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Critique
Pas un mot de trop : l’économie de moyens des séries américaines
par Martin Winckler

13 juillet 2004

Aux États-Unis, dans les années 50 à 70, les séries hebdomadaires étaient, telles les recueils de nouvelles, des successions d’histoires complètes. Certaines - pensez à Columbo - ont perduré jusqu’à nos jours. Le feuilleton, faits d’épisodes à suivre semblables aux chapitres d’un roman, était la forme de prédilection des mélodrames quotidiens de demi-journée, les soap-operas.



À la fin des années 70, Dallas, mélodrame hebdomadaire nocturne, commence par des histoires complètes puis, dès sa seconde année de production, devient une fiction à suivre, détrompant ceux qui pensaient alors que les spectateurs étaient incapables (ou peu désireux) de porter leur attention sur des histoires à rallonge. Le succès de Dallas démontre que la forme feuilletonnante passionne les spectateurs... et les incite à revenir la semaine - voire l’année - suivante, pour savoir qui a bien pu faire feu sur le machiavélique J.R...

Au début des années 80, Michael Kozoll et Steven Bochco, scénaristes de nombreuses histoires de flics, innovent en créant une série policière qui comporte une douzaine de personnages, aux histoires étirées sur une vingtaine d’épisodes ou plus et où les récits criminels s’enchevêtrent avec la vie personnelle des flics, des avocats, des suspects et des victimes : Hill Street Blues (Capitaine Furillo) croise ainsi la construction et les éléments mélodramatiques du soap, forme populaire plutôt conservatrice, avec les préoccupations esthétiques, éthiques et politiques de créateurs pétris d’idées progressistes.

Bochco récidivera quelques années plus tard avec L.A. Law (La Loi de Los Angeles) et vingt ans plus tard, NYPD Blue (New York Police Blues), l’une des séries les plus regardées outre-Atlantique, est encore une série Bochco.

Signe de la permanence de cette forme, la plupart des séries américaines dramatiques ou comiques d’aujourd’hui font du temps qui passe un élément central des scénarios : le calendrier fictif épouse le calendrier réel (épisodes de Thanksgiving, de Noël, de la St Valentin), les personnages passent de l’adolescence à l’âge adulte et se marient ; leurs enfants incarnés par de jeunes acteurs grandissent sous nos yeux.

Les spectateurs qui suivent Friends ou Urgences depuis le début peuvent témoigner (entre autres) de la prise de poids de Rachel et de Ross dans l’une, de l’évolution professionnelle de John Carter dans l’autre. Les séries dramatiques, de format plus ample que les comédies (45 minutes contre 22) et de forme plus élaborée, sont évidemment plus propices aux récits au long cours, voire à la réapparition, à plusieurs mois ou plusieurs années d’écart, de personnages ou de situations temporairement délaissés.

De Zorro à Oz : les " seuils " des séries télévisées

Quand j’étais enfant, je regardais Zorro à la télévision française et ce que j’aimais par-dessus tout, c’était, à la fin de l’épisode, la bande-annonce du suivant. Les images alléchantes défilaient avec, en illustration sonore, les thèmes musicaux de la série et une voix off similaire à celle qui accompagnait, au cinéma, le " lancement " des films pendant l’entr’acte.

Ces bande-annonces existent encore aujourd’hui mais, au cours des années 60, beaucoup de séries d’une heure (pensez aux Envahisseurs, au Fugitif) se sont dotées d’une séquence prégénérique. En effet, aux États-Unis, les fictions télévisées sont depuis toujours diffusées, pub comprises, sur 30, 60, 90 ou 120 minutes exactement. Q

uand il est l’heure juste ou la demie à votre montre, des fictions s’achèvent et d’autres commencent sur presque toutes les chaînes en même temps. Il était donc important d’annoncer l’épisode de sorte qu’au moment de la première pause publicitaire - qui, rituellement, intervient juste après le générique - le spectateur ne soit pas tenté d’aller voir ailleurs.

La séquence initiale pouvait être une succession de scènes " choisies " de l’épisode. (Dans le même esprit, Mission : Impossible intégrait les scènes-choc de son épisode à l’intérieur même du générique, élégant procédé qui intriguait sans révéler et sans être redondant.) Une autre méthode consistait, comme au cinéma, à commencer le récit par une séquence d’exposition prégénérique dénommée teaser - du verbe " to tease ", taquiner, titiller.

Avec la généralisation des feuilletons à suivre, à la nécessité d’appâter s’est ajoutée celle de rafraîchir la mémoire - ou de remettre dans le bain. Les scénaristes ont beau faire confiance aux spectateurs, ils tiennent (pour que la série survive) à ce que le public soit présent.

