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Ethique vidéoludique
par Benjamin Patinaud
Article du 13 novembre 2010
Le site The Escapist propose par le biais de cette vidéo une brillante démonstration de la valeur éthique des jeux vidéos. A travers l’exemple d’un choix - voir d’un dilemme - proposé au joueur dans le jeu Mass Effect 2, un petit conférencier animé développe le questionnement éthique devant lequel nous place cette séquence, illustrant ainsi le potentiel vidéoludique de nous en apprendre sur le monde et sur nous-mêmes.
Cette démonstration semble s’inscrire dans la sempiternelle tentative d’expliquer que les jeux vidéos ne sont pas des sous-œuvres, tout comme il a fallu le démontrer pour d’autres supports comme la bande-dessinée ou les séries télévisées. Si nous arrivions à installer l’idée qu’il n’y a pas d’arts inférieurs ou de sous-œuvres tout court, nous nous éviterions de devoir réexpliquer la même chose à chaque fois, mais c’est un autre débat...
La démonstration de The Escapist choisit un exemple bien précis : un seul choix tiré d’un seul jeu. Je me propose ici d’apporter un complément au travers d’autres exemples issus d’autres jeux vidéos, différents dans leur contenu et dans leur fonctionnement.
Je tiens à préciser qu’il n’y a rien d’exhaustif là-dedans, qu’il s’agit uniquement de jeux vidéos auxquels j’ai joué et donc de situations dans lesquels je me suis trouvé.
Je n’ai d’ailleurs jamais joué à Mass Effect (ni le 1, ni le 2) mais je ne suis pas étonné par la volonté de questionnement de ce jeu, dont le premier opus avait subi les foudres de conservateurs américains en montrant une scène d’amour entre deux femmes, qui plus est de « races » différentes (en l’occurrence, une humaine et une extraterrestre).
Pour commencer, je tiens à rappeler un fondement du principe des jeux vidéos qu’il faut bien garder en mémoire pour tous les exemples suivants : contrairement à une œuvre qui nous montrerait un protagoniste confronté à une question éthique, incluant le spectateur par le biais de l’identification, le jeu vidéo pose cette question directement au joueur, qui en est concrètement le protagoniste, l’acteur, puisque c’est à lui que revient la décision.
Les RPG (Role Playing Games) : les jeux dont vous êtes le héros
Un premier cas à évoquer concernant l’éthique dans les jeux vidéos, c’est l’adaptation devenue classique du système du jeu de rôle (par l’adaptation de jeux de rôles dits « papiers » ou par la création de RPG originaux). Ici, les situations à caractère éthique sont directement héritières du principe même du jeu de rôle : le protagoniste est entièrement contrôlé dans ses décisions par le joueur (qui en a souvent créé l’identité de son incarnation via la « création de personnage »).
Ainsi, à chaque situation le joueur est décisionnaire, il n’y a pas (ou peu) de « script » pour son personnage. Le support vidéoludique fait perdre un peu de cette responsabilité, limitée en version « papier » uniquement par l’imagination du joueur, les règles de l’univers et le Maître de Jeu. Là où, dans une situation de dialogue, le joueur « papier » pourra dire ce que bon lui semble, l’interface du jeu vidéo ne pourra que proposer de choisir entre différentes répliques ou types de répliques. Dans une situation de choix, le rôliste « papier » pourra se montrer inventif et disposer d’alternatives infinies, tandis que le gamer devra choisir entre un nombre limité de choix scriptés : c’est le cas du choix binaire proposé par Mass Effect 2.
Les choix de RPG ne sont évidemment pas tous éthiques (Une épée vorpale ou une hache +5 contre les mort-vivants ? Un hydromel ou une bière ? Fromage ou dessert ?) mais dès le moment où leur contenu pose un problème moral, le joueur est seul responsable de la décision, d’autant que les développeurs ont bien conscience que ce sont les choix les plus épineux qui sont les plus intéressants. L’aspect limité (binaire ou plus varié) peut même s’avérer être un atout éthique, rejoignant le dilemme tragique classique : le protagoniste est d’autant plus tiraillé si ses alternatives sont limitées.
