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"Les Cahiers Marcoeur", 18e épisode

20 juin 2004


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LE DOSSIER VERT, 6

813 Comment s’entendre écrire dans le grand vacarme blanc ?

908 Il vaut mieux finir mort-né que survivre morne.

145 Moyen de se calmer : écrire lettre après lettre, sans lever la plume, si bien que le sentiment et la main ne font plus qu’un, et le sentiment ne s’éteint pas tant que la main court.

112 Il faut avoir le courage de se lever de son siège pour éteindre la télé. Et débrancher la prise. Mieux, peindre l’écran en noir.

29 Les feuilles peuvent être détachées, il faut néanmoins que le texte tienne.

15 Il n’y a pas de bons ou de mauvais moments pour écrire. Il n’y a que des moments où l’écriture est matériellement impossible. Encore que.

33 Toujours se demander si on a le droit d’écrire au verso.

289 Quand on n’a pas eu la chance de naître fils de tué, rescapé d’un camp, martyr, poliomyélitique, cancre, mongolien, prisonnier politique ou ancien combattant/militant/dissident, il faut avoir la décence de ne pas vivre sa vie trop ouvertement, sous peine d’insulter les veinards. On peut l’écrire, à la rigueur : personne ne le saura.

344 Dans le fond, la forme c’est le tout.

907 Un stylo fonctionne comme un pénis. Tantôt il gicle, tantôt il a des fuites. Au bout du compte, il se tarit.

909 Faire semblant de tout dire pour pouvoir ne rien faire. Faire semblant de tout faire pour pouvoir ne rien dire.

990 L’amour, la mort, l’écriture : que puis-je ajouter que vous n’ayez déjà imaginé, voyeurs ?

221 Entre la lecture et l’écriture il y a autant de différence qu’entre le gamin face à un dinosaure dans une salle de paléontologie et le guerrier masaï face à un lion rugissant.

175 Le caractère labyrinthique du livre doit clairement renvoyer le lecteur à sa propre incohérence.

202 Ecrivain - si possible. Auteur ? jamais de la vie !

703 Si vous n’avez rien pour écrire, fermez les yeux et gravez vos paupières.

(Le tissu de soutien)

LES MICRO-CASSETTES, 3

Voix de Peter L. Yuth : Certaines versions de votre rencontre avec Marcoeur ont un caractère rocambolesque : j’ai lu par exemple que vous auriez reçu un paquet contenant trois cahiers inachevés, des clés et le plan d’accès à un pavillon de campagne. Vous vous y seriez rendu pour y découvrir une bibliothèque fabuleuse contenant des centaines de cahiers, dans laquelle vous auriez passé plusieurs jours...

Voix de Jérôme Cinoche : Oui, c’est une belle histoire, mais c’est une légende ! Il faut dire que pas mal de légendes concernant Marcoeur circulent depuis quelques mois, celle-ci est due à un journaliste radiophonique de Tourmens qui a voulu... enrichir le mythe, en quelque sorte...

P.L.Y. : On le comprend ! Nous mêmes avons du mal à résister... Voyons, je voudrais vous interroger tout d’abord sur la chronologie des Cahiers... Peut-on dater l’écriture de Marcoeur, la suivre dans le temps ?

J.C. : Tout à fait : Marcoeur note toujours la date et l’heure lorsqu’il commence à écrire, parfois le lieu où il se trouve - pour certains Cahiers, le support étant fixe, ça n’est évidemment pas nécessaire. Il mentionne également toujours l’heure et la date à laquelle il finit. On peut ainsi suivre jour après jour, parfois heure par heure son trajet physique et littéraire, d’un cahier à une nappe, de la nappe au ticket de restaurant, du ticket à la marge d’un journal, du journal à un autre cahier, etc. J’ai déjà relaté ma première rencontre avec les textes de Marcoeur...

P.L.Y. : Oui, grâce à ce garçon de café qui avait conservé tout ce que Marcoeur avait laissé...

J.C. : ... Oui, enfin tout ce qu’il avait pu recueillir, car bien évidemment il n’était pas de service chaque fois que Marcoeur venait là. Mais il était parvenu à convaincre ses collègues de garder les textes pour lui. Cela étant, Marcoeur ne laissait pas toujours quelque chose, bien sûr. Il ne laissait que ce qui était achevé. Lorsqu’il écrivait dans un cahier...

