stages parce que j’aime être au contact des patients. Un peu trop peut-être... c’est ce que l’on m’a dit. Et oui quand on est à l’hopital, on ne révise pas !
Je ne pense pas mériter le classement que j’ai obtenu. Non, ce n’est pas de la vanité, je manque plutôt de confiance en moi, mais l’avis de mes chefs de clinique avec lesquels j’ai travaillé. Toutefois le résultat est là : je suis mal classée et je ne pourrai pas choisir la spécialité que je voulais faire au départ, ou plutôt faire de la médecine comme j’aurais aimé idéalement la faire. J’y arriverai, peut-être, je vais m’y employer, mais à quelles conditions.
Et tout ça à cause de ce foutu ENC. Il a favorisé le bachotage pour les 100 premiers, et puis LA CHANCE pour les autres. 150 points séparent presque 2000 personnes ! Imaginez le nombre d’ex aequo ! De très brillants ce sont retrouvés tellement loin qu’ils n’auront pas le choix de leur spécialité, ni même de la ville où ils feront leur cursus de médecin généraliste. A l’inverse, des étudiants qui n’ont pas mis les pieds en stage et qui ont passé plus de temps au bistrot qu’à la bibliothèque, se sont retrouvés propulsés dans les premiers ! C’est écoeurant !
Certains PU-PH [1] ont même reconnu que cela avait été une grande loterie nationale ! C’est scandaleux ! De nombreux étudiants sont tellement dégoûtés qu’ils ne veulent pas recommencer ! Le résultat de ce concours : de mauvais spécialistes et de très bons médecins généralistes écoeurés. Belle réforme ! Je caricature, mais pas beaucoup...
Ce concours devait valoriser le métier de médecin généraliste, au final, il continue à pourrir le milieu médical. Le métier de médecin généraliste est , à mon sens, un des plus beaux métiers. Actuellement je ne me destine pas à cela, mais qui sait... De le voir ainsi mis à mal au même titre d’ailleurs que le reste de la profession m’insupporte. Ce système de concours débiles et injustes ne valorise jamais les étudiants motivés et humains. On en revient toujours au même.
Je ne pense pas être la seule à avoir fait les frais de ce système pourri et à ressentir de l’amertume.
Voilà tant d’années de galère...
J’ai failli tout lacher à l’annonce des résultats, mais je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre dans ma vie. Je ne peux pas m’imaginer plus tard autrement que médecin !
Alors, je m’obstine, mais c’est usant !
Ce qui m’encourage à poursuivre : des témoignages de patients et des médecins compétents et humains que j’ai rencontré en tant que patiente et collègue.
Je voulais juste partager ma révolte. Je ne sais pas si j’ai été claire.
Emma, Paris
Chère Emma
Je comprends TRES BIEN votre colère, c’est la colère de ceux qui aimeraient dépenser leur énergie à construire, et non à se battre contre des obstacles inutiles, humiliants, destructeurs. Vous avez raison de vous révolter. Mais vous ne devez jamais perdre de vue la chose suivante : peu importe la spécialité qu’il exerce, ce qui importe, c’est la qualité du soignant.
Ceux qui ont préféré le bachotage à l’investissement dans les stages (on m’a fait les mêmes "reproches", à mon époque, et en plus comme j’avais décidé de ne pas passer l’internat, on me disait "ouais, c’est parce que t’es flemmard"...) ont déjà fait le choix, non d’une spécialité, mais d’un mode d’exercice. Ils ne veulent pas soigner, ils veulent profiter de leur statut.
Vous, vous avez autre chose à faire. Vous deviendrez un bon médecin parce que vous savez que le soignant se définit dans la relation qu’il établit avec les autres. Pas dans ses notes ; pas dans son statut, pas dans les postes qu’il décroche. De plus (et là aussi, je parle par expérience) les services les plus "réputés" ou "pointus" (et donc, les plus convoités) sont aussi souvent ceux où l’on apprend le moins bien à soigner.
Pourquoi ? Parce que l’hypertechnicité est souvent incompatible avec l’humanité. En tout cas dans ce pays, où les spécialistes hypertechniques sont rarement les premiers à remettre en cause leur pratique ou l’éthique de ce qu’ils font.
Vous vous sentez frustrée aujourd’hui ? Je le comprends. Mais sachez que vous le serez beaucoup moins demain, quand vous serez amenée à soigner au contact des soignants les moins "techniques", les plus immédiats. Ce sont eux qui vous apprendront votre métier.
Et si vous aviez une spécialité en tête, dites-vous bien que les bons généralistes sont de meilleurs diabétologues, de meilleurs gynéco, de meilleurs pédiatres, de meilleurs gériatres, de meilleurs psychothérapeutes, de meilleurs dermatos, de meilleurs pneumos, de meilleurs rhumatos, de meilleurs cardiologues que les spécialistes les plus "pointus".