Un autre aspect est propre aux RPG, c’est la constitution d’une identité du protagoniste (et par conséquent du joueur) tout au long des choix faits dans le jeu. Souvent issus de la fantasy, les RPG ont tendance à construire cette identité par des conséquences dans le gameplay (c’est-à-dire des conséquences concrètes à l’intérieur du jeu). Prenons l’exemple des très populaires RPG de Wizard of the Coast et leur système dit « d’alignement » : en fonction de ses choix, le personnage se construit une sorte d’identité « cosmique », inscrites entre des pôles sur deux axes.
Le premier axe est le classique manichéen Bien-Mal : si le personnage fait des choix moralement « bons », il sera d’alignement « bon » (il bénéficiera d’une bonne réputation, d’alliés, de cadeaux divers), à l’inverse, s’il se comporte comme une raclure, il sera « mauvais » (ce qui comporte des inconvénients mais également certains avantages). Dans la très populaire saga Fables, le personnage est également marqué physiquement par le manichéisme (cornes, laideur et autres marques pour un joueur « méchant »).
Le second axe se situe en gros sur le rapport à l’ordre : le personnage sera « loyal » s’il respecte la Loi et les institutions, « chaotique » s’il passe outre.
Sur les deux axes, le protagoniste peut également être « neutre ». A noter que dans la plupart de ces jeux, le joueur choisit son alignement a priori et ne doit pas trop s’en éloigner sous peine de perdre ses qualités. Par exemple, un paladin combat le Mal et dispose d’une batterie d’avantages contre ce dernier qu’il perdra si ses choix ne sont pas du côté du Bien.
L’un des jeux Wizard of the Coast pousse ce système bien plus loin dans sa dimension éthique : Planescape Torment. Le joueur y incarne un personnage se réveillant amnésique dans une morgue d’une ville de fantasy située au carrefour des dimensions (aux alignements cosmiques correspondent des dimensions matérielles). Dès le départ, il ne peut choisir ni son nom (il n’en a pas), ni sa formation, ni son alignement (il est « neutre » à tout point de vue).
Dès lors, chaque décision prise par le joueur dans le champ des possibles le définit : après avoir eu des comportements moralement discutables, il deviendra « mauvais », tandis que s’il vient en aide à suffisamment de personnes, il deviendra « bon ». Idem pour la Loi et le Chaos. L’identité du personnage peut à tout moment être remise en cause : devenu maléfique, il pourra toujours cherché à se racheter, sachant que plus son comportement antérieur aura été odieux, plus il lui sera difficile de le faire. A cela s’ajoute le fait que le personnage est souvent placé devant des choix très difficiles à assumer, rendant la conservation de son alignement particulièrement épineuse (ainsi que la conservation de ses avantages).
Le personnage doit également porter le fardeau d’actes perpétrés dans des incarnations antérieures et dont le joueur n’est pas l’auteur. Il se fait ainsi attaquer par des personnes qui cherchent à se venger de lui pour des raisons totalement justifiées. Comment réagir ? Doit-il fuir pour épargner ces gens aux motivations tout à fait compréhensibles ou se défendre en les tuant ? Le joueur est-il responsable des actions passées de son personnage alors que ce dernier les a oubliées, qu’il est pour ainsi dire une nouvelle incarnation ? Notre amnésique doit, tout comme le joueur, subir les conséquences d’un passé qui lui est étranger.
La liberté d’action est une base du RPG, ce qui en fait un gameplay (système de jeu) particulièrement adapté aux questions éthiques, pour peu que les concepteurs cherchent à questionner le joueur. De plus, au-delà du fait de poser la question, le jeu vous en fait assumer les conséquences (par exemple, si vous faîtes tout ce qu’on vous demande gratuitement, vous serez un « bon », mais vous serez beaucoup plus handicapé qu’un joueur qui se fait systématiquement rémunérer, voir tentera d’escroquer ses commanditaires).