P.L.Y. : Vous voulez dire, dans un Cahier-cahier ?

J.C. : ... Oui, pardonnez-moi, j’aurais dû préciser, sur un support-cahier... Donc, lorsqu’il écrivait sur un support-cahier il pouvait être amené à le terminer n’importe où, cela dépendait de la taille du cahier, du fait qu’il avait ou non un autre travail d’écriture en cours - puisque nous savons à présent qu’il menait de front plusieurs projets convergents -, etc... Le garçon m’a dit avoir remarqué - et, par la suite, j’ai eu moi-même l’occasion de le constater - que dès que Marcoeur finissait un cahier, il en commençait un autre. Raison pour laquelle il avait constamment plusieurs cahiers d’avance et, s’il n’avait pas de cahier sous la main, il se rabattait sur des supports moins classiques...

P.L.Y. : Les révélations de Bernard Gutyer à ce sujet sont tout à fait stupéfiantes...

J.C. : Il était de loin le mieux placé pour s’exprimer sur ce point précis...

P.L.Y. : Il existe bien des points communs entre ses propres travaux plastiques et certains Cahiers de Marcoeur

J.C. : Oui, et cela n’est guère surprenant : Marcoeur et Gutyer appartiennent à la même génération, ils ont grandi et évolué dans des mondes fantasmatiques très proches. On est tout de même frappé par la ressemblance de certaines oeuvres réalisées à quelques années d’intervalle, sans pouvoir dire lequel a influencé l’autre, puisque dans certains cas c’est Gutyer qui produit le premier, dans d’autres c’est Marcoeur... Cela dit, l’utilisation par Marcoeur de supports variés en guise de cahiers ne doit pas masquer sa démarche fondamentale. Ce qui importe, c’est l’écriture, ce n’est pas l’endroit où elle se dépose.

P.L.Y. : Le support a tout de même son importance.

J.C. : Bien évidemment !... mais, pour un texte donné, il ne compte pas plus que les circonstances de l’écriture, représentées par la vie quotidienne de l’être-écrivain. Lorsque Marcoeur s’assied pour écrire La faim sur une table de cuisine, il n’est pas un de ces artistes excentriques qui s’amuse à valoriser artificiellement un objet usuel. Il écrit là parce que le texte naît là, sur le formica. La lecture suggère d’ailleurs que la table n’est pas seulement support de l’écrit, mais aussi une sorte de révélateur d’un texte qui, né de circonstances dont la table fait partie s’inscrit logiquement sur elle. Pour Marcoeur, il n’est pas de support meilleur qu’un autre. Tout est support. Je l’ai même vu écrire sur la paume de sa main.

P.L.Y. : La paume de sa main !

J.C. : Je vous assure ! Evidemment, ce texte-là je ne l’ai pas récupéré...
(Rires).

P.L.Y. : Si l’on met à part la diversité des supports, il est tout de même possible d’identifier des constantes dans ce qu’on peut appeler la "méthode marcoeurienne". Pourriez-vous nous en parler ?

J.C. : Bien sûr... Ces constantes donnent à chaque Cahier son individualité propre et, simultanément, signent la cohérence de l’oeuvre. Première constante : le titre. Tous les textes de Marcoeur ont un titre. J’appelle texte un fragment narratif autonome, courant sur tout ou partie d’un support - parfois sur plusieurs. Ce support peut aussi bien être un cahier qu’une liasse de feuilles de papier machine au format standard. Chaque texte porte donc un titre. Chaque Cahier en porte un également, parfois deux. Si ce Cahier est un cahier, il peut contenir plusieurs textes. Il faut noter que, dans un Cahier, la succession des titres fonctionne parfois comme un texte à part entière...

Seconde constante - nous en avons parlé - tous les textes et tous les Cahiers sont datés. Mais ils sont aussi paraphés ou signés. Devant un support-cahier, c’est la signature qui permet de distinguer si nous sommes devant un Cahier conçu pour n’occuper que ce support ou un texte qui, avec d’autres, formera un Cahier*. En effet, l’un et l’autre portent deux dates, l’une au début l’autre à la fin de la rédaction, mais le Cahier est signé du nom de Marcoeur, tandis que le texte est simplement paraphé, surtout s’il occupe un support à lui tout seul.

