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Histoire des médias
Les séries américaines les plus contestataires ont été sciemment ignorées par la télévision française
par Martin Winckler

11 août 2004

Les textes qui suivent ont été écrits pour (mais seulement reproduits en partie dans) Séries télé (Librio), un panorama historique des séries télévisées américaines. L’entreprise était d’autant plus nécessaire que certaines des oeuvres les plus importantes, tant par leur qualité artistique que par la critique sociale qu’elles exprimaient, ont été bannies du petit écran français.

Voici un aperçu de ce que nous avons raté.




Malheureusement inédite en France, la série The Defenders (" Les avocats de la défense ", 1961-1965), inspirée par un téléfilm de 1956 écrit par Reginald Rose (également auteur de Douze hommes en colère/Twelve Angry Men) prit le contrepied de la vision " romantique " habituelle du droit et de la justice en abordant des sujets jusqu’alors tabous à la télévision américaine.

Pour les critiques américains, cette série n’est pas seulement l’ ?uvre qui - bien plus que Perry Mason - fonde le genre des séries judiciaires au petit écran par son authenticité et sa profonde conscience sociale, c’est aussi une série de tonalité résolument et ouvertement progressiste, qui inspirera de nombreuses séries ultérieures centrées sur des réalités professionnelles apparemment moins " aventureuses ", mais tout aussi passionnantes que celle des policiers ou des enquêteurs privés : le travail des avocats, des médecins, des enseignants.

Bien qu’il n’écrivit que 11 de ses 130 épisodes, Reginald Rose en fut véritablement l’âme et imprima sa marque sur tous les scénarios. Pour Rose, le sujet de la série était la loi, et non le crime ou le mystère. The Defenders se penchait sur le fonctionnement de la justice américaine avec ses failles, ses errements et ses incohérences autant que sur ses qualités.

Elle traitait régulièrement de sujets d’actualité en abordant des questions légales épineuses la peine de mort, l’avortement, les perquisitions illégales, le droit de garde des enfants adoptés, la responsabilité légale des malades mentaux, les quotas d’immigration, les réglementations d’exception suscitées par la guerre froide, etc.

Le tout, sans se poser en donneuse de leçons mais en mettant en évidence des points de vue opposé ainsi que les incertitudes les injustices et les interrogations que les lois sont toujours susceptibles de faire naître. Cette série que les Français n’ont pas eu l’heur de voir - on se demande pourquoi... - inspira certainement une autre grande série judiciaire, diffusée sans interruption depuis 1990, Law & Order (New York District).

(...)

A la fin des années 60, la chaîne américaine la plus contestataire à l’égard du pouvoir était... NET, National Educational Television, le réseau de télévision publique installé à New York depuis 1959. Productrice de documentaires incisifs, elle constituait pour les spectateurs américains un point de vue engagé, face aux programmes des réseaux privés.

Mais l’arrivée de Richard Nixon à la Maison Blanche en 1968 met un frein aux audaces critiques de la chaîne : il devient difficile au NET de contester ouvertement la politique militaire, entre autres, d’un gouvernement qui lui attribue son budget... Parallèlement, les chaînes privées s’enhardissent et veulent montrer leur indépendance. Elles se mettent à produire des documentaires et des émissions d’information très critiques sur l’administration Nixon.

En novembre 1969, le président des Etats-Unis fait par l’intermédiaire de toutes les chaînes une importante déclaration de politique étrangère dans laquelle il explique sa stratégie au Viêt-Nam. Toutes les chaînes - qui ont reçu à l’avance le discours de Nixon - proposent, immédiatement après le discours, des commentaires très critiques.

Le vice-président, Spiro Agnew, part alors en guerre contre les trois grands networks - réseaux privés américains (NBC, ABC et CBS) et, très habilement, dresse contre eux la myriade de chaînes locales qui leur achètent des programmes. En 1970, sous la pression du Congrès, les networks cessent de diffuser des publicités pour le tabac, leur principale source de revenus et, la même année, la FCC (commission de contrôle fédérale des communications) leur impose de réduire leur diffusion nationale en prime-time.

A partir de septembre 1971, les trois grands réseaux ne disposent plus que trois heures (de 20 heures à 23 heures) d’exclusivité : avant et après ces heures-là, les chaînes locales qui leur sont affiliées peuvent " décrocher " et choisir librement leur programmation. Cet ensemble d’événements politiques et économiques fragilise l’équilibre commercial des networks, grandes productrices de fictions, et explique certainement le " creux de la vague " créatif que connaîtront les années soixante-dix.