La mode du choix dans les jeux vidéos récents
La plupart des autres types de jeux vidéos sont plus linéaires, vous proposant de jouer un personnage qui prend les décisions morales tout seul (comme devant un film où l’on observe le héros auquel on se contente de s’identifier). Cependant, depuis quelques années, le choix revient en force, sans doute grâce au succès de jeux comme Grand Theft Auto, rendu populaire par l’incroyable champ des possibles laissé au joueur (qui peut, en gros, aller où il veut faire ce qu’il veut). Je ne parlerais pas des GTA ou de son héritier western, Red Dead Redemption, car je n’y ai pas joué.
Je peux simplement dire que, sans être des RPG (il ne s’agit pas d’un jeu de rôle classique où l’on crée et développe son personnage), ces jeux laissent faire le joueur au sein d’un univers immense à explorer. Ces licences sont sans doute les plus grands succès du jeu vidéo à ce jour, posant également des problèmes moraux débordant jusque dans la sphère public : les GTA créent systématiquement des scandales puisqu’ils vous proposent d’incarner un criminel et de vous laisser jouer tout un tas d’actions condamnables moralement et légalement (Red Dead Redemption, son héritier western, est moins décrié car il vous laisse la possibilité d’être un « gentil » cowboy en quête de rédemption ou un « vaurien » refusant d’abandonner ses mauvaises habitudes).
On remarquera ainsi l’arrivée en force de systèmes de choix sous différentes formes dans des jeux récents, en particulier dans des « genres » où l’on n’avait pas l’habitude d’en voir. Je vous propose ici quelques exemples.
AVERTISSEMENT : Pour les besoins de la démonstrations, les exemples qui suivent contiennent des spoilers sur le contenu de ces jeux !
Bioshock : du comportement et de la manipulation
Bioshock est un First Person Shooter (jeu de tir à la première personne, c’est-à-dire en « caméra subjective », où l’on ne voit que ce que voit le personnage).
Dans Bioshock, le personnage est perdu dans une utopie sous-marine nommée Rapture en train de basculer brutalement dans la folie. En plus de se défendre contre les habitants devenus des dingues meurtriers, le joueur doit récolter une substance nommée l’Eve, qui permet des mutations et des pouvoirs. Cette Eve, il peut la ramasser sur des « petites filles » qui en sont les collecteuses. Tout au long du jeu, le joueur a la possibilité de les laisser vivre en leur ponctionnant une simple dose ou de les vider entièrement, entraînant leur mort. A noter que ce sont des enfants mais qu’elles tuent les gens pour collecter l’Eve (elles n’ont pas non plus de pitié pour vous), ce qui donne un aspect assez terrible à ce choix.
Ainsi, un joueur peu scrupuleux pourra vite devenir puissant en tuant ces enfants, ne payant cette attitude qu’au mieux dans les remords du joueur (très bien alimentés par la mise en scène). Cependant, le jeu ne va pas tout à fait jusqu’au bout, puisqu’en réalité, le joueur épargnant les petites filles se retrouve à recevoir des cadeaux de leur part qui compensent largement le manque à gagner du « bon comportement ». Ce choix binaire change également la fin du jeu (le « gentil » joueur libère les petites filles de cet enfer tandis que le « méchant » en devient le nouveau tyran).
Un autre aspect de Bioshock est très intéressant d’un point de vue éthique, non plus par la présence d’un choix mais par l’absence de choix. Comme dans beaucoup de jeux, le joueur est plus ou moins obligé de faire ce qu’on lui demande pour progresser (des gens le guident par communication à distance et on n’avance pas si on ne fait pas ce qui nous est demandé).
