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C’est dur, d’être médecin.
texte de la chronique d’ArteRadio.com

19 janvier 2005

D’abord c’est long. Faut passer un concours qui est extrêmement enquiquinant, on se bat avec les autres, enfin c’est abominable... Et puis ensuite même quand on a eu le concours, on a la perspective d’être en fac, donc de passer des examens, d’apprendre des choses pendant sept, huit, dix ans... parce qu’on dit sept ans, mais en fait non, c’est pas sept ans, c’est plus que ça : huit - dix ans, pour faire un médecin en France, qui soit à peu près diplômé et opérationnel.



C’est dur de devenir médecin, parce qu’on vous demande de faire abstraction complètement de ce que vous êtes, alors que vous avez 18, 19 ou 20 ans. On vous demande d’oublier que vous avez un corps, donc par exemple que vous avez une sexualité, donc que le fait d’être dans un amphithéâtre avec des gens que vous n’avez jamais rencontrés mais vis-à-vis de qui il peut y avoir une forte attirance, par exemple, c’est quand même problématique. On vous demande d’oublier que vous avez un corps et que vous avez peut-être peur de mourir, par exemple... on va vous présenter des cadavres, à disséquer, on va vous présenter des gens qui ont des maladies abominables, qui ont des trous par ci, des cœurs qui flanchent par là, des ulcères, des choses... bon.

On vous demande de faire comme si ça vous était indifférent, ou plutôt de faire comme si vous étiez pas dégoûté, par exemple, quand vous avez besoin de vous occuper de quelqu’un.

C’est dur de devenir médecin, parce qu’il y a beaucoup beaucoup de choses à apprendre, il y a beaucoup de choses... faut apprendre les maladies, et puis évidemment, quand on apprend les maladies, on a l’impression qu’on les a toutes, hein.

C’est dur parce que les gens qui sont autour de vous s’imaginent, sous prétexte que vous êtes étudiant en médecine, que vous êtes déjà médecin, que vous savez déjà, et ils viennent vous poser des questions, ils viennent vous demander : "bon, mais tu sais, j’ai eu tel truc la semaine dernière, ou ma belle-mère a fait ci ou mon beau-frère a fait ça..."

Et puis ce qui est dur aussi, c’est que quand on est en situation véritablement d’être le médecin de quelqu’un, on se rend compte qu’être médecin ça consiste pas simplement à réciter un cours à son maître ou à son enseignant, être médecin c’est prendre des décisions. Prendre des décisions pour soigner les gens. Ecouter ce qu’ils ont à dire, appréhender pourquoi ils souffrent, et prendre des décisions qui vont permettre de les empêcher de souffrir. Et là on se rend compte que le plus dur, c’est pas vraiment de devenir médecin, c’est d’apprendre à soigner.

C’est dur de soigner. Parce que d’abord, qu’est-ce que c’est que soigner ? C’est vrai, quoi : on va tous mourir. Bon. Alors, soigner, c’est quoi ? Est-ce que c’est empêcher les gens de mourir ? Non. On va les empêcher de mourir si ils ont des maladies qu’on peut soigner avant qu’ils meurent, oui, mais in fine, après 70, 80, 90 ans, on va mourir.

Comment on soigne ? Je veux dire, qu’est-ce qui est important ? Est-ce que c’est les machines, est-ce que c’est les médicaments, est-ce que c’est les prothèses ? Parce qu’on pourrait dire oui, après tout si un organe va plus bien, on va le changer, etc...

Est-ce que soigner, c’est quelque chose comme un commerce ? Est-ce que soigner, c’est vendre ? Parce que se soigner, souvent, on a l’impression que c’est consommer, puisqu’on vous dit : "ah, les consommateurs de soins, ils consomment trop, puisque la sécurité sociale est en déficit". Mais on peut pas dire d’un côté aux gens "consommez beaucoup plus de biens de consommation, mais ne consommez pas de soins". Donc si on ne sait pas ce que c’est que se soigner, on ne sait pas ce que c’est que soigner.

Est-ce qu’il faut établir des hiérarchies dans le soin ? Est-ce qu’il n’y a pas une morale du soin à respecter ? Est-ce que soigner c’est pas indispensable, parce que voir l’autre souffrir, c’est insupportable ?

Bref, c’est compliqué. C’est dur de soigner.

Cela dit, c’est dur de souffrir.

C’est dur d’avoir mal partout et de pas savoir à qui demander. Et on aimerait bien avoir un bon médecin.

Alors on en cherche un.

Seulement, c’est dur d’être médecin.




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