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"Délivres*"...
Article du 17 janvier 2004
(Ce court texte a été publié en dernière page du "Petit Journal de P.O.L", en 1992)
Ceux qu’on a toujours refusé de lire pendant l’adolescence et qui vous saisissent à l’âge adulte
Ceux qu’on a adorés et qui ont vieilli
Ceux dont on a tout oublié, si ce n’est qu’on les a lus allongé sur le lit en écoutant Rhapsody in Blue
Ceux qu’on a gardés pendant des années et qu’on ne retrouve plus le jour où on veut remettre la main dessus
Ceux qu’on n’a jamais prêtés et c’est pas demain la veille
Ceux qu’on ne nous a jamais rendus
Ceux dont on est le seul à connaître l’existence, au point qu’on se demande si on ne les a pas rêvés
Ceux qui sont tombés en morceaux la première fois qu’on les a ouverts
Ceux qu’on aperçoit dans le train entre les mains d’une voyageuse
Ceux autour desquels on tourne pendant des semaines
Ceux qui n’étaient plus au catalogue depuis longtemps
Ceux sur lesquels on jette un regard mitigé d’envie et de mépris
Ceux qui sont écrits en français-mal-traduit-de-l’anglais
Ceux qui portent des bandes rouges plus grande que l’écharpe du maire
Ceux qui ne font aucun bruit
Ceux des gens qu’on connaît et qu’on aime bien
Ceux des gens qu’on ne connaît pas et qu’on abhorre (et inversement)
Ceux qu’on garde - pour plus tard- en pile sur la table de chevet
Ceux qu’on aurait bien voulu écrire mais un autre a eu l’idée avant
Ceux qui n’en sont pas encore
Ceux qui sont magnifiques dans la tête et paraissent dérisoires une fois sur le papier
Ceux qu’on a envie de déchirer, de brûler, de détruire - mais qui ne vous lâchent pas
Ceux qu’on a entassés dans un carton spécial et qu’on ressort pour les ranger sur les étagères du haut
Ceux qu’on planque tout en bas, ou tout au fond
Ceux qu’on laisse au fond du carton
Ceux qu’on a laissés derrière soi en partant.
* Délivre, n.m. Méd. (Vieilli.) : Le placeta et les membranes foetales expulsées après la sortie du foetus.
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