Ma première impression a été la suivante : « Bon, je suis censé avoir le choix mais à part cette histoire de petites filles, je suis un peu obligé de faire ce qu’on me dit alors que ça sent de plus en plus le coup-fourré. C’est pas grave, ce n’est pas la première fois dans un jeu vidéo que mon personnage ne voit pas les grosses ficelles à dix kilomètres. » Effectivement, c’est un coup-fourré, votre commanditaire s’avérant être un salaud qui vous utilise.
Là où Bioshock est brillant, c’est lorsqu’il nous est révélé que le personnage a subi un lavage de cerveau et obéit instinctivement dès qu’il entend la phrase « Voulez-vous ? », formule d’apparente politesse employée régulièrement par votre commanditaire. Nous n’avions pas le choix parce que notre personnage n’avait pas le choix !
Cette révélation culmine en une scène absolument géniale où celui qui nous l’apprend nous ordonne (grâce au « Voulez-vous ? ») de le battre à mort (avec un pied de biche, le tout en caméra subjective et en répétant « L’homme ordonne, l’esclave obéit » au fur et à mesure que son visage se désagrège... je vous laisse imaginer le tableau !).
Dès lors, tout en restant coincé dans la peau du personnage, on perd le contrôle des commandes et on s’observe faire, impuissant. Je tiens à préciser, pour l’avoir vécu et en avoir longuement discuté avec d’autres joueurs, que l’on se sent très sale moralement après cette séquence ! Il est également tout à fait jouissif de reprendre les commandes et de se rebeller !
Army of Two : The 40th Day, ou jusqu’où on se fout de la morale
Deuxième opus d’un Third Person Shooter (jeu de tir à la troisième personne, où l’on suit le personnage avec une caméra mobile), ce jeu moins populaire et d’apparence moins « révolutionnaire » que Bioshock, contient un système de choix plus intéressant qu’il n’en a l’air.
Ce jeu nous propose d’incarner deux mercenaires issus des compagnies militaires privées remplissant leurs contrats, autant dire que les personnages ne sont pas des parangons d’éthique ! Le jeu est conçu pour être joué en coopération (c’est-à-dire avec un copain, jouer en compagnie d’une intelligence artificielle lui faisant perdre toute sa saveur). Le système de choix n’apparait que dans ce dernier opus bien que le premier nous proposait déjà une mise en situation assez maline et éminemment politique : la question des boîtes militaires privées. Au fur et à mesure du premier, tout en jouant deux mercenaires très amusants et pas très fins, on nous démontrait le danger de cette évolution de l’économie de la guerre en faisant littéralement jouer ses pires travers. Au final, Ryos et Salem, nos deux compères, finissaient par quitter leur compagnie pour se mettre à leur compte et avoir le choix d’accepter ou non les missions.
Dans la suite, on commence sur le même problème : alors que l’on doit simplement poser une balise dans un immeuble de Hong-Kong, on se retrouve à devoir tuer des policiers qui font leur travail (ce qui n’était pas dans le contrat), pour ensuite voir la ville subir un bombardement et une invasion par une véritable armée privée... grâce à des balises que l’on a contribué à poser ! Se retournant dès lors contre leur commanditaire, Ryos et Salem décident d’en découdre et se trouvent régulièrement confrontés à des problématiques éthiques.
Premièrement, les « méchants » s’en prennent aux civils et les joueurs peuvent choisir non seulement de tout faire pour sauver les otages (ce qui n’est pas obligatoire) mais également d’épargner leurs ennemis si tant est qu’on soit parvenu à les maîtriser.
Deuxièmement, les deux joueurs sont confrontés à des dilemmes systématiquement binaires, dont ils doivent discuter : le choix est lui aussi coopératif (il est cependant possible d’appuyer sur le bouton sans l’accord du copain, ce qui peut aboutir à une engueulade pour le coup pas du tout virtuelle !). Parfois, le choix est assez classique (faire une chose condamnable en échange d’avantages / faire une bonne chose en échange d’une conscience tranquille). Là où le jeu se démarque, c’est surtout dans la mise en scène des choix.
