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"Maus", histoire de famille

9 novembre 2003

Cet article m’a été suggéré par Didier Pasamonik, éditeur et critique, en vue de l’insérer dans son ouvrage critique collectif - La diaspora des bulles - consacré à l’image des Juifs, mais aussi à l’apport des écrivains et artistes juifs à la bande dessinée mondiale. Il devrait paraître fin 2004 aux éditions Glénat.




Fils de sépharades algérois, je n’ai eu à subir ni la réalité de la Shoah, ni son poids symbolique. Un de mes oncles maternels a été prisonnier, mais dans un camp militaire, pas dans un camp de concentration. Et il en est revenu.

Mon père, dont le père avait été tué pendant la guerre de 14, est devenu médecin parce que sa mère pensait que ça lui éviterait la conscription. Elle avait tort. Il est parti pendant la drôle de guerre, a failli être envoyé quelque part au-dessus du cercle polaire, a été démobilisé avant, est rentré en Algérie.

Comme il était fils de tué, l’abrogation des décrets Crémieux (qui avaient autrefois donné la nationalité française aux Juifs d’Algérie) ne l’a pas empêché d’exercer la médecine pendant les années d’Occupation. On m’a rapporté qu’un jour, alors qu’il servait d’aide opératoire, un chirurgien lui a demandé, assez méchamment, comment il se faisait que lui, Juif, il puisse encore pratiquer. Mon père a répondu : " Mon père est mort au champ d’honneur en 1915. Quelle chance, hein ? "

Ma famille a été protégée de la Shoah par la mer Méditerranée mais nous n’en sommes pas moins devenus, un temps, des Juifs errants. Mes parents, mon frère, ma s ?ur et moi-même avons quitté l’Algérie fin 1961, transité moins d’un an en Israël, puis sommes allés nous installer en France, où mes parents ont fini leur vie. L’ironie de l’histoire c’est que nous nous sommes installés à Pithiviers, où entre 1942 et 1944, un camp de transit servit à parquer des hommes, femmes et enfants juifs voués à l’extermination.

Il a fallu longtemps avant que mes parents ne l’apprennent ; il en a fallu encore plus avant que cela ne devienne un fait historique reconnu, au début des années 90, grâce à une poignée d’associations. Le silence de plomb, peut-être coupable, qui régnait sur la ville m’a permis, pendant mon enfance, de ne pas souffrir de l’antisémitisme. Ça n’a pas empêché mon père d’en souffrir.

Mais il s’est passé encore une fois beaucoup de temps avant que je n’en prenne conscience. Comme tous les enfants, j’ai longtemps ignoré beaucoup de choses sur mes parents mais je me suis toujours douté qu’ils avaient des choses à raconter. Comme le fils de Vladek Spiegelman, j’ai tendu un micro à mon père. Il m’a raconté beaucoup de choses, mais ça ne m’a pas donné le fin mot de son (de ses) histoire(s). Pour les approcher d’un peu plus près, il a fallu que je me mette à écrire.

J’ai découvert la Shoah par les films (beaucoup), par les livres (un peu moins). Pratiquement pas par la B.D. Or, j’ai toujours lu des bandes dessinées. J’y ai toujours vu autre chose qu’une suite d’images fascinante. J’ai toujours su que les images n’étaient pas à prendre au pied de la lettre, même si tout m’y invitait. J’ai toujours su que derrière l’image se cachait une histoire.

Quand, pour écrire cet article, j’ai ouvert le second volume de Maus (je l’ai acheté quand il est paru, plusieurs années après le premier volume, il n’a pas le même format et semble dépareillé, ce que ne voient pas les lecteurs qui ont acheté le coffret contenant la réédition du premier), j’ai vu que, sur le rabat de la dernière page de couverture, Art Spiegelman s’est représenté en couleurs, de trois-quarts face, en plan américain, assis, la tête entre les mains, derrière sa table à dessin.

Son visage humain est caché par un masque de souris. Derrière lui, sur le mur, une affiche de RAW, la revue dont il était (est toujours ?) co-rédacteur en chef. Dessous, épinglée au mur, la couverture du premier volume de Maus. Dehors, par la fenêtre, on voit des barbelés, un chat armé d’un fusil en haut d’un mirador, une haute cheminée de briques d’où s’échappe de la fumée noire.

