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Article inédit
La place de la Madeleine
A propos du "Lagardère" co-produit par France 2 et diffusé en 2005

8 avril 2005

A la suite d’une de mes chroniques dans "Synopsis" à l’époque où "Lagardère" était en production, la revue dut publier un droit de réponse des auteurs, Lorraine Lévy et Dider Lacoste. J’écrivis ensuite une seconde chronique reprenant les arguments de ce droit de réponse, mais elle resta inédite. Voici les deux.



Télévisuellement correct

(chronique parue dans " Synopsis ")

L’un des principaux reproches que l’on puisse faire à la télévision française des années 90 et 2000, était, jusqu’à présent, son manque d’imagination. Téléfilms et feuilletons sont pour la plupart des nièmes reprises d’histoires déjà mille fois vues, interprétées par des acteurs jouant les mêmes rôles sempiternels, avec pour mission officieuse (mais visible) de remuer le moins de choses possible pour déranger le spectateur le moins possible.

À la télévision française, aujourd’hui, le leitmotiv est : " Surtout, resservez-nous la même chose... ". Ce manque d’originalité effrayant crève les yeux : France 2 et TF1 persistent à nous présenter des " héros citoyens " caricaturaux au lieu de développer des " récurrents " à la personnalité plus complexe ; TF1 se refuse à produire des 52 minutes ou - comme ce fut le cas de " La vie devant nous ", intéressante comédie adolescente - diffuse à la sauvette, l’été, une poignée des épisodes tournés ; France 2 programme " Âge sensible " comme si elle voulait la saborder ; quant à France 3, elle lançait récemment un appel d’offres pour une série " fédératrice " qui " traiterait de problèmes de société ". Comment, avec des exigences pareilles, les scénaristes pourraient-ils faire oeuvre de création ? [Et on a vu ce que ça a donné : Plus belle la vie, le feuilleton du soir qui n’a pas peur des poncifs les plus éculés...]

Mais il y a plus grave, et malheureusement moins visible. Une sorte de rigidité morale rampante semble en effet s’emparer peu à peu des responsables de fiction des chaînes, au point de teinter d’une idéologie rétrograde les films qu’on produit pour elles. Passons d’abord sur les lourdeurs, les fautes de distribution manifestes et les entorses à la vérité historique d’un machin comme Napoléon.

La pudibonderie de la chaîne (je ne vois pas d’autre explication) éclate dans les deux exemples suivants, glanés parmi les professionnels. La toute prochaine adaptation de Robinson Crusoë - Pierre Richard y est formidable - se terminera par une fin désabusée et plutôt amère. Cette fin, vous avez failli ne pas la voir : France 2 insistait pour que Robinson et Vendredi finissent leur vie cachés et heureux sur leur île...(1) !

Il y a pire : la même chaîne a co-produit avec Canal + une nième version du Bossu. L’originalité, encore une fois, n’est pas au rendez-vous. Enfin, si, mais pas comme vous l’imaginez ! Comme personne ne l’ignore, à la fin du roman [et de toutes les adaptations à ce jour !], Lagardère épouse Aurore, qu’il a sauvée et élevée - et qui a vingt ans de moins que lui. Leur histoire d’amour est centrale à l’intrigue, elle n’a rien de scandaleux dans le contexte historique, et elle a été été traitée de manière tout à fait délicate à la télévision dans les années 60 par Jean-Pierre Decourt et au cinéma, tout récemment, par Philippe De Broca.

Eh bien, si incroyable que cela paraisse, les représentants de la chaîne, choqués, auraient décidé de changer la fin ! Dans la version du Bossu que prépare France 2, Lagardère n’épouserait plus Aurore, il épouserait... la mère de celle-ci. Qu’est-ce qui a pu passer par la tête de la directrice de la fiction de France 2 (2) pour qu’elle prenne une décision pareille ?

