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D’ou viennent les fantômes ?
chronique faite sur France Inter le 25 décembre 2002
Article du 14 novembre 2004
Dans la nouvelle de Charles Dickens, A Christmas Carol (Un conte de Noël) , un vieil avare du nom de Scrooge est hanté par le fantôme de son associé, qui lui prédit que s’il persiste dans son avarice, cela l’empêchera à jamais de connaître le bonheur.
Le fantôme de Dickens est moral plus que surnaturel, mais il est en cela tout proche de la réalité. Car les fantômes existent dans nos esprits : ce sont les résurgences de nos secrets de famille. Qu’est-ce qu’un secret de famille ? C’est un événement traumatisant qui est d’abord indicible (la génération qui l’a vécue ne peut pas en parler), qui devient ensuite innommable (la génération suivante sait qu’un événement traumatisant a eu lieu mais en ignore la nature) puis, qui devient enfin impensable par la troisième génération - laquelle ne sait même pas qu’il s’est passé quelque chose mais en souffre.
Un exemple pour vous faire comprendre : Monsieur X meurt par noyade et ce décès n’est plus jamais mentionné par ses proches - c’est le stade du secret ; à la génération suivante, le neveu de M. X sait que son oncle est mort dans des circonstances pénibles, mais il ignore comment et ses parents refusent d’en parler - c’est ce qu’on appelle une « crypte » ; à la génération d’après, le petit-neveu de M. X ne sait pas qu’une mort brutale a traumatisé la famille, et pourtant, à l’âge où son grand-oncle s’est noyé, il se met à souffrir d’une peur très angoissante de mourir noyé - c’est le stade du fantôme.
Les secrets de famille pourvoyeurs de fantômes sont évidemment aussi nombreux que les familles (quelle famille n’a pas de secret ?) mais ils tournent souvent autour d’une disparition pénible ou d’un secret de filiation : adoption cachée ou naissance illégitime, par exemple. Les auditeurs qui doutent de l’existence de l’inconscient seront évidemment très sceptiques, mais de nombreux travaux indiquent que la transmission de ces « fantômes » psychiques n’est pas une théorie farfelue.
Dans plusieurs de ses livres, en particulier Secrets de famille, mode d’emploi, le psychanalyste Serge Tisseron nous explique que la transmission du secret de famille n’est pas magique. Sans s’en rendre compte, le parent porteur de secret utilise de manière répétée des mots qui font allusion au secret, et ses enfants perçoivent les émotions qu’il ressent devant des images ou des événements qui le lui rappellent. Et Serge Tisseron nous raconte l’histoire suivante : avant-guerre, un homme se marie une première fois et il a un fils.
Sa femme et son fils meurent en camp de concentration. L’homme se remarie, il a de nouveau un fils mais choisit de ne rien lui dire de son premier mariage, car il souffre trop d’en parler. À l’âge de 16 ans, le fils apprend l’histoire par un cousin (toute la famille était au courant, sauf lui !) mais quelle n’est pas sa stupéfaction quand on lui révèle que le prénom de son demi-frère disparu est précisément celui qu’il a donné à l’ours en peluche qu’il chérissait dans son enfance. Le secret était en quelque sorte caché dans l’ours en peluche...
Nombreux sont les auditeurs qui aujourd’hui, déjeuneront ou dîneront en famille. Peut-être en profiteront-ils pour interroger leurs ours en peluche et entrouvrir leurs placards à souvenir. S’ils croisent des fantômes, ça pourrait être l’occasion de faire la paix avec un passé familial qui, sans qu’ils s’en doutent, les hante peut-être depuis longtemps.
Secrets de famille mode d’emploi, Serge Tisseron, Editions Marabout.
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