Troisième constante : support et outil d’écriture changent systématiquement quand Marcoeur passe d’un Cahier au suivant. Très tôt, Marcoeur a résolu de ne pas produire deux fois le même Cahier. Sa conception de l’écriture prenant directement en compte support et outil, cette attitude est parfaitement compréhensible. Et s’il est possible de déterminer chez Marcoeur des préférences pour certains papiers, certains types d’outils - les stylos-plume jetables, en particulier - et certaines associations support-outil - comme vous et moi, il avait constaté que l’on n’écrit pas avec la même facilité, le même plaisir, la même régularité sur tout avec n’importe quoi, ou sur n’importe quoi avec ce qu’on a sous la main -, ces préférences ne dérogent jamais à la règle de base et à sa corollaire : jamais deux fois de suite le même couple outil/support...

La quatrième constante réside dans la relation implicite entre le support, le contenu du texte ou du Cahier, et la vie de Marcoeur au moment de la conception. Pour simplifier, je pourrais dire qu’un texte naît d’un moment relativement anecdotique de la vie de Marcoeur, tandis qu’un Cahier se développe au cours d’une période plus importante, quelle qu’en soit la durée.

Cinquième constante : la lecture du Cahier (ou du texte) doit se faire dans les conditions mêmes de l’évènement ou du concours de circonstances qui lui donna naissance.

P.L.Y. : Et cette exigence de lecture n’est pas l’aspect le moins fascinant de l’oeuvre...

J.C. : Non, n’est-ce pas ? Où en étais-je ? Ah oui... j’en viens à la sixième constante : chaque Cahier, quoique parfaitement autonome, est fortement connoté aux autres Cahiers. Il en va évidemment de même pour les textes pris individuellement. On pourrait qualifier cela d’effet micro-macrocosmique. Je veux dire que chaque texte (a fortiori, chaque Cahier) de Marcoeur porte en lui les germes de l’oeuvre tout entière. Chaque texte de Marcoeur parle pour lui et pour tous les autres. Quel que soit l’endroit où l’on commence, on éprouve à la lecture un sentiment de familiarité qui ne peut appartenir qu’à un artisan arrivé à maturité, qui a su transcender son savoir-faire - ici, l’écriture - en l’outil de façonnage d’un monde cohérent, pétri de thèmes personnels, avec leurs variantes et leurs contradictions...

La septième constante de l’écriture de Marcoeur, vous la connaissez, c’est la plus singulière sans doute : Marcoeur n’écrit qu’une fois. Il ne rature pas, ne corrige pas, ne relit pas et, son Cahier achevé, il le laisse et s’en va sans se retourner. Cette séparation est véritablement ce qui désigne le Cahier, et la signature de Marcoeur est là pour le montrer.

P.L.Y. : Est-ce véritablement toujours le cas ?

J.C. : Toujours. Je ne connais pas de contre-exemple. Aux yeux de Marcoeur, la cohérence de la démarche d’écriture est indissociable de la cohérence du monde porté par l’écriture...

P.L.Y. : Comment expliquer ce choix terrible ? Ce... j’ai envie de parler d’abandon !

J.C. : Je suis d’accord avec vous, il s’agit véritablement d’un abandon. Il m’a fallu beaucoup de temps pour le comprendre et d’abord pour l’admettre. Car enfin, voici un homme qui n’a pas quarante ans, qui écrit depuis des années, qui a produit de véritables bijoux avec ses mains, et qui n’a jamais publié une ligne !

P.L.Y. : Il y a tout de même le Questionnaire paru dans Mouvements...

J.C. : Oui, mais il s’agit d’une exception, avec quelques tentatives très ponctuelles. Le fait est que, très tôt, Marcoeur pressent que l’écrit se dilue, se délite en se voyant reproduit à des centaines d’exemplaires. L’écriture ne vaut que parce qu’elle est unique, éphémère, fragile. Rien ne précède le moment de l’écriture, des univers entiers peuvent s’édifier en elle, mais rien n’est plus labile, en fin de compte : on écrit toujours en sachant que l’écriture cessera. Un texte ne peut être source de jouissance que si le lecteur prend lui aussi conscience de cette fin inévitable, et l’abandon des Cahiers est la métaphore, sans cesse répétée, de cette fin annoncée. L’écriture doit être de passage, elle doit survenir dans la vie du lecteur comme un accident.