Sur la vignette biographique du premier volume, en noir et blanc et beaucoup plus schématique celle-là, Spiegelman s’était dessiné de profil, déjà sur un haut tabouret à sa table à dessin, mais sous la même forme que ses personnages : celle d’un homme-souris. Entre les deux, il est (re)devenu humain mais s’est mis un masque sur le visage. Je ne crois pas que ça soit faute d’avoir su faire son auto-portrait.

Dans Maus - qui signifie " souris ", en allemand - les Juifs sont des souris, les Nazis sont des chats, les Polonais sont des cochons. Tout au long de son récit, Art se représente aux côtés de son père, Vladek, sous la forme d’une souris plus jeune. Au milieu de chacun des deux volumes [en les relisant et en me souvenant qu’il a fallu attendre plusieurs années entre la publication du premier et celle du second, je ne peux m’empêcher de penser à W ou le souvenir d’enfance, dans lequel Georges Perec parle de la Shoah de manière très oblique, laisse constamment planer le doute sur l’identité de son (ses) narrateur(s), et compose deux parties à la fois identiques et différentes, séparées par une page portant des points de suspension], Art se représente sous une forme humaine.

Dans le volume I, il insère l’histoire en quatre pages, dessinée en 1972, où il se met en scène en costume rayé de prisonnier juste après le suicide de sa mère. Dans le volume II, pendant 6 pages et demie, au début du chapitre " Auschwitz (le temps s’envole) ", il porte un masque de souris devant sa table à dessin, et aussi quand il se rend chez le psychanalyste - lui aussi, porteur d’un masque de souris ; lui aussi, comme Vladek, rescapé des camps.

Maus(I et II) raconte deux histoires : la difficile relation entre l’auteur, Art Spiegelman, et son père Vladek ; la vie de Vladek entre le moment où il rencontre Anja (la mère d’Art) et celui où il la retrouve, après avoir été séparée d’elle à Auschwitz. Il parle aussi des camps de concentration. Mais, à mes yeux, ce n’est pas un livre sur la Shoah.

Je veux dire que je n’y apprends rien d’autre à ce sujet que ce que j’ai appris en lisant Si c’est un homme de Primo Levi ou L’espèce humaine de Robert Antelme ; en voyant Nuit et brouillard d’Alain Resnais ou Shoah de Claude Lanzmann. Ce que nous pouvons apprendre sur les camps, nous le savons déjà avant de lire ou de regarder. C’est d’ailleurs pour cela que nous lisons, que nous regardons. Ceux qui ne peuvent pas, ne veulent pas, s’arrangent pour lire autre chose, pour regarder ailleurs.

Ce n’est pas de ça que Maus me parle, mais de la relation entre le fils et le père, une relation qui me touche parce qu’elle me semble insupportable : une relation faite de non-dits et de rejets, de déni et de haine.

Vladek, le père dont Art transcrit les paroles pour en faire le récit en images, est un personnage plus qu’antipathique. Il est détestable. Comme le dit son fils quelque part, il justifierait presque, à lui seul, les préjugés antisémites. Son récit commence comme il finit : par le rejet d’une femme. Avant de rencontrer Anja, la mère d’Art, il fréquente Lucia, une jeune femme juive qu’il finit par trouver beaucoup trop collante et rejette de manière assez ignoble.

Après la mort d’Anja, en 1963, il épouse Mala, qu’il traite avec mépris et rend folle jusqu’au moment où elle le quitte. Lorsqu’elle s’en va, il l’accuse de l’avoir volé. Comme il est malade et ne veut pas rester seul, il l’appelle et l’implore de revenir vivre avec lui. Vladek est pingre, manipulateur, veule, égocentrique et insensible aux gestes que son fils fait vers lui. Il use de sa place de père (et de son statut de survivant) pour lui dire à son Art qu’il ne fera jamais rien aussi bien que lui. Il le culpabilise. Il l’humilie.

En relisant Maus, et en le présentant comme je le fais dans le paragraphe précédent, je pense bien entendu à La vie est belle de Roberto Benigni. C’est aussi l’histoire d’un père et d’un fils, et on dirait l’image en négatif de ce que raconte Spiegelman. Dans le film, le père protège son fils, tourne les nazis en dérision et meurt pour que son enfant survive. L’enfant survit et retrouve sa mère.

Benigni et son co-scénariste ont-ils lu Maus ? Je me souviens des réactions de certains devant le succès du film. Certaines voix se sont élevées contre ce qu’elles considéraient comme une " trop belle représentation de l’holocauste ". Si La vie est belle n’est pas crédible, Mausl’est-il ? Qui a le droit de parler des camps ? Qui a le droit d’écrire à ce sujet ? Une fiction vaut-elle moins qu’un témoignage ?