Dans Army of Two : The 40th Day, le choix immédiat n’a non seulement pas de conséquences évidentes pour les personnages mais, qui plus est, on nous montre via une petite bande-dessinée animée après chaque choix effectué (et donc irrémédiable) ses conséquences à long terme (qui sont volontairement surprenantes et laissent souvent un goût amer).
Quelques exemples :
Ryos et Salem se retrouvent dans la salle d’arme d’une ambassade, pouvant ainsi améliorer leur arsenal. Malheureusement, le gardien, un vieux monsieur manifestement très zélé, veut les en empêcher et leur ordonne de partir. A cet instant, on a le choix d’obtempérer (même si le gardien ne fait pas le poids) ou de dégainer à notre tour. Le choix est clairement de dégainer et non de tuer le gardien. Si l’on quitte les lieux, on nous montre qu’en fait, ce gardien collaborait avec les ennemis et avait été soudoyé. Si l’on choisit de dégainer, le gardien pris de panique fait feu sur nous, nous rate et meurt du ricochet de sa propre balle. On nous montre ensuite l’image de sa petite fille en pleurs.
A l’issue d’une collaboration avec un mercenaire russe combattant les « méchants », on découvre une femme qu’il semble connaître. Il montre clairement l’intention de la violer et de la tuer pour la punir d’on-ne-sait-quoi. Il nous propose de l’argent pour fermer les yeux (l’argent sert à acheter de nouvelles armes et équipements). On peut alors accepter ou le tuer. Si l’on fait ce dernier choix, on apprend que la femme n’est pas une civile mais une agent secrète russe mouillée jusqu’au coup dans l’invasion. A-t-on eu raison de l’épargner ou devait-on laisser notre allié commettre cet acte atroce contre une ennemie ?
Lorsque l’on pose la balise, nous sommes accompagnés d’un autre mercenaire inconnu, qu’on nous ordonne de tuer une fois la mission accomplie contre un bonus. Au début du jeu, cet argent n’est pas inutile mais on peut également l’épargner en faisant mine qu’il s’est enfui. On découvre alors qu’un autre assassin sera envoyé faire ce qu’on a refusé de faire.
On retrouve une civile locale qui a condamné plusieurs de ses compatriotes en échange de sa survie. On a alors le choix de l’épargner (entraînant plus tard la mort d’autres civils à cause d’elle, ce qu’on ignore sur le moment) ou de l’abattre de sang froid (contre une petite somme donnée par d’autres civils voulant s’en venger).
Le dernier choix du jeu fait culminer le système : l’un des deux joueurs se voit proposer de tuer son coéquipier (l’autre joueur !) sans quoi le chef des ennemis fera sauter toute la ville. Si l’on refuse de le tuer, il s’avère qu’il est possible d’empêcher l’explosion de la ville (le chef bluffait).
Starcraft II : éthique de la stratégie militaire
Les Starcraft sont des jeux de stratégie de science-fiction (on contrôle une base, des ressources et une armée, que l’on développe pour affronter l’armée adverse). Le nouvel opus propose un mode campagne (c’est-à-dire un enchaînement de missions qui forment une histoire) novateur par un certain nombre de choix, dont la plupart n’ont rien à voir avec l’éthique (choix de l’ordre des missions, des recherches techniques, des contrats de mercenaires, etc.)
Cependant, les concepteurs (Blizzard) ont profité de ce nouveau système pour intégrer quelques choix éthiques, chose assez rare dans ce type de jeux. Peu nombreux, ils n’en sont pas moins intéressants, en particulier dans une optique d’éthique en contexte de guerre, voir même en contexte de révolution (on dirige une armée révolutionnaire contre un empire tyrannique, tout en étant confronté à des conflits interplanétaires).