Pensait-t-elle que le public n’y verra que du feu ? Si c’est le cas, elle se fourre le doigt dans l’oeil : la mémoire collective étant ce qu’elle est et la popularité du film de De Broca aidant, les spectateurs ne manqueront pas de constater qu’on a dénaturé ce classique de la littérature et de l’écran. Le plus triste c’est que, comme ils ne savent pas exactement qui décide quoi dans la production des fictions françaises, ils risquent de penser que l’auteur de la fiction, pudibond, a voulu se ménager. Donc, qu’il les a pris pour des demeurés. Tout ça parce que des décideurs dénués de goût, de jugeotte et d’imagination, ont décidé de nous imposer une vision " télévisuellement correcte " mais, en réalité, rétrograde.

Après la diffusion de Napoléon, France 2 pavanait dans Le Figaro sous la forme d’un encadré clamant le texte suivant : " Merci aux 14 millions de téléspectateurs qui ont suivi Napoléon comme un seul homme. " (C’est moi qui souligne.) Que disait De Gaulle, déjà ? Ah, oui : " Les Français sont des veaux. " Visiblement, France 2 n’a pas d’imagination mais connaît ses classiques.


La place de la madeleine

(texte inédit)

Comme beaucoup de spectateurs de ma génération, mes critiques de cinéma préférés furent François Truffaut (à cause du Hitchcock-Truffaut et d’un livre aujourd’hui oublié intitulé Les Films de ma vie) et Jean-Louis Bory, que j’écoutais avec délices dans l’émission Le masque et la plume, le dimanche soir, quand j’étais adolescent. Ces deux-là donnaient envie de parler, de tempêter, d’écrire sur le cinéma, de partager ses colères et ses passions, de défendre le petit film contre le gros, et le beau film - fût-il " populaire " - contre le laid - fût-il " intellectuel ".

N’ayant jamais vécu ou étudié à Paris, je ne suis pas devenu critique de cinéma, mais j’ai eu la chance d’atteindre l’âge adulte au moment où le magnétoscope apparaissait, et où le monopole d’état de la télévision française explosait, provoquant l’apparition de nombreuses chaînes et la multiplication des programmes.

Cela dit, être critique de cinéma, de littérature ou de télévision, c’est pareil : on le fait parce qu’on aime et parce qu’on respecte le médium sur lequel on tente d’apporter un éclairage personnel. Pour être critique, il est souhaitable d’avoir vu beaucoup d’oeuvres et de continuer à en voir. (Autant dire que les membres de la commission Kriegel sur la censure qui, pour la plupart, ne regardaient pas la télévision, n’étaient pas vraiment les mieux placés pour critiquer son contenu... )

Il est également utile de connaître d’autres médias - car les téléfictions font abondamment référence à la littérature, au cinéma, à la musique, à la peinture - et de savoir comment les fictions sont élaborées. Si je me permets d’écrire des textes critiques sur la télévision, c’est au quadruple titre de lecteur, de spectateur (je boulotte des fictions télé depuis que je suis tout petit), d’écrivain (je sais à peu près comment on raconte une histoire : j’en raconte moi aussi), et de citoyen (j’ai mon mot à dire sur ce qu’on me propose d’avaler).

Ce qui signifie que j’ai également le droit, en tant que critique, de parler des intentions des scénaristes. Car les intentions, ça compte - sinon, nous n’aurions plus le droit de questionner, avant tournage, la légitimité de tel remake américain d’un film français à succès ou d’interroger, avant la sortie, le droit moral d’un producteur à châtrer un final cut. Pour autant, être critique n’autorise pas à dire n’importe quoi.