Une tentative avortée

Ce creux de la vague commence pourtant par une tentative artistique : les mouvements contestataires étudiants déclenchés par la guerre du Viêt-Nam ont fait prendre conscience aux grands networks que les jeunes gens sont, eux aussi, des téléspectateurs, et comme les adultes, ont envie qu’on leur parle du monde de manière réaliste. Depuis deux saisons, sur ABC, deux séries engagées rencontraient en effet un très grand succès.

Les trois jeunes héros en rupture de ban de The Mod Squad (1968-1973) - un blanc, un noir, une blonde - se voyaient contraints, afin d’échapper à la prison, d’infiltrer pour la police les milieux de la contre-culture californienne afin d’y démasquer les adultes (trafiquants de drogue, maquereaux, etc.) qui entraînaient la jeunesse "vers sa perdition" ! Mis dans une position particulièrement ambiguë, ils ne cessaient de mettre en question leurs motifs et leurs agissements.

D’une toute autre génération, le bon docteur Marcus Welby (Marcus Welby, M.D., 1969-1976) interprété par l’acteur Robert Young, alors âgé de 62 ans, praticien chaleureux et subtil soigne les patients avec tout l’humanisme qu’on peut attendre d’un médecin de famille. Lui aussi rencontre un énorme succès, d’autant plus que les sujets traités parlent de la vie, de la mort et de la maladie sans éviter les sujets difficiles : des leucémies à l’autisme en passant par la toxicomanie. En 1970, la série fut même l’émission de télévision la plus regardée de l’année.

La particularité de cette série médicale est que contrairement aux nombreuses fictions qui l’avaient précédée, elle se déroulait dans un cadre de médecine générale, non à l’hôpital, et qu’elle soulignait toujours l’importance de la psychologie et du milieu socio-familial dans le déroulement ou l’aggravation des maladies.

Se sentant menacés par ce personnage de médecin positif, les praticiens américains accusaient la série de les mettre en difficulté. " Nos patients nous reprochent de n’être pas aussi humains avec eux que le Dr Welby l’est avec les siens ", déclara-t-on un jour à Robert Young. L’acteur répliqua : " C’est peut-être parce que vous ne l’êtes pas ! "

Nouvelle démonstration de la " sélection " opérée par les chaînes françaises dans la diffusion des séries : alors que The Mod Squad fut diffusée en France à partir de 1971 sous le titre La Nouvelle Equipe, les téléspectateurs de l’hexagone durent attendre 1986 pour apercevoir (brièvement) la série médicale sur M6, alors récemment créée... La chronique de ce médecin-modèle risquait-elle, avant cela, de donner une " fausse idée de la médecine " au public français des années ?

Des sitcoms novatrices... mais inconnues du public français

Empruntant la voie ouverte par ces deux séries, à la rentrée 1970, les trois réseaux américains proposent de nombreuses fictions qualifiées de relevant - mot anglais signifiant, dans ce contexte : ancrées dans la réalité sociale et politique de l’époque. Mais la tentative est un échec : seul un petit nombre de nouvelles productions dramatiques rencontreront le succès. C’est paradoxalement dans les comédies que les spectateurs vont trouver le meilleur écho à leurs préoccupations quotidiennes.

The Mary Tyler Moore Show (1970-1977) raconte la vie professionnelle et quotidienne de Mary Tyler, une jeune femme qui co-produit le journal d’informations d’une station de télévision locale, à Minneapolis (Minnesota). Lou Grant (Ed Asner), rédacteur en chef du journal, devait quelques années plus tard devenir le héros d’une série, dramatique cette fois-ci, située dans un quotidien.

All in the Family (1971-1983), extraordinaire satire sociale, met en scène le personnage particulièrement antipathique d’Archie Bunker (excellent Carroll O’Connor), petit blanc obtus du quartier new-yorkais du Queens, contraint de partager son toit avec sa fille et son gendre, tous deux engagés dans les mouvements contestataires de la gauche américaine.

Tous les critiques anglo-saxons sont d’accord, le personnage d’Archie Bunker fit plus dans les années 70 pour éveiller la conscience sociale des Américains que tous les discours civiques : la série parlait de sexualité, de racisme (les voisins d’Archie sont noirs), d’antisémitisme, de politique et expliquait à l’ancienne génération les valeurs de la génération montante en mêlant habilement humour et gravité.

Et elle donna lieu à plusieurs spin-off (séries dérivées) importants : Maude (1972-1978), est la chronique drôlatique et grave de la belle-soeur d’Archie Bunker, Maude Findley (Beatrice Arthur), femme de cinquante ans qui affronte la vie avec vigueur et humour malgré trois mariages ratés ; The Jeffersons (1975-1985) raconte comment, une fois devenus riches, George et Louise Jefferson, les voisins d’Archie et Edith Bunker, vont s’installer dans un quartier huppé de Manhattan... et mettent leur nouveau voisinage en demeure de les accepter comme leurs égaux, ce qui se révèle d’autant plus difficile que George est aussi obtus et raciste qu’Archie Bunker !

