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Qu’est-ce que le souvenir ?
14 Janvier 2003

17 décembre 2004

Hier soir, tandis que je me torture les méninges pour décider ce que je vais raconter ce matin, mon regard tombe sur un bouquin intitulé Je me souviens de Je me souviens. Ma mémoire se met à vagabonder.



Je me souviens est le titre d’un livre que l’écrivain français Georges Perec (1936-1982) publie en 1978. C’est un petit bouquin d’aspect modeste, qui recense, en paragraphes numérotés, pas exactement des souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels, mais des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées. Par exemple : Je me souviens des troisième classe dans les chemins de fer ou Je me souviens de la feuille d’impôts de Chaban-Delmas. En épigraphe, Georges Perec précise que son livre s’inspire de Joe Brainard (1942-1994) peintre, dessinateur et poète américain, qui a publié ses I Remember à partir de 1970.

C’est une suite de souvenirs très personnels, parfois très intimes, comme : Je me souviens des vestiaires et de l’odeur des vestiaires ou Je me souviens que je m’habille complètement avant de mettre mes chaussettes. Si Georges Perec a lu Brainard, c’est probablement grâce à son ami Harry Mathews.

Harry Mathews, poète et romancier, né en 1930 et heureusement toujours vivant, a écrit après la mort de Georges Perec un livre très beau mais inévitablement très triste, intitulé : Le Verger. Dans cette sorte de « Je me souviens de Georges Perec », il raconte : Je me souviens avoir demandé à Georges Perec, fana de vélo, pourquoi il était tellement plus facile de maintenir sa vitesse quand on était « dans la roue » d’un autre coureur. (...) Il répondit qu’il n’y avait rien à expliquer - on comprenait la chose ou on ne comprenait pas.

C’est à vélo qu’en janvier 1989, au théâtre Mogador, Sami Frey (comédien français né en 1937 et toujours vivant, Dieu merci) dit les 480 « Je me souviens » de Perec (si vous avez vu la version filmée de ce spectacle à la télé, je suis sûr que vous vous en souvenez). Dans la salle, Roland Brasseur (professeur de mathématiques né en 1945) imagine, en le voyant, un bouquin intitulé « Je me souviens de ‘Je me souviens’ » - autrement dit, celui dont je vous parlais au début de cette chronique - vous vous souvenez ? - dans lequel il détaillerait tout ce que Perec effleure dans le sien.

Roland Brasseur nous rappelle ainsi qu’avant 1974, les tickets de métro étaient poinçonnés et que le trou dans le ticket mesurait 6 mm de diamètre ; ou encore que « L’arrestation d’Arsène Lupin » - première aventure du héros - parut en 1905 dans le magazine encyclopédique Je sais tout ... Et là, brusquement, je me dis : « Et moi, je ne sais toujours pas ce que je vais leur raconter demain. »

Je repose le livre de Roland Brasseur sur les étagères et je me prépare à y ranger aussi le livre de Perec quand celui-ci s’entr’ouvre à la page de garde et là, je me souviens qu’autrefois, dans les livres que j’achetais, je marquais la date, et je découvre avec stupéfaction que j’ai acheté Je me souviens le 25 mai 1983, juste après avoir participé pour la première fois à une émission de France Inter.

Et ça, je vous le jure, je ne m’en souvenais pas.

I Remember, Joe Brainard, Nouvelle édition : Granary Books, 2001
Je me souviens, Georges Perec, Hachette, 1978
Le Verger, Harry Mathews, P.O.L, 1986
Je me souviens de ‘Je me souviens’, Roland Brasseur, Le Castor Astral, 1998




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