Quand j’étais généraliste à la campagne, je faisais aussi des sutures et des plâtres et des retraits de corps étrangers oculaires, ce que beaucoup de mes confrères ne faisaient déjà plus. Aujourd’hui, alors que je suis toujours généraliste mais seulement à temps partiel à l’hôpital, mes confrères généralistes me demandent d’animer des séminaires de formation à la contraception tandis que certains "confrères" spécialistes voient ces séminaires d’un mauvais oeil sous prétexte que ça leur enlèverait de la clientèle !!!
Au Mans, même, certain(e)s gynécologues de ville n’hésitent pas, tout honte bue, à m’envoyer les patientes à qui ils/elles ne veulent pas ou ne savent pas poser ou retirer un implant parce qu’ils n’ont pas de tarification à appliquer à ces gestes !!! Franchement, il n’y a pas de quoi avoir honte d’être généraliste, bien au contraire.
Un généraliste peut, s’il le veut, être un médecin bien plus polyvalent qu’un spécialiste. Parce qu’il/elle exerce dans le monde réel et non dans ces ghettos que sont pour certains les exercices bardés de machines et de technologies de pointe.
Alors, la bonne spécialiste que vous serez ne se définira certainement pas par son résultat à l’ENC. Elle se définira par ce qu’elle apprendra et mettra en oeuvre. Elle ne se définira pas par son diplôme, mais par son attitude. Elle ne se définira pas par son étiquette, mais par les services qu’elle rendra. Et ces services, ils ne dépendent que de vous. S’il est éminemment honorable de vouloir soigner les populations défavorisées des pays en développement, il ne l’est pas moins de vouloir soigner les populations défavorisées d’un pays profondément inégalitaire comme la France.
Enfin : un bon médecin, quelle que soit sa spécialité, ça peut faire n’importe quoi. Etes-vous seulement capable de faire (et de tirer plaisir) de la seule spécialité que vous aviez en tête ? Réfléchissez. Qu’est-ce qui vous attire dans le soin, au point de vous investir en stages sans arrêt ?
Ca m’étonnerait que vous n’ayez pas un désir de rechange...
VOus vivez le résultat (abject, absurde et scandaleux) de l’ENC aujourd’hui comme un échec.
Ca pourrait en réalité vous apparaître, plus tard, comme une chance.
En tout cas, vous et ceux qui ressentent les choses de la même manière, continuez à vous battre et à soigner. Et ne pliez jamais.
Amitiés
Martin W.
Merci pour votre réponse...
Demain je choisis la spécialité et le lieu, enfin je prendrai ce qui restera plutôt. J’avais toujours voulu être psychiatre et même pédopsychiatre -mais ça a été remis en question par un misérable stage qui m’a écoeuré par la nullité de la prise en charge des enfants hospitalisés-. Je pense que je vais m’y tenir. Toutefois la gynécologie me plait aussi. On verra demain.
Malgré tout la psychiatrie... c’est quand même ce qui m’a poussée à faire médecine. Je ne resterai pas à Paris, j’irai sûrement à Lille. Ce n’est pas Lille le problème, ni même le fait de quitter Paris, mais de devoir le faire contre mon gré et parce que des futurs confrères ont décidés brutalement de choisir de devenir psychiatre pour rester sur Paris. C’est encore une fois navrant !
Je n’abandonne pas l’idée de devenir un jour généraliste.
Mon oncle l’est et s’y épanoui pleinement il adore son métier contrairement à mon père neuropédiatre ! J’ai également rencontré récemment une généraliste qui convertirait n’importe qui à son métier tellement elle parait enthousiasmée. Toutefois à l’heure actuelle je me dirige vers la psychiatrie. J’y ai beaucoup réfléchi, j’ai pesé le pour et le contre, j’ai demandé conseil à de nombreux de mes CCA...
Cet échec a été difficile à encaisser. Malgré tout il m’a permis :
-de reconnaître mes vrais amis, les autres m’ont lâchée
-de réfléchir à la façon dont je voulais mener ma vie et exercer mon métier
-de prendre confiance en moi quant à mes qualités de médecin : mes CCA, PH, PUPH... m’ont encouragée à poursuivre arguant que je suis compétente et humaine. Un vrai réconfort...
Voilà, j’ai encore du mal quelques jours à digérer tant d’injustice... Mais je rebondis et me prépare à ma future carrière auprès des patients -ce que je préfère-. J’ai déjà beaucoup lutté pour devenir médecin, d’abord contre mes parents, j’ai abandonné des études de sciences (maths sup/maths spe) et une carrière toute tracée de chercheur ou ingénieur.
Ce n’est plus maintenant que je vais renoncer.
Emma, ancienne D4, future interne, future docteur en médecine et très heureuse de l’être.
(Lire l’article décrivant l’Examen National Classant et ses effets pervers.
[1] Médecins hospitaliers titulaires, également enseignants
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