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"Les Cahiers Marcoeur", 45e épisode
LE DOSSIER VERT, 19

23 septembre 2004

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LE DOSSIER VERT, 19

Saigner, soigner, signer
par
Laetitia Desormeaux.

Pourquoi écrire, quand on sait que personne ne lira jamais exactement ce que l’on a écrit ? Chaque lecteur lira autre chose. Personne ne percevra, ne devinera jamais la part de douleur d’épaule, de chagrin d’avoir perdu son chat, de faim, de peur, de souvenirs honteux, de trains ratés, de films détestables, de rires fugaces, de coupures au bout des doigts dans la composition d’un livre ? J’écris et je ne peux même pas transcrire ça. Et même si je le transcrivais, personne ne pourrait le ressentir comme moi, puisque personne d’autre que moi n’habite mon corps.

Les tout derniers Cahiers, 3

La démarche de Marcoeur tient tout entière en deux aspects de sa personnalité. La première était sa constante pulsion d’écriture, donnant naissance - où qu’il se trouvât - à la profusion de supports et d’écrits que l’on sait. La seconde était l’étrange infirmité - à moins que l’on ne puisse la qualifier de don ? - dont il était affligé : il oubliait ce qu’il venait d’écrire. Il n’oubliait pas la ligne précédente - ses écrits en auraient souffert. Mais le moment d’écriture était un intemporel au sein duquel le texte s’inscrivait en un tout, un tout que rien ne précédait et à quoi rien ne succédait, et dont il était impossible de l’extraire. Rien de ce qu’il disait ou écrivait ensuite ne permettait d’affirmer que ce moment avait existé. Marcoeur écrivait toujours comme si c’était la première fois, cessait d’écrire comme si c’était la dernière. A ses yeux, l’écriture était un acte de la vie quotidienne, perpétré sans préméditation, mais qu’il était impossible de reproduire sur commande.

Toujours ramené à la pensée de sa situation d’être humain transitoire, Marcoeur tenait que l’abandon des textes était la condition impérative de leur existence : « Il y a trop de textes enfouis dans les tiroirs. Laissons les textes vivre et mourir à l’air libre. Le lecteur s’en chargera. »
C’est dans cet esprit que doit être comprise sa décision de ne rien conserver, de ne jamais regarder en arrière. Abandonner le texte, son support, son outil, c’est assimiler le texte au moment, au mouvement d’écriture. Seul l’abandon autorise le texte à enrichir l’expérience de celui qui l’adopte.

Pour Marcoeur, le livre embaume l’écriture : « Donner un manuscrit à publier, c’est accepter de voir son propre enfant promené dans un bocal. Le texte doit naître, vivre et mourir de par la seule lecture. Le texte doit circuler de main en main, être copié, emprunté échangé, reproduit par les mains ou les voix humaines, non par des machines monstrueuses. »

L’une des caractéristiques les plus manifestes de chaque cahier* réside en ce que la teneur du texte est indissociable de ses composantes extérieures et intérieures. Chaque combinaison de ces composantes - support, outil, lieu, heure, proximité d’un repas, isolement relatif, faim sexuelle, état d’esprit, quantité de monnaie en poche, boisson ingurgitée, bruits alentours, douleurs et sensations physiques diverses dont le corps écrivant était agité -, ne pouvait donner naissance qu’à un texte et un seul.

Court ou long [1] , douloureux ou primesautier, Marcoeur écrivait sans calcul, parce que cela s’imposait. Il ne pensait à rien, il écrivait non pas comme il respirait (on peut influer sur le rythme de la respiration, sa fréquence, son ampleur) mais comme battait son coeur. Le tempo de l’écriture était celui du corps. Il savait que tout texte, tout mouvement d’écriture, a une fin. Le moment de cette fin allait de soi. Citons, à titre d’exemple, Monologue aveugle, commencé une nuit de novembre à la lueur d’une lampe électrique, continué sous deux bougies, puis dans l’obscurité totale pour s’achever au lever du jour.

Ces pages restent exemplaires en ce que l’écriture fait sentir intimement la succession de sources lumineuses qui les vit naître. Ce n’est pas la graphie du texte qui rend compte de leurs variations, mais le texte lui-même, comme on peut en juger dans sa version imprimée. Paradoxale semble alors l’homogénéité de l’oeuvre, qui éclate à chaque lecture, dans chaque cahier*, et fait que, devant n’importe quel cahier* choisi au hasard, le lecteur néophyte est convaincu de lire un texte autonome, tandis que le familier de l’oeuvre sait exactement de quels autres textes celui-ci est la charnière, la chambre d’écho.

Lire les Cahiers, c’est être témoin d’une écriture qui se cite constamment dans la plus parfaite inconscience, mais aussi sans la lourdeur habituelle de l’autocitation, sans le caractère hautain de cet implicite « Vous me comprendrez quand vous aurez lu tout le reste » que Marcoeur haïssait plus que tout au monde. Au cours de la vie, le corps physique de l’individu s’effrite, se fragmente, se disperse au vu et au su des centaines d’individus rencontrés. Anecdotes, souvenirs, faits mémorables représentent parfois la dernière parcelle brillante par quoi un homme, une femme, survivent à la mort. Pour Marcoeur, si l’écriture est le souffle vital de l’oeuvre, chaque texte, chaque Cahier est unique : lui seul témoigne du mouvement qui n’est plus.
[...]

P.S.

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[1Pour les subtiles relations entre longueur du texte et taille du support, voir l’excellent article de Ramon Baretto : "Rythmologie", op. cit. pp 634-655




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