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Chroniques carabines, 11
Au secours, j’aime la chir !
par Scarabée
Article du 3 novembre 2010
Incroyable. Je ne sais pas quoi dire de plus ébouriffant. Moi qui vous abreuve depuis des semaines de vigoureuses diatribes sur la beauté de la relation médecin-patient, blablabla, j’en passe et des meilleures...voilà que je suis en train d’en pincer pour la chir orthopédique. Les gros clous, la scie et la perceuse, et puis les tripatouillages de plaies, les sutures de tendons, l’ambiance si particulière du bloc, les staff-éclairs, les gens...c’est un monde à part.
Bon. Venant de moi, rien de grave. J’ai déjà du mal à me décider fermement sur la couleur de mes chaussettes le matin, alors un revirement de plus à mon actif, ce n’est pas la mer à boire. A 15 ans, je disais à ma mère : « Jamais médecine !!! Pas question de virer comme toi ! » et je retournais bouder dans ma chambre aux 27000 bougies, avec du Nag Champa cramant sur le bureau pour cacher les odeurs de clope et Nirvana à fond. En rentrant en médecine, j’ai dit : « S’il ne restait que chirurgie et gynéco-obstétrique dans les spécialités disponibles à l’internat, j’irais plutôt me couper un bras (et le manger) ». Et puis en septembre de cette année, je vais à reculons à mon premier choix de stage ; j’aurais pu avoir ce que je voulais, mais je me suis forcée à choisir l’ortho sur la foi de mon mentor de cinquième année qui m’assure y avoir trouvé une utilité pour la suite.
Je ne vous raconte pas la force qu’il m’a fallu pour prendre un stage de chirurgie. Moi ! Avec mes deux mains gauches et ma trouille de travailler en stérile ! Horreur. Et puis...au moment où on s’y attend le moins, la vie chamboule tout, les remises en question sont massives, tout fout le camp... Qu’est-ce qui m’arrive, pour l’amour du ciel ? Je m’éclate au bloc ! Je m’éclate en garde ! Ces chirurgiens sont tous complètement extravagants mais aussi extrêmement bosseurs (une garde tous les deux-trois jours pour les internes en moyenne), le rythme est soutenu mais l’ambiance est festive, bref, c’est la première fois que je vois Grey’s Anatomy pour de vrai à l’hôpital. J’ai un peu l’impression d’avoir trouvé ma maison. Une maison de fous, certes, mais ma maison quand même.
On me reproche souvent d’être un peu trop sur les dents. J’ai fini par me le reprocher moi-même. Mais ces gens ! Moins ils ont de temps, plus ils en trouvent. Ils bossent 18 heures, font la chouille 4 heures, et en dorment 2. C’est peut-être du pipeau, mais on m’a dit que j’étais faite pour cela, et je finis vraiment par me le demander.
Il faut que je vous explique la différence inimaginable qu’il y a entre un service de médecine et un service de chirurgie, car je sens bien que vous n’êtes pas encore sous le choc de mes révélations. Un service de médecine, c’est : le temps de la réflexion, la routine des staffs plurihebdomadaires, des diagnostics compliqués et les discussions collégiales qui s’y rapportent, les thérapeutiques incertaines. Un service de chirurgie, c’est : cassé-déplacé ? Pour nous ! On vous emmène ! Staff d’un quart d’heure, visite d’une heure, envoyez c’est pesé, au bloc et hop ! Les patients veulent des résultats et le plus souvent, ils les obtiennent. Pas d’atermoiement. La chirurgie, c’est le pragmatisme, c’est la technicité ; c’est aussi une bonne dose de déconnade pour évacuer tous les moments difficiles et le stress lié aux opérations.
Comment ça se passe, d’ailleurs, une opération ? Prenons l’exemple classique : vous bricoliez dans votre garage lorsque vous avez négligemment posé la scie sauteuse allumée sur votre paume. Quelques minutes après, votre ambulance atterrit aux urgences de l’hôpital le plus proche. Comme il ne faut jamais suturer benoîtement une plaie de main sans avoir regardé dedans au bloc, on vous envoie en ambulatoire pour la fin de matinée. Là-bas, l’anesthésiste vous pose des questions, vous « bloque » (c’est-à-dire vous endort) le bras concerné, et vous attendez votre tour.
Vous venez de vous assoupir quand vous sentez votre charrette bouger ; on vous roule jusqu’à la salle d’op ’, on vous badigeonne (encore !) de bétadine, les gens ont des masques, ils rigolent entre eux, puis s’éclipsent, reviennent en djellabas bleues stériles et installent exprès pour vous gâcher la vue un drap de plastique vert entre vous et la scène du crime. De l’autre côté de ce rideau, vous ne sentez rien, mais deux chirurgiens vous incisent la paume, découpent les morceaux de peau lésés, creusent vos chairs jusqu’aux tendons, aux nerfs, aux vaisseaux que vous pourriez avoir coupé, et les réparent si besoin. Puis ils vous referment, se libèrent de leur harnachement, et vous envoient en salle de réveil vous calmer un peu.
Mon père a eu, lorsque j’étais petite, le pouce écrasé entre les deux parties d’une échelle coulissante. Je me souviens surtout de ses nombreux points de suture, et du récit qu’il nous avait fait de son intervention chirurgicale. Il était revenu assez stupéfait d’avoir entendu pendant une demi-heure les chirurgiens se raconter leurs vacances et des blagues de cul, de l’autre côté du champ stérile. Maintenant que j’y suis, de l’autre côté, j’avoue qu’à chaque fois que je sors un truc bien gras, j’ai une petite pensée pour le patient et pour mon père. Il est trop tard. Je suis contaminée.
Mais... j’ai aussi vu en consultation des chirurgiens qui géraient incroyablement bien la relation avec leurs patients, avec finesse et psychologie ; maîtriser à la fois l’affect et le geste technique, la déconne et le sérieux, quoi de mieux ? Seul petit problème : le rythme est tellement trépidant qu’il faut vraiment beaucoup aimer dormir à l’hôpital, ou le plus souvent, ne pas dormir du tout. On n’a rien sans rien. Et puis, comme ma vie personnelle part à vau-l’eau, la piste hospitalo-monastique retrouve à mes yeux tous ses attraits.
J’ai bien l’impression que la dichotomie chirurgie versus médecine correspond à ce qui se passe en moi, et c’est une sensation extrêmement étrange : la médecine me tire vers mon côté dépressif, alors que la chirurgie est en faveur de mon côté maniaque. Je sais d’expérience que je suis plus épanouie et plus productive dans la deuxième situation. Et en chirurgie, tout concourt à la passion : le challenge technique et spirituel que représente le fait de plonger les mains dans le corps d’autrui pour le réparer au mieux, mais aussi les heures de « t’as-signé-c’est-pour-en-chier » qu’il faut pour y arriver, les horaires et la vie décalés, l’adrénaline... c’est un mélange puissant.
On verra avec le temps ; mais la chirurgie vient de sortir de ma liste noire. Jusqu’à quand ? Je ne sais pas. Mes anciennes convictions foutent le camp une à une, mais je sais que de ce champ de ruines sortira Scarabée nouvelle version, apte à faire les bons choix lorsqu’ils se présenteront. En attendant, je range mes soupirs résignés au placard (à côté de mon stétho qui, lui, pour le coup, prend vraiment la poussière).
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