L’écriture est jumelle de la vie jusque dans son inutilité, jusque dans son insignifiance... Très tôt, l’esthétique de Marcoeur est indissociable de ce postulat. Dans l’un de ses cahiers - je crois que c’est Cookie -, Marcoeur écrit : Le livre doit être un coup de poing qu’on n’a pas vu venir et qu’on essaie toute sa vie d’évoquer à nouveau dans l’espoir vain de l’esquiver.
(Silence de quelques secondes. Bruit de feuilles qu’on tourne)

P.L.Y. : Je voudrais si vous le voulez bien, aborder à présent un sujet assez délicat, mais qui brûle les lèvres de ceux qui attendent la publication des autres volumes des Cahiers Raphaël Marcoeur : Pouvez-vous nous définir la nature du projet d’écriture de Marcoeur ? Autrement dit, que sont les Cahiers Marcoeur ? Qu’en est-il, exactement ? S’agit-il d’un travail autobiographique pur, comparable à ce que l’on trouve dans les journaux d’écrivains déjà connus, s’agit-il de textes de fictions, de textes métaphysiques... ?

J.C. : Un peu des trois ! La comparaison la plus proche que l’on puisse faire est le Journal de Kafka. Ce dernier, comme vous le savez, est à la fois un Journal, le lieu de dépôt d’aphorismes et d’essais, et le terreau où naissent et parfois prospèrent de nombreux écrits narratifs. Kafka écrivait lui aussi sur des cahiers ou des carnets, il en avait de nombreux, qu’il affectait à des tâches données. Pour lui aussi, le support et le mouvement d’écriture qui président à la rédaction d’un épisode vécu, d’un rêve, d’un fragment ou d’une nouvelle sont, au début, souvent les mêmes. Mais de ces cahiers, il extrait des textes qu’il reprend et retravaille, il en fait même publier certains de son vivant.

Plus tard, bien après sa mort, on dissociera plus ou moins arbitrairement les textes en fonction de leur "nature" avouée ou supposée. Marcoeur, en revanche, considère l’écriture comme une, quel que soit le genre du texte produit. Il affirme d’emblée que la nature du texte procède de l’environnement affectif et physique de l’écrivain. Il ne fait pas de distinction entre les différents modes d’écriture. Les Cahiers sont donc un récit autobiographique ET un roman ET un essai philosophique sur la relation entre vivre et écrire.

P.L.Y. : Cela fait tout à fait penser au projet d’un Proust...

J.C. : Certes, mais Proust s’enferme pour écrire la Recherche. Tandis que Marcoeur décide de vivre et d’écrire simultanément, jusqu’à ne plus savoir exactement lequel des deux prime. Toujours est-il que, dans les Cahiers, de nombreux textes abordent le sempiternel débat « roman-ou-autobiographie ? ». Mais étrangement, ces réflexions, qui apparaissent tôt dans l’oeuvre, disparaissent après que Marcoeur jette sur le papier un aphorisme définitif...

P.L.Y. : Tout est vrai, puisque j’invente ; tout est faux, puisque j’écris...

J.C. : C’est cela... Par ailleurs, nous en revenons toujours à ce constat vertigineux du refus de publier - et l’on devrait plutôt dire du choix délibéré de ne pas publier ce qu’il écrit. A je ne sais plus quelle occasion, il compare les feuilles couvertes d’encre aux cellules mortes de la peau, qui se détachent sans que l’on s’en rende même compte, ou aux pellicules dont on essaie de se débarrasser par force shampooings. Autre aspect de la double nature de l’écriture : tantôt il ne se rend pas compte qu’il laisse des écrits derrière lui, tantôt il veut s’en débarrasser.

P.L.Y. : Mais ne lui arrive-t-il jamais de regretter la perte d’un texte, ou d’un cahier ?

J.C. : Apparemment, non. En tout cas, rien dans les Cahiers ne le suggère. Il faut bien insister sur le fait que le projet ne peut s’accomplir qu’à condition de ne jamais enfreindre les règles, lesquelles sont au début implicites, mais bientôt précisées et énumérées à plusieurs reprises, à mesure que Marcoeur prend conscience de leur existence. L’abandon est la règle cruciale, celle qui différencie radicalement les Cahiers de tous les autres projets d’écriture antérieurs...

