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"Je ne supporte plus ma pilule"
Texte de la chronique d’Arte Radio.com
Article du 6 novembre 2004
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La première chose qu’on apprend quand on cherche vraiment à soigner les gens, la première chose qu’on apprend un peu à son corps défendant, à son esprit défendant, c’est que la personne qui rentre et qui vient vous demander de l’aide vous apporte un prétexte. C’est-à-dire qu’elle vient en vous disant "voilà : j’ai mal là". Bon. Et vous, vous dites "d’accord, vous avez mal là, bon, alors qu’est-ce qui marche pas là..." et vous commencez à palper, à examiner, à tourner dans tous les sens... et c’est un piège. C’est un piège pourquoi ? Parce que la plupart des gens qui rentrent chez un médecin pour dire "j’ai mal là", ils peuvent très bien effectivement avoir mal là, mais il y en a beaucoup qui viennent parce qu’ils ont d’abord cherché le motif qui pouvait justifier d’aller voir le médecin, parce qu’en fait ils ont envie de lui parler d’autre chose.
Et la première chose qu’on devrait enseigner aux médecins, que moi j’ai apprise quand j’ai commencé à comprendre ce que c’était que soigner, c’est que bien sûr il faut entendre ce que les gens vous disent, "j’ai mal là", mais la première question qu’on va se poser c’est : "est-ce qu’il a mal seulement là, et ce mal là, qu’est-ce qu’il veut dire ?"
Et comme je me suis mis à m’occuper beaucoup des femmes, de leur sexualité, de leur contraception, de tout ce qui tournait autour de leur vie intime, je me suis rendu compte que ce domaine, qui touche à l’intimité, qui est un domaine dans lequel les femmes ont souvent beaucoup de mal à s’exprimer, alors que les femmes s’expriment mieux que les hommes et veulent parler plus que les hommes, en général, chez le médecin, elles ont du mal à mettre le doigt exactement sur ce qui leur fait mal, même si elles peuvent vous désigner une région du corps en disant "j’ai mal là", parfois c’est pas exactement ça que ça veut dire. Ce que ça veut dire, c’est : "c’est là que je sens la chose qui me fait mal, mais la chose qui me fait mal, je n’arrive pas à la nommer. Et heureusement que j’ai une partie de mon corps pour vous la montrer".
Et parfois, quand elles disent "j’ai mal là", elles vous disent "j’ai mal à un objet". Voilà un exemple : une femme entre dans un cabinet de consultation, et elle vous dit : "docteur, je ne supporte plus ma pilule". Alors, vous vous dites, attendez, attendez, attendez, c’est quoi, ce truc-là ? "Je ne supporte plus ma pilule". La première manière de réagir, à une femme qui vous dit "je ne supporte plus ma pilule", c’est de se dire : bon, eh ben je sais pas, moi, ça lui donne mal aux seins, elle a mal à la tête, elle a des vertiges, ou elle a des nausées, ou elle a des trucs qui peuvent arriver quand on prend la pilule. Et puis on découvre que c’est pas ça du tout. "Non non, c’est pas ça, c’est... je sais pas comment vous dire, je me sens pas comme d’habitude. J’suis pas bien. Ça va pas bien". Là, vous vous dites attendez, mais qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
Et quand on finit par écouter ce que les femmes ont à dire, quand elles viennent et qu’elles rentrent et qu’elles disent "docteur, je supporte plus ma pilule", vous vous rendez compte que "je supporte plus ma pilule", ça peut vouloir dire des tas de choses.
La première chose que ça peut vouloir dire c’est effectivement, "depuis que je prends ma pilule, au bout de quinze comprimés je commence à avoir les seins qui triplent de volume et je suis obligée de défaire mon soutien-gorge, de changer de taille de soutien-gorge", ça évidemment c’est désagréable, bon, ben on va leur changer leur pilule. Mais ça peut vouloir dire aussi : "je supporte plus de prendre la pilule en ce moment, parce que j’ai très envie d’être enceinte, et mon jules, lui, il veut pas". Alors évidemment, vous allez pas résoudre le problème en lui changeant sa pilule. Vous allez peut-être pas résoudre le problème d’ailleurs du tout, parce que c’est pas à vous de résoudre le problème quand vous êtes médecin, c’est plutôt au couple de résoudre le problème : on en fait un ou on n’en fait pas un ? Mais en même temps, vous pouvez l’entendre dire : "oui, ben ça. Voilà. Moi, j’ai envie d’être enceinte".
Ca peut être aussi : "je supporte plus de prendre la pilule parce que je supporte plus de coucher avec ce type-là". Evidemment, comme tous les soirs, je suis obligée de prendre ma pilule pour éviter d’être enceinte, ça me rappelle que je prends ma pilule, je me brosse les dents, je vais me coucher, et que comme je prends la pilule, lui, j’ai pas d’objection à lui faire s’il a envie de faire des galipettes. Moi j’ai pas très envie, mais lui il a envie. Et comme j’ai pas très envie parce que j’ai plus très envie de faire des galipettes avec lui, la pilule me rappelle que je suis obligée de vivre avec ce type-là.
Et vous comprenez bien que quand quelqu’un vous dit "j’ai mal à ma pilule", non, pardon, "je ne supporte plus ma pilule"... c’est exactement la même chose, ça peut vouloir dire cinquante choses différentes. Ça peut vouloir dire aussi : "oh là là là là là là, à quoi ça sert tout ça ? A quoi ça sert la vie ? Ça va être toute la vie pareil, je vais prendre ma pilule, et puis je vais aller me coucher avec ce type-là, et puis on va s’envoyer en l’air ou pas s’envoyer en l’air, et puis le lendemain je vais recommencer, je vais aller au boulot, je vais travailler, je vais voir ma mère, je vais voir mon père, et puis je vais rentrer à la maison, et puis je vais faire à dîner, et puis je vais aller me brosser les dents, et je vais reprendre ma pilule ?"
C’est-à-dire que cette régularité d’un geste qu’on fait tous les jours, c’est aussi quelque chose qui vous renvoie au fait que "Ah là là, c’est tous les jours pareil, et ça va être comme ça tous les jours de ma vie, pareil pendant... mon dieu, l’espérance de vie, maintenant, des femmes, c’est quatre vingt deux ans ? Quelle horreur ! Heureusement que je serai pas obligée de prendre la pilule tout ce temps là..."
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