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Colonialisme
L’Esprit d’Escalier de Mona Chollet, ép. 12

16 avril 2006

Je ne sais pas au juste dans quelle émission c’était, parce que je l’ai attrapé au vol dans le « Zapping » de Canal Plus. C’était en janvier, dans un talk-show politique du genre « Mots croisés » d’Arlette Chabot, sur France 2, juste après le tsunami. Un type intervenait en duplex, je ne sais même pas qui c’était, c’est vraiment de l’amateurisme total, cette chronique, et il reprochait aux invités sur le plateau d’avoir une attitude « colonialiste ».

J’imagine qu’ils avaient dû s’indigner parce que l’Inde refusait l’aide étrangère. Et alors là, à partir du moment où le mot « colonialiste » était lâché... Il y a des mots, comme ça, qu’il suffit de prononcer pour avoir instantanément l’air d’un bouffon - « capitalisme », ça marche bien, aussi - tout le monde sait que le capitalisme, ça n’existe plus. Il fallait voir la tête des invités - il y avait Bernard Kouchner parmi eux.

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Tous à se bidonner plus ou moins ouvertement, à échanger des regards entendus, avec des petits sourires condescendants, l’air de dire : « colonialistes », voyons, des gens comme nous, éminemment raisonnables et éclairés, qui travaillent d’arrache-pied au bien de l’humanité, mais c’est ridicule. Bien sûr, les colonisateurs d’autrefois étaient eux aussi persuadés d’être raisonnables et éclairés, et de travailler d’arrache-pied au bien de l’humanité, mais bon, nous, ce n’est pas pareil, on est plus malins que nos ancêtres. Voilà.

C’est terrifiant de constater à quel point on s’est décomplexés, en quelques années, sur le chapitre de l’histoire coloniale. On recommence à être intimement persuadé de la supériorité de l’Occident, de son innocence vertueuse, de sa mission civilisatrice. George Bush déclare que l’Amérique ne cherche qu’à aider les partisans de la démocratie et de la liberté partout dans le monde, et quand on a vu ce qu’il met sous ces mots, on se dit qu’il va bientôt réussir à faire adorer la dictature et l’esclavage à la terre entière.

En France, il y a deux ans, on avait vu quelques députés, parmi lesquels Philippe Douste-Blazy, déposer un projet de loi visant à faire reconnaître, je cite, « l’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française ». L’opposition ne s’est pas beaucoup émue. Par contre, ça a fait s’étrangler Olivier Le Cour Grandmaison, auteur d’un livre sur l’occupation de l’Algérie au titre éloquent, Coloniser. Exterminer, paru chez Fayard.

Il y explique que la conquête de l’Algérie, jalonnée de massacres et de spoliations, a été le laboratoire de concepts comme ceux de « races inférieures », de « vie sans valeur » et d’« espace vital », qui étaient promis à l’avenir que l’on sait. Il rappelle aussi que c’est en Algérie qu’on a inventé l’internement administratif, avant de l’importer en métropole dans les années trente, et de l’appliquer aux étrangers, aux communistes, puis aux juifs sous Vichy. En février, il a publié une tribune dans Le Monde pour faire remarquer qu’on avait raison d’être vigilants sur les tentatives de réviser l’histoire de l’Occupation, mais qu’on aurait intérêt à l’être tout autant pour refuser ce qu’il appelle le « révisionnisme colonial ».

Dans les milieux de la gauche caviar et du consensus bon teint, on est un peu plus modéré qu’à droite. On se contente de considérer que le colonialisme, c’est réglé, c’est du passé, et un passé qui n’a plus aucune influence sur notre présent. C’est-à-dire que, par exemple, l’histoire des femmes algériennes qu’on forçait à retirer leur voile pendant la guerre d’Algérie, avec pour résultat qu’elles étaient de plus en plus nombreuses à se voiler, parce qu’elles ne voulaient pas qu’on dise que la femme algérienne se libérait grâce à De Gaulle, eh bien, ça n’a aucun rapport avec les récentes polémiques sur le voile à l’école.

Et si vous prétendez le contraire, ça veut dire que vous voulez enfermer les descendants de colonisés dans une identité de victimes - c’est étonnant comme on refuse toujours de reconnaître le statut de victimes aux gens qui en auraient justement besoin pour pouvoir un jour le dépasser.

Si vous croyez qu’on ne se débarrasse pas aussi facilement, quand on est un Occidental, de ce que l’historienne Sophie Bessis appelle « l’esprit spontané de domination », on vous dit aussi que vous êtes masochiste, que vous aimez vous autoflageller. C’est drôle, mais moi, j’ai plutôt l’impression que le vrai masochisme, ce serait de prendre le risque de ressembler un jour à la petite assemblée bouffie de bonne conscience et de suffisance que j’ai aperçue à la télévision ce soir-là.

P.S.

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