Un premier concerne l’éthique dans le choix de ses alliés : On nous propose de choisir entre un allié utile mais peu recommandable (des tueurs psychopathes surentraînés qui ont un compte à régler avec le tyran mais à la loyauté et aux motivations douteuses) ou combattre ces mêmes hommes.
Un second concerne une question plus « humaniste » (et pour le coup plus semblable au choix de Mass Effect 2) : Une base de civils sympathisants sont en proie à une grave épidémie (les transformants en monstres au service d’un peuple insectoïde ravageant la galaxie, les Zergs). Une de nos alliés prétend pouvoir les soigner un jour si on lui laisse le temps et qu’on arrive à évacuer les biens portants (avec le risque de répandre plus encore l’épidémie).
D’un autre côté, les Protoss (peuple extra-terrestre extrêmement avancé technologiquement et dont la planète a été détruite par ces mêmes Zergs) ont une tout autre politique sanitaire : nettoyer toute la colonie par le feu sans faire dans le détail. Nous sommes à ce stade dans les petits papiers des Protoss mais, si l’on s’interpose, ils nous annihileront (et ils le peuvent !) Les motivations des deux camps sont compréhensibles et argumentées mais il faut choisir.
Si l’on aide les Protoss, ils nous accordent le droit d’aider à la désinfection en nous laissant par la même occasion la possibilité de sauver quelques colons (selon notre efficacité sur le terrain), mais on perd notre autre allié (on sera même obligé de le tuer à cause d’une expérience désespérée qui le contamine). Si l’on refuse de les aider, il faudra sauver les colons en combattant la très supérieure force de frappe des Protoss (qui nous auront dès lors un peu dans le nez).
Le jeu rate surtout son potentiel éthique en remettant soudainement la décision au seul héros lors du choix le plus intéressant du jeu : S’allier avec les dignitaires de l’empire tyrannique pour une bien plus haute cause (en gros pour contrer une potentielle fin du monde). Le héros de Starcraft II prend cette décision seul pour des raisons personnelles, nous reléguant au rang habituel de spectateur. On voit cependant le potentiel de questionnement éthique et même politique de cette situation, surtout si le choix avait vraiment été entre nos mains !
Heavy Rain : les premiers pas du questionnement éthique comme gameplay
On ne peut décemment aborder le potentiel de questionnement éthique des jeux vidéos sans parler d’Heavy Rain. Ce jeu d’un nouveau genre a fait sensation par son gameplay extrêmement novateur, voir révolutionnaire. Développé par Quantic Dream, studio français dirigé par un petit génie de la narration vidéoludique (David Cage), il met au centre non seulement de l’histoire mais également du mode de jeu lui-même le choix éthique.
Je tiens à préciser qu’à mon avis ce jeu essuie les plâtres d’une nouvelle génération de jeux et est donc imparfait à plusieurs niveaux (dont certains tiennent plus des impératifs économiques imposés par le distributeur Sony que de la volonté de David Cage).
Heavy Rain est un thriller reprenant de manière totalement décomplexée les codes du cinéma (sans aucune originalité à ce niveau, si ce n’est de les transposer de manière inédite en jeu vidéo). Ici, les commandes correspondent à des actions contextuelles dans le décor : à part le déplacement, aucun bouton ne sert à quelque chose en soi (out la question récurrente « On appuie où pour tirer ? »).
L’environnement est jonché de commandes s’affichant à l’écran et déclenchant des actions contextuelles (ouvrir le placard, parler à telle personne, attacher sa ceinture, aller prendre une douche,...). Outre ces déclencheurs, de nombreuses séquences utilisent ce qu’on appelle le Quick Time Event, c’est-à-dire une séquence cinématique où des commandes s’affichent les unes après les autres à l’écran. On doit alors appuyer sur le bon bouton lorsqu’il s’affiche, sous peine de rater l’action (on court après un suspect, une voiture nous fonce dessus, une bouton s’affiche et on doit appuyer dessus sous peine d’être percuté).