(Quelques bruits de pages, quelques raclements de gorge)

P.L.Y. : Une question peut-être un peu anecdotique, mais à laquelle vous êtes une des rares personnes à pouvoir répondre : Est-ce qu’il écrivait vite ? et que peut-on dire de l’aspect de son écriture ?

J.C. : Autant que j’aie pu m’en rendre compte, il écrivait extrêmement vite, et sans jamais lever la plume du papier. C’est d’autant plus remarquable que son écriture est constamment lisible, quels que soient l’outil et le support concernés. Je crois que cette aisance s’explique par le choix très soigneux des couples outil-support, qui n’était évidemment pas le fruit du hasard mais tenait également compte de la nécessité d’écrire vite, aussi vite que la main le permet, sans pour autant sacrifier la lisibilité. Chacun peut constater que la main est un organe relativement lent, lorsqu’il s’agit d’écrire tout en restant déchiffrable. La pensée va plus vite que la main et on a souvent l’impression que l’on ne parviendra jamais à tout transcrire sur la feuille.

La machine à écrire, l’ordinateur ont un peu amélioré les choses, mais il reste toujours un décalage inévitable, un délai irréductible entre le surgissement de la pensée et sa traduction graphique. Cependant, Marcoeur ne semble pas gêné par ce phénomène, et en parle très peu. J’ai même eu à plusieurs reprises le sentiment qu’il était parvenu à domestiquer sa pensée au point - comment dire ça ? - au point qu’elle ne "tourne" pas trop vite, en quelque sorte. Il a d’ailleurs écrit une très jolie nouvelle à ce sujet, très courte, deux pages et demie, c’est l’un des textes que nous reproduisons en annexe de « Lire les Cahiers Marcoeur », il s’agit de Tra(n)ces.

Mais j’ai relevé aussi quelques remarques éparses indiquant que, dans son esprit, rien n’est jamais perdu : si une phrase échappe à la transcription à un moment donné, elle se matérialisera ultérieurement, lors d’un autre travail d’écriture, dans un autre Cahier. Marcoeur est le contraire d’un homme pressé. Son travail est le travail d’une vie. La précipitation nuit à la lisibilité, et une écriture illisible est inconcevable, puisqu’il destine ses écrits à un lecteur idéal, imaginaire, qui peut très bien être l’inconnu qui s’assied sur le banc où il a laissé son Cahier. De fait, lorsqu’on ouvre les Cahiers, on constate qu’ils renferment une écriture régulière, sans ratures, ponctuée avec une grande précision, constituée par deux graphies. L’une presque verticale, l’autre légèrement penchée vers la droite, comme des italiques. Selon le cas, Marcoeur utilise l’une ou l’autre, souvent les deux.

P.L.Y. : Revenons aux conditions matérielles de l’écriture... Il avait, vous l’avez dit, toujours plusieurs cahiers et plusieurs stylos sur lui, sauf les derniers temps...

J.C. : C’est cela. J’ai fait une petite enquête dans les papeteries de Tourmens, qu’il fréquentait assidûment comme vous pouvez l’imaginer, et j’ai découvert qu’il portait toujours sur lui une sorte de carnet d’échantillons de papier, de grain et de qualité différents, sur lesquels il testait les stylos, feutres et billes qu’il achetait. Il examinait l’épaisseur du trait, la facilité avec laquelle la pointe glissait sur tel ou tel papier, l’écoulement de l’encre, etc. Un des tests les plus fréquemment employés consistait tout simplement à signer, son nom entier ou son paraphe.

P.L.Y. : La fameuse "plume"...

J.C. : Oui... Et ces préliminaires garantissaient la régularité de l’écriture : quel que soit le support, ses lettres ont toujours la même taille, qu’il les trace sur un mur blanc avec un feutre à pointe nylon ou sous un carton de bière avec une bille plastique. Sur une série de supports très divers, Marcoeur a produit de très beaux textes croisés, traitant du geste de l’écriture, qui éclairent parfaitement ses choix esthétiques en ce domaine. Evidemment, ces Cahiers-là seront difficiles à publier, mais il n’est pas impossible qu’ils fassent l’objet d’une production audio-visuelle... On peut résumer la démarche en disant que Marcoeur porte toujours sur lui de quoi écrire en toute circonstance, quel que soit le support disponible...

