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A quoi sert de faire une chronique un lundi de Pâques ?
"Odyssée", France Inter le 21 Avril 2003

27 mars 2005

D’habitude, le lundi à cette heure-ci, la plupart des auditeurs du 7-9 sont dans leur cuisine en train de boire leur café, ou dans leur salle de bain en train de prendre leur douche ou de se brosser les dents, ou dans leur voiture sur le chemin du boulot ou de l’école, ou encore dans leur lit et leur radio-réveil vient de se mettre en marche - je le sais parce que l’an dernier à la même époque, je réglais mon radio-réveil à 7 h 45 pour écouter Guy Carlier.



Enfin, bref, le lundi à cette heure-ci, d’habitude, la plupart des auditeurs sont sur le point de partir, ou se préparent à commencer leur journée.

Mais un lundi de Pâques, beaucoup de gens ne se lèvent pas, ils ne vont pas travailler, ils font la grasse matinée, ils se moquent un peu de ce qui se passe dans le monde, et en plus c’est le printemps, il fait assez beau, et sauf s’ils doivent aller déjeuner dans la belle-famille à cent kilomètres ou rentrer de vacances et commencer à tout mettre dans le coffre pour pouvoir partir avant neuf heures, en ce moment, ils sont au lit, et ils roupillent, ou alors s’ils sont parents, ils profitent que les enfants ne sont pas encore réveillés ou sont allés sans bruit s’installer devant la télé pour faire les galipettes qu’ils étaient peut-être trop fatigués pour faire hier soir, et qu’ils n’ont certainement pas le temps de faire les autres lundi matins.

Alors, la question se pose : à quoi sert de faire une chronique le lundi de Pâques à 7.51, alors que beaucoup de gens n’écoutent pas ? C’est vrai, beaucoup de gens n’écoutent pas, mais tout de même, il y a énormément de gens qui écoutent. Et c’est pour ceux-là que les hommes et les femmes de radio parlent, pour ceux qui écoutent, ceux qui sont déjà debout et sont peut-être près de leur poste - ou qui, en tout cas, pourraient l’être :

les lève-tôt, qui ne travaillent pas aujourd’hui, ou qui ne travaillent plus mais dont la nuit est déjà finie et qui souffriraient de la solitude s’il n’y avait pas, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des voix pour les accompagner dans leur insomnie matinale ; les couche-tard, qui ont fait la fête ou qui ont travaillé toute la nuit et qui entrent dans leur chambre au matin, et qui ont du mal à se coucher tout de suite sans savoir comment le monde tourne, et qui aiment bien vérifier que pendant la nuit, le monde n’a pas complètement basculé, et que les journalistes et les chroniqueurs sont là, fidèles au poste ;

les accros de la radio qui se sont endormis et qui se réveillent avec leur radio toujours allumée ; les chauffeurs de taxi, qui emmènent des voyageurs à la gare ou les ramènent de l’aéroport ; les livreurs qui distribuent les journaux du dimanche aux petites maisons de la presse et les kiosquistes qui les vendent ;

les boulangères et les pâtissiers, les charcutiers et les fleuristes, les pompistes, les employés d’autoroutes, les agents de la SNCF ; les aide-soignantes et les infirmières qui prennent un café à l’office avant d’aller ramasser le plateau des malades ou de retourner faire leurs prises de sang ; les laborantins de garde, qui attendent de réceptionner les prélèvements faits aux urgences ; les techniciens de Radio-France qui me mettent en liaison avec l’équipe du studio 134 le matin à 7.47 et me signalent que j’ai un peu moins ou un peu plus de trois minutes ce matin pour raconter mes salades ;

les gardiens de phare et les hommes de quart ; les agriculteurs qui reviennent d’aller soigner leurs bêtes ; les gardiens de la paix dans les commissariats pas trop agités ; les maraîchers sur les marchés ; les Français et les francophones d’outre-mer et d’ailleurs qui écoutent le sept-neuf avec plusieurs heures de décalage horaire ;
les gardiens de nuit qui attendent qu’on vienne les relayer ; et aussi bien sûr, les solitaires, les malades, les abandonnés, les prisonniers - du moins, ceux qui ont la chance d’avoir un poste de radio...

Et j’en oublie beaucoup, parce que mon imagination, comme celle de tout le monde, a des limites, mais je sais que ce matin, à cette heure-ci, bien qu’on soit soit un jour férié - et les habitués d’Odyssée savent ce que je pense des jours fériés - bref, ceux-là sont contents que des voix soient là, comme tous les autres lundi, et qu’entre une guerre et une épidémie on leur souhaite une bonne journée.




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