Dans Heavy Rain, on incarne alternativement quatre personnages, sous forme de film choral, autour d’une affaire de serial killer ciblant des enfants : un détective privé, un agent du FBI, une journaliste et le père d’un enfant enlevé. La grande nouveauté est que toute action effectuée, réussie ou non, est intégrée à l’histoire : si un des personnages meurt, l’histoire continue sans lui.
L’intrigue autour du père est la plus emblématique de la question éthique, résumée dans la phrase d’accroche : « Jusqu’où seriez-vous prêt à aller pour sauver l’être que vous aimez ? » Le personnage a perdu quelques années auparavant l’un de ses deux fils et le dernier est enlevé par « le tueur aux origamis » (dont on a déjà retrouvé un certain nombre de victimes). Le tueur fait alors passer une série d’épreuves au père désespéré pour pouvoir retrouver son fils.
Chaque épreuve fait monter d’un cran la problématique : vous devez rouler à contresens sur l’autoroute (risquant votre peau et celle des autres), se couper un doigt, aller tuer un inconnu (un dealer peu recommandable mais tout de même père de deux filles) jusqu’au choix ultime d’ingérer une fiole de poison. A chaque fois il est possible de refuser ou d’accepter en faisant tout pour limiter les dégâts (chaque refus équivalent en gros à la perte d’un indice crucial sur la localisation de l’enfant).
Si ce personnage cristallise le principe du jeu, tout y est par ailleurs question de choix. Même lorsque ce n’est pas vital pour l’intrigue centrale, on nous confronte en permanence à des choix éthiques et moraux. Par exemple, l’agent du FBI est affublé comme coéquipier d’un flic local particulièrement violent (borderline, dirait-on dans les polars). On nous propose régulièrement d’aller à la confrontation avec lui lorsqu’il dépasse les bornes ou de le laisser faire (la confrontation peut-être verbale ou physique, les relations se dégradant au fur et à mesure qu’on intervient). Dans une scène, il se retrouve à être braqué par un désaxé fanatique religieux après l’avoir un peu trop secoué. Notre personnage braque alors le forcené en retour. Durant toute la séquence, le bouton R1 nous permet de tirer à tout moment.
Cependant, il nous est possible d’essayer de le calmer (les dialogues sont matérialisés par un choix de types de réponses correspondant chacune à un bouton, tournoyant autour du personnage, de plus en plus vite et de plus en plus flou en fonction du stress de la scène). Si l’on parvient, malgré la difficulté de garder le contrôle de commandes de plus en plus frénétiques, à faire poser son arme au forcené, toutes les commandes s’effacent et notre coéquipier va le menotter. Soudain, le forcené porte sa main à son manteau et sort quelque chose pour le pointer sur le coéquipier. Pendant ce bref instant, la commande de tir réapparait sans prévenir, nous laissant une fraction de seconde pour abattre l’homme avant qu’il ne soit trop tard. Que l’on ait le réflexe de tirer ou non, on se rend compte ensuite qu’il s’agissait d’un crucifix et qu’il cherchait juste à éloigner le « démon » que représente votre collègue.
Il serait impossible de faire ici le tour de tous les choix moraux auxquels nous sommes confrontés dans ce jeu, ni de noter tous ses déroulements possibles.
Ce fonctionnement produit un système narratif extrêmement complexe, où chaque séquence peut se dérouler d’un grand nombre de façons différentes et où les résolutions sont légion (l’un des grands défis est de parvenir à réunir tous les personnages dans la scène finale, dont le déroulement est modifié selon les protagonistes présents).