Ainsi, je n’aurais pas dû laisser entendre que la " nouvelle fin " que Lorraine Lévy et Didier Lacoste voulaient donner à leur Lagardère actuellement en travail, leur avait été imposée par la chaîne(3). C’était une supposition gratuite, je le reconnais. Et leur droit de réponse m’éclaire : ils revendiquent d’avoir seuls décidé de " revisiter une oeuvre abondamment censurée " par Paul Féval lui-même, et ajoutent : " si cette histoire d’amour allait de soi dans le contexte historique et social de l’époque, elle pose aujourd’hui des questions d’une brûlante actualité (...) Oui, c’est vrai, nous n’avions pas envie de légitimer le fait qu’un père (ou un tuteur) devienne l’amant de sa fille, et encore moins d’en faire un happy end. "

Et ils insistent sur le fait qu’il ne s’agira pas d’une " énième version de Lagardère "(4). Je leur présente donc ici toutes mes excuses pour avoir écrit une contre-vérité. Quant au fond, nous sommes bien d’accord : la fin du Bossu que tout le monde connaît - et qui est celles, entre autres, de la récente et très belle version cinématographique de ce vieux pervers(5) de Philippe de Broca, met Lorraine Lévy et à Didier Lacoste mal à l’aise.

Alors (puisque Paul Féval, saisi par le christianisme, l’a fait lui aussi dans sa vieillesse), cette fin, ils la changent(6). C’est leur droit le plus strict, mais personnellement, je trouve ça dommage, car on ne résout jamais les problèmes en les passant sous silence. Et puis, qu’est-ce qu’il y a de gênant dans cette histoire d’amour ? Lagardère est le tuteur d’Aurore, il n’est pas son père et il n’abuse pas d’elle pendant son enfance.

On peut parfaitement (comme le fit De Broca dans son film) relever l’ambiguïté de la situation mais accepter que si Aurore, une fois devenue adulte, veut épouser Lagardère, c’est son droit, après tout... Seulement, c’est probablement trop sulfureux. L’amour, ses méandres, ses ambivalences, ses ambiguïtés, ses côtés obscurs, ses différences d’âge... tout ça est beaucoup trop compliqué pour être traité dans un simple téléfilm, et les téléspectateurs (qui n’ont jamais vu ni lu Le Bossu et qui, nous le savons bien, n’ont strictement aucune mémoire...) pourraient - aux dieux ne plaise ! - en voyant Lagardère épouser Aurore en conclure (à tort) que les scénaristes ont de drôles de moeurs...

Dans Ecriture et sexualité et dans La place de la madeleine, deux beaux textes critiques consacrés à Proust, Philippe Lejeune et Serge Doubrovsky parlent avec finesse et sans détour de cet obscur objet du désir que Marcel adulte met dans la bouche de Marcel enfant, sous les yeux du lecteur. Si des scénaristes de télévision aussi soucieux de... bienséance que le sont Lorraine Lévy et Didier Lacoste entreprenaient - Dieu nous en garde ! - d’écrire une adaptation de La Recherche, je me demande bien où et comment ils pourraient y... fourrer la madeleine.

Martin Winckler


Après avoir lu cette page, un lecteur m’écrit :

Bonjour,
Il serait intéressante de savoir ce que pensent ces scénaristes et leur diffuseur de la vie privée de Céline Dion et son mari. Aprés tout c’est la même histoire. Le Tuteur (imprésario) qui épouse sa pupille (découverte) et l’écart d’age est le même. Dans ce cas ils ne sont pas choqués ou alors Michel Drucker serait-il un grand pervers organisateur de la débauche télévisuelle ?

Thierry Manrique


1 Mais pas, évidemment, avec beaucoup d’enfants...

2 Quel est son nom, déjà ?

3 Voir Synopsis de mars-avril 2003, pages 112-113.

4 J’en déduis (à tort, probablement) que ce sera LA version de Lagardère. La seule bonne, la vraie. L’ultime.

5 Je précise à Didier Lacoste et à Lorraine Lévy que lorsque je traite Philippe de Broca de " vieux pervers ", je plaisante...

6 Si je me laissais aller (mais j’aurais probablement tort), je laisserais entendre que D. L. et L. L. se sont autorisés à devenir aussi "traditionnalistes" que lui...




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