Ce fut la toute première comédie dont tous les personnages principaux étaient afro-américains. Créées par le duo de producteurs scénaristes Norman Lear-Bud Yorkin, ces trois sitcoms et plusieurs autres changèrent considérablement le paysage de la télévision américaine en soulevant, grâce à la comédie, des controverses jamais abordées auparavant dans les fictions. À ce jour, elles n’ont jamais été diffusées en France.

D’autres comédies novatrices et caustiques de l’époque méritent d’être citées : les personnages afro-américains de Sanford and Son (1972-1977), également créée par Lear et Yorkin, étaient un père ferrailleur content de son sort et son fils qui cherchait, lui, à faire autre chose de sa vie que ramasser des carcasses de voitures. Les deux divorcés colocataires de The Odd Couple (interprétés par Tony Randall et Jack Klugman) firent rire les spectateurs américains entre 1970 et... 1983 !

Rhoda (1974-1978) raconte l’histoire d’une jeune femme (interprétée par Valerie Harper) qui cherche l’âme soeur, le trouve, se marie, se sépare, divorce, et reconstruit sa vie tant bien que mal. Barney Miller (1975-1982), située dans un commissariat new-yorkais dont les membres sont de toutes les origines ethniques et sociales possibles, est une comédie réaliste qui aborde, elle aussi, les sujets d’actualité de manière critique.

Soap (1977-1981) qui, comme son nom l’indique, parodie les mélodrames quotidiens, est l’histoire de deux soeurs, l’une mariée à un homme riche, l’autre à un modeste salarié. Cette comédie irrésistible dans laquelle l’humoriste et comédien Billy Crystal fit ses débuts à la télévision était si provocatrice dans son abord de la vie de famille, des rapports de classe, du sexe et de la religion qu’elle fut boycottée par de nombreuses associations familiales... ce qui attira sur elle encore plus de téléspectateurs.

Les personnages de la très drôle et très attachante Taxi (1978-1983) sont les salariés précaires d’une compagnie de taxis jaunes new-yorkais. Certains aspirent à une vie meilleure, d’autres sont heureux de leur sort. Deux personnages sortent du lot : Louie DePalma (Danny DeVito), nabot malfaisant et obsédé sexuel, et Latka Gravas (Andy Kaufman), immigrant d’origine indéterminée à l’anglais approximatif.

Mais la comédie la plus justement célébre des années 70 avec All in the Family est sans conteste M*A*S*H (1972-1983). Adaptée pour la télévision à la suite du succès du film de Robert Altman, à qui la Palme d’Or fut décernée à Cannes en 1970, cette comédie extraordinaire située dans un hôpital militaire en Corée dans les années cinquante étrillait toutes les guerres, à commencer par celle que menait alors les Américains au Viêt-Nam.

Son succès, pendant plus de onze ans - bien après la fin du conflit - fut immense. Le dernier épisode, long de deux heures, battit le record d’audience de toutes les émissions jamais diffusées à la télévision américaine. Il le détient toujours.

Aucune de ces comédies ne fut montrée en France à l’époque. Beaucoup sont encore inconnues du public français (et risquent fort de le rester). D’autres, comme M*A*S*H (dont quelques épisodes furent diffusés dans le désordre en 1976) durent attendre les années 90 pour être vues ici. Soap (diffusée en partie sur Canal + au milieu des années 80) et Taxi n’ont ainsi été programmées intégralement en France qu’en 2000, sur la chaîne du câble Série Club !

Quand il s’agit d’expliquer ce retard, l’objection selon laquelle toutes ces comédies étaient " trop américaines " pour le public français des années 70 ne tient pas : à la même époque, les films américains les plus provocateurs et les plus audacieux étaient visibles sur les grands écrans.

L’explication la plus probable est malheureusement celle-ci : pour la télévision française (qui, rappelons-le, sera un monopole d’état jusqu’au début des années 80), la puissante critique sociale exprimée par les séries télévisées américaines de l’époque était insupportable et il n’était pas question de la donner à voir à une population que, depuis 1968, l’on savait capable de contester vigoureusement le pouvoir.

La conséquence de cet ostracisme est claire : pendant les années 70, les téléspectateurs français ne connaîtront de la production télévisée américaine que ce que la télévision française veut bien leur montrer. Cette censure de fait contribuera à former la plupart des préjugés négatifs encore colportés aujourd’hui.

Martin Winckler

P.S.

Extrait de Séries Télé, par Martin Winckler (Librio).




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