Je me permettrais de noter, comme dit plus haut, certaines failles du jeu au niveau de ces questionnements (je ne parlerais pas des problèmes purement vidéoludiques). En fait, à ce stade de développement d’une nouvelle forme de gameplay, le jeu en est encore à nous demander de - justement - « jouer le jeu ». Pour être plus clair : de nombreux choix n’ont pas de conséquences concrètes sur le déroulement (par exemple, on peut échouer totalement durant un affrontement et ne pas vraiment mourir, sauvé par le sort et arrivant au même point que si on avait pris un autre chemin). Le choix éthique se résume dans ces cas-là à sa seule dimension éthique (c’est-à-dire dans le vécu du joueur, si tant est que celui-ci veuille bien faire l’effort d’adhérer à l’expérience), alors que celle-ci serait bien plus forte avec des conséquences concrètes (on finit parfois par se dire « Oh bin c’est pas grave que j’ai fait ça, ça revient au même »).
Les concepteurs font clairement appel à l’adhésion volontaire du joueur, y compris dans de petits choix anodins : Lors d’une séquence au tout début, le père reçoit chez lui son fils (il est divorcé, c’est son tour de garde). On nous pose tout un tas de questions comme le laisser regarder la télé plus tard ou non, lui faire faire ses devoirs, lui parler ou non, etc. Plus anodin encore : lorsqu’on ouvre le frigo, on a le choix entre boire du jus d’orange ou se prendre une bière. « Vais-je boire une bière en présence de mon fils ? » Choix absolument sans conséquence mais question qui a le mérite d’être inédite en expérience de jeu !
Pour finir : au-delà du choix, faire jouer le moralement discutable
A la suite de la démonstration de The Escapist, nous nous sommes intéressés ici à la question de l’éthique dans le jeu vidéo uniquement au travers du choix. Nous pourrions cependant l’aborder sur d’autres cas, où il n’y a pas de choix mais où le joueur est obligé de vivre, d’être acteur d’une séquence problématique au niveau moral. Deux exemples rapides :
Dans Warcraft III, notre héros est un preux chevalier qui combat avec son armée l’invasion mort-vivante et la contamination de type zombie. Nous sommes amenés à devoir effectuer des missions (on n’a pas le choix, à part si l’on ne veut pas finir le jeu !) comme massacrer toute une population civile avant qu’elle ne soit contaminée ! Une mission où l’on n’est pas vraiment fiers de nous, je vous le garantis. A noter qu’au bout de la campagne, le personnage du preux chevalier finit par devenir ce qu’il combattait à force d’avoir été trop loin. Classique mais toujours aussi efficace, surtout quand c’est de notre clic qu’on massacre des innocents « pour le bien » !
Dans Modern Warfare 2, une séquence a particulièrement fait scandale. Incarnant un agent américain infiltré dans une groupe terroriste russe, on participe à un attentat particulièrement sordide et violent pour gagner leur confiance : On entre avec eux, armés de mitrailleuses lourdes, dans un aéroport gorgé de civils et, pendant un bon quart-d’heure... on tire sur la foule ! Les gens s’enfuient, hurlent, rampent dans leur sang, supplient et les morts se comptent par centaines. Là encore, pas de choix (on perd si on se retourne contre les terroristes ou si on ne participe pas) : on est obligé de vivre en tant qu’acteur une scène plus qu’immorale (il n’y a même pas vraiment de difficulté car personne ne réplique avant que l’on ait à affronter les forces de police, un peu plus tard). Violence gratuite ou immersion dans la réalité la plus crue ?
Pour finir, je vous conseille le livre Dream : Re-Imagining Progressive Politics in an Age of Fantasy de Stephen Duncombe, dont un chapitre traite de la valeur pédagogique, en particulier vis-à-vis des idées progressistes, des jeux vidéos (qui part de l’exemple de GTA4, un peu par provocation, mais pour une démonstration plus générale). Le livre n’existe pas encore en français à ma connaissance mais un extrait à ce sujet est traduit dans le numéro-supplément du Monde Diplomatique/Manières de Voir intitulé "Mauvais Genre" (où l’on retrouve également un article d’un certain Martin Winckler sur... suspense... les séries télévisées !)
Benjamin Patinaud
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