Invité un jour à une lecture par Claude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann, qui étaient depuis plusieurs années déjà mes parrains en écriture, j’ai lu aux amis réunis dans leur appartement une nouvelle - encore inédite à ce jour - intitulée "Cent mille recettes d’Auschwitz". À la fin de ma lecture, Daniel a violemment réagi en disant qu’on n’avait pas le droit d’écrire une fiction sur ce sujet-là.

Quelques semaines après, tourmenté par une histoire familiale dont mon texte avait brutalement remué les sédiments, il s’est mis à écrire son plus beau roman, L’anus du monde (Le Cherche Midi ; réédité sous le titre Le dixième cercle par Folio), l’histoire d’un jeune Juif français dans les dix cercles de l’enfer.

Le "fils symbolique" (c’est ainsi que Daniel me désignait) avait, sans le vouloir, inspiré au père sa propre réponse romanesque à un passé refoulé. Certes, la fiction n’est pas la mémoire. Mais une fiction, écrite ou dessinée, ne cherche pas à dire la " vérité " des faits, elle cherche à dire celle des sentiments, des symboles. Le travail de la fiction est un travail analytique, un travail de deuil, dont on ne sait jamais exactement qui le fait : l’écrivain, le lecteur - ou bien les deux, mon capitaine ?

Quand je feuillette Maus, je redécouvre (cela échappe, à la première lecture) que trois photos y sont reproduites. L’une d’elles, celle d’Anja, apparaît au début de " Prisonnier de la planète Enfer ", la BD autobiographique qu’Art insère à l’intérieur du premier volume. La mère est en maillot de bains, au lac Trojan, en 1958. Elle sourit. Elle a une cigarette à la main.

Une autre, tout à fait à la fin du second volume, représente Vladek, portraituré par un photographe " qui avait un uniforme des camps, un tout neuf. Pour faire des photos-souvenir ". Et je ne peux pas m’empêcher de penser : Comment peut-on avoir envie de se faire prendre en photo dans un costume des camps ? Comment peut-on avoir envie de garder un tel souvenir - un souvenir, qui plus est, trafiqué ?

La troisième photo apparaît au début du second volume. C’est celle d’un petit garçon, Richieu, le frère aîné de Art, né juste avant la guerre et mort en déportation. Quand ce second volume paraît, les trois personnes représentées sur les photos ont disparu - Vladek, le dernier, en 1982, plusieurs années avant la publication du premier volume. Art semble ne vouloir restituer leur vrai visage qu’aux morts.

Maus est, sans aucun doute, une ?uvre magnifique. Mais elle ne me paraît en aucun cas être un " témoignage " ou un " travail de mémoire " comme le sont, par exemple, celles de Primo Levi ou de Claude Lanzmann. Ce n’est pas l’histoire d’un survivant (Vladek), ni même - comme cela est écrit sur la couverture du livre - l’histoire de celui qui " survit au survivant " (Art).

C’est l’histoire d’un enfant qui, en voulant honorer son père et sa mère, au sens le plus biblique du terme, se retrouve confronté à une réalité insupportable : son père et sa mère ne l’ont pas honoré, lui. L’une, étouffante, l’a abandonné en se suicidant. L’autre le rejette tout en lui interdisant d’exister. Les dernières paroles de Vladek, dans l’avant-dernière case du livre " Je suis fatigué de parler, Richieu, et c’est assez d’histoires pour aujourd’hui " achèvent de lui refuser son identité : Vladek croit que Art est son fils mort, l’enfant qu’on le voit prendre dans ses bras, au début du premier volume. (Quand Vladek serre Art contre lui, c’est pour que son fils le console de la perte de sa femme...).

Où est Art, dans tout ça ? Tel un miroir brisé, il fragmente et fait saigner l’histoire qu’il raconte.

J’éprouve une grande sympathie pour Art Spiegelman. Et par sympathie, j’entends communauté de sentiments. En tentant de reconstituer l’histoire de ce père haïssable qui n’a aimé qu’une seule personne dans sa vie (lui-même), qui a eu la chance (ou l’entregent) de survivre aux camps et qui n’a cessé de mettre cette expérience en avant pour se faire plaindre ou justifier son autoritarisme et son insensibilité, le fils ne cesse de questionner sa propre démarche.