Pour le fidéliser, il faut garder à l’esprit que ce public n’est pas homogène : on peut avoir raté un ou plusieurs épisodes ; on peut avoir décroché de la série pendant quelques temps et vouloir en reprendre le fil ; on peut aussi être nouveau venu parmi ses spectateurs. Les maîtres d’oeuvres de la série font donc tout leur possible pour que tous les publics puissent se raccrocher à la narration.

Les " résumés " - que je qualifierais plutôt de " rappels " - insérés au début de chaque épisode revêtent par conséquent une importance fondamentale dans les séries-feuilletons. À tel point qu’à mon sens, il faut les considérer comme faisant partie intégrante de l’œuvre. Ils en constituent à proprement parler des " seuils ", au sens où Gérard Genette l’entend en littérature, quand il parle par exemple du titre, de l’épigraphe ou de la quatrième de couverture d’un livre.

Aujourd’hui, les dialogues des séries américaines sont souvent très économes ; de même, les rappels de début d’épisodes ne contiennent pas un mot de trop. La séquence prégénérique comporte souvent deux parties, dont Urgences nous donne un exemple de choix. Après un rapide logo visuel et un " jingle " identifiant la série, la première partie du prégénérique est constituée de cinq à six extraits de scènes antérieures marquantes ou signifiantes contenant une ou de deux lignes de dialogue et rappelant les différentes lignes narratives laissées en suspens au cours des épisodes antérieurs.

Ces extraits obéissent à deux exigences convergentes : aller vite et rappeler l’essentiel aux spectateurs afin qu’ils se " raccordent " immédiatement à ce qui va suivre. La séquence peut par exemple comprendre une scène sans parole (une jeune femme-médecin donnant son nouveau-né en adoption), un échange verbal agressif (un couple en rupture), un plan très significatif (la tête de Mark Greene glissant dans le scanner qui va révéler sa tumeur cérébrale).

L’essentiel, ici, réside donc moins dans les phrases (souvent très courtes) que dans la tonalité de ce qui est dit et montré. Que l’épisode reprenne une ou plusieurs histoires antérieures, lorsque les scénaristes d’ Urgences (mais aussi ceux de Ally McBeal, Buffy ou The Practice) (re)mettent leurs spectateurs dans le bain, ils ne s’appesantissent pas.

Ils évoquent, ils suggèrent, ils pratiquent l’ellipse. La seconde partie du prégénérique d’Urgences est en général une scène assez longue (une ou deux minutes) qui sert à la fois de lien avec les rappels précédents et d’indicateur de l’atmosphère à venir : c’est le premier avril et les infirmières font des blagues aux internes - on comprend que l’une de ces blagues aura des prolongements dans l’épisode ; ou bien : il pleut à verse, le climat va certainement interférer avec l’activité des urgences et le mariage attendu des docteurs Greene et Corday...

Dans cette seconde partie, le dialogue n’a plus fonction de rappel, il entraîne les spectateurs à sa suite. Nous savons de quoi il est question, et l’action peut commencer.

S’il en est ainsi pour les séries diffusées sur les grands réseaux (NBC, CBS, ABC, FOX, etc.) les séries-vedettes de la grande chaîne câblée à péage HBO, qui sont aussi des séries-feuilleton, ne jouent pas le même jeu. Qu’il s’agisse des mafiosi des Soprano, de l’entreprise familiale de pompes funèbres de Six Feet Under ou des prisonniers incarcérés à Oz, les oeuvres comptent seulement 8 à 13 épisodes annuels (contre 22 ou 24 pour les séries hertziennes).

Mais d’un épisode à l’autre, d’une année à la suivante, aucune des trois ne s’embarrasse de rappels ou de teasers. Œuvre d’une rigueur remarquable, Oz, qui a conclut sa carrière en 2003 au bout de 56 épisodes, fait à cet égard figure de modèle : cette chronique de la vie (et de la mort) dans une prison imaginaire use des rappels exactement comme dans la vie : quand un prisonnier arrive à Oz, personne ne lui explique ce qu’il ne sait pas encore ; à lui de reconstituer le passé pour comprendre la suite.

Le spectateur n’est pas plus materné, au contraire. En scénariste intraitable, Tom Fontana, maître d’œuvre de cette fiction hors du commun, traite ses spectateurs comme ses personnages : s’ils sont arrivés à Oz, c’est qu’ils l’ont bien cherché ; qu’ils comprennent ou non où leur créateur les entraîne, ils n’en sortiront pas indemnes.

Martin Winckler

P.S.


NB : Cet article, qui m’avait été commandé pour un numéro spécial de la revue Synopsis consacré aux dialogues, est inédit.

MW





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