P.L.Y. : A la fin - je veux dire, au cours de la dernière période - la démarche se simplifie...

J.C. : Oui, au cours des derniers mois, le support est du papier blanc au format standard et l’outil un stylo-plume jetable à encre bleue, stylo qu’il abandonne, vide, à même le texte achevé... mais, avant cette dernière période, beaucoup d’encre a coulé !
(Silence)

P.L.Y. : Vous avez dit tout à l’heure que l’on peut distinguer deux graphies dans les Cahiers. Qu’est-ce qui commande l’usage de ces deux graphies ?

J.C. : C’est difficile à dire, la forme du texte intervient bien sûr, c’est du moins ce qu’il m’a semblé percevoir, mais l’intensité de l’émotion n’est pas non plus indifférente, et je pense qu’une analyse plus fine nous éclairera. Evidemment, il faudra étudier tout le corpus, mais je pense que nous ne manquerons pas de bonnes volontés lorsque Marcoeur sera mieux connu...

P.L.Y. : Oui... On peut compter là-dessus...

J.C. : Tous les Cahiers ne sont pas manuscrits, comme vous le savez. Un certain nombre sont dactylographiés, d’autres, moins nombreux, sont enregistrés sur disquette informatique - et vous en savez quelque chose ! Cependant, la plus grande partie de l’oeuvre est écrite à la main. On peut se demander si les Cahiers qui ne le sont pas ne se rattachent pas peu ou prou à la catégorie des "écrits plastiques", tels que les énumère Bernard Gutyer, au même titre que les supports extraordinaire à la genèse desquels Bernard Gutyer n’est pas étranger.

P.L.Y. : Un des aspects les plus troublants de cette oeuvre, vous venez de le mentionner, c’est l’absence de rature. Or, à la lecture, les textes de Marcoeur sont d’une concision, d’une précision et d’une limpidité absolues. Qui plus est, la transcription des Cahiers pratiquée en vue de leur publication, met en lumière un élément fascinant : chaque Cahier est en quelque sorte "mis au format". Pour prendre un exemple que vous connaissez parfaitement, chaque "page" du Manuscrit C.H.E.K équivaut à un feuillet dactylographié de quinze cents signes...

J.C. : C’est proprement fascinant, mais ça ne me surprend pas véritablement, pas davantage qu’un virtuose qui reproduit d’oreille, et sur le même tempo, une mélodie ou un thème qu’il n’a entendu qu’une fois, ou un journaliste qui rédige son article d’emblée à la longueur imposée. Il faut bien garder à l’esprit que Marcoeur écrit depuis toujours, et maîtrise parfaitement les contraintes physiques de l’écriture. Devant un support atypique, par exemple, il est évident que du premier coup d’oeil, il apprécie la longueur de son texte en fonction de la surface disponible.

P.L.Y. : Lorsqu’il s’agit d’un ticket de bus, ça ne va pas loin !

J.C. : Je ne vous le fais pas dire, d’autant plus que, rappelons-le, il met toujours la date et l’heure, le titre du texte, et ses initiales ou sa signature à la fin. Cela dit, quand il s’agit d’un support aussi réduit, le texte est souvent un aphorisme ou une simple phrase. Encore qu’il lui soit arrivé maintes fois de rédiger le synopsis d’une nouvelle ou d’un roman sur des serviettes en papier ! Quoi qu’il en soit, il calibre toujours parfaitement, le texte n’est jamais sacrifié ; on a véritablement l’impression que la composition prend en compte le moment inévitable où Marcoeur devra conclure, et l’approche de ce moment, sensible à la lecture, donne à celle-ci une intensité dramatique que, personnellement, je n’ai jamais rencontrée ailleurs.

Prenez par exemple Nuit Noire : c’est une nouvelle de suspense rédigée dans les marges d’un quotidien, le tournant du récit se fait exactement au bas de l’avant-dernière page et driiiiiiing driiiiiiiing merde merdriiiiiiiingeeerde j’ai oublié de brandriiiiiiiing le répon-clic.

P.S.


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