Non par un excès de culpabilité que tout le monde pourrait trouver bien naturel en la circonstance mais bien, me semble-t-il, par intégrité : à la page 41 du volume II, penché sur sa table à dessin, il énumère les dates éparpillées autour desquelles il tente de construire son récit, explique que la publication du premier volume fut un grand succès et qu’on lui en a proposé à plusieurs reprises l’adaptation sous forme de film ou de série télévisée (" J’veux pas ") et se cache le visage dans la dernière case - celle où sa table à dessin est représentée surmontant un tas de cadavres nus. (Ce tas de cadavres - que nous voyons, mais qu’il refuse de regarder - me renvoie au film de Benigni et à un tas de cadavre, presque identique, dont le cinéaste ne nous montre que la silhouette brouillée, et dont le père protège le petit garçon blotti sur son épaule.)

J’ai de la sympathie pour Spiegelman parce que, dans son désir de comprendre le piège dans lequel son père (et sa mère, en se suicidant) l’ont enfermé, il ne se ménage pas. Maus a dû être une ?uvre infernale à concevoir, à dessiner et à assumer. La page 42 du second tome, qui le montre face aux journalistes et aux publicitaires de tout poil, en témoigne.

Si le fils de Vladek se cache le visage une première fois en portant un masque, une seconde fois en l’enfouissant dans ses bras, serait-ce parce qu’il se sent couvert de honte ? Serait-ce parce qu’il ne peut pas se regarder en face ? Et cette honte, d’où vient-elle ? D’avoir survécu, vraiment, ou d’avoir eu à vivre avec un survivant ambigu, qu’il traite d’assassin lorsque celui-ci lui révèle qu’il a jeté à la poubelle les journaux intimes d’Anja ? Pour cet auto-da-fé à peine déguisé des restes de sa mère, l’enfant ne serait-il pas en droit de traiter son propre père de nazi ?

Non, Maus n’est pas "une ?uvre de plus sur la Shoah". C’est une ?uvre (auto)biographique sur l’un des enfants de la Shoah. Un enfant dont le père n’a pas la dignité qu’on attend des victimes. C’est une ?uvre sur l’humanité de tous les hommes, puisqu’elle dit qu’on peut être Juif, rescapé des camps et, néanmoins, comme tout le monde peut l’être, un bonhomme assez détestable. Comme l’explique Pavel, le psychiatre, on croit que ceux qui survivent sont bons, et ceux qui sont morts, mauvais. En réalité, ça n’a rien à voir. Ce n’est pas la survie qui nous fait bon ou mauvais. C’est la vie, et ce que nous en faisons.

En feuilletant le livre une nouvelle fois, je réalise que mon regard a été sélectif, scotomisé. Anja, Vladek et Richieu ne sont pas les seuls humains dont nous voyons le visage dans les pages de Maus. Un quatrième personnage est visible, sur la même photo qu’Anja. Un garçon d’une dizaine d’années, accroupi près d’elle. Anja pose sa main libre sur sa tête. Le garçon sourit. C’est son fils, certainement. Le visage d’Art Spiegelman est donc bien visible dans l’oeuvre, comme celui de sa mère, de son père et de son frère morts.

Cela veut peut-être dire que le petit Art, âgé de dix ans, est mort, lui aussi. Il est peut-être mort la semaine où il est sorti de l’hôpital psychiatrique, la semaine où Anja s’est tuée. Depuis, un autre Spiegelman - usurpateur honteux - dessine. Les masques de souris dont il s’affuble semblent vouloir dire qu’il doit - de gré ou de force - porter sa judéité sur son visage. Mais - pas plus que ma judéité propre ne se lit dans le pseudonyme germanisant que j’ai, il y a douze ou quinze ans, emprunté au(x) héros de Perec pour avancer masqué - la judéité d’Art Spiegelman n’est pas inscrite sur son visage.

La judéité d’un homme, je crois, se lit dans les mots (ou les dessins) qu’il trace, s’entend dans les premiers mots par lesquels il se présente tout enfant, autrement dit : dans le nom qu’il porte et qui, parfois, annonce ce qu’il est, ce qu’il sera. Pour " Art ", je n’ai pas vraiment besoin de vous faire un dessin. Quant à " Spiegelman "... mon allemand est inexistant, mais est-ce que ça ne signifierait pas " homme du miroir " ?

Mar(c)tin




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