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"Les Cahiers Marcoeur", 17e épisode

16 juin 2004

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LE DOSSIER VERT, 5

(Une lettre sans date ni destinataire.)

Un jour, une personne "autorisée" [1] m’a écrit que le texte que je venais de lui faire lire [2] était « une pochade témoignant de l’intérêt et peut-être de l’ivresse que [me] procure l’écriture ». J’ai eu beau penser qu’il était un con, qu’est-ce qui me dit qu’il n’a pas (encore) raison aujourd’hui ? Qu’est-ce qui me dit que ma graphomanie n’est pas simplement une mauvaise habitude, que l’ivresse qu’elle me procure n’est pas purement et simplement l’effet d’un narcissisme exacerbé, que l’espoir d’une reconnaissance future, cette image qui me porte et que je chéris, n’est pas autre chose qu’un mirage né de ma vanité ?

Qui donc pourrait m’aider à voir clair là-dedans ?

Un critique ? Les critiques ne sont pas faits pour aider les écrivains à écrire, ils sont faits, au pire, pour les enterrer, au mieux pour les momifier et s’installer devant la vitrine.

Un éditeur, un directeur de collection ? Ils sont trop occupés à faire prospérer leur outil de travail ou composer leur bibliothèque personnelle. Pour peu qu’ils soient eux-mêmes écrivains, cela devient grotesquement acrobatique : un écrivain éditeur, quel non-sens ! Comme si un véritable écrivain avait le recul nécessaire pour publier les autres ! Un écrivain se méfie bien trop des écrivains qui ne sont pas lui ! Un éditeur doit être d’abord et avant tout un lecteur et publier les livres qu’il aurait aimé écrire.

Devrais-je demander conseil à un autre écrivain ? Il aura déjà bien assez de ses propres interrogations vertigineuses. A moins que sa rage d’écrire ne soit tarie, et qu’il ne croie retrouver chez un débutant l’élan qu’il a perdu, les rêves qui l’ont abandonné, le souffle qui s’est éteint.

De toute manière, l’hypothétique rencontre avec le mentor idéal reste soumise au fait d’avoir quelque chose à lui faire lire. Les quelques bricoles dont j’ai inondé tel courrier de lecteur, telle revue croulant sous les invendus, tel ami compatissant, tout cela n’est pas de l’écriture, ce n’est que de la complaisance. Ecrire n’importe comment, à droite et à gauche, c’est se fourvoyer dans une illusion bien échafaudée - mais si j’enlève l’échafaudage, tout s’écroule. Je suis trop ignorant pour que mes graffiti tranchent sur le verbiage des privilégiés de ma classe socio-économique. Je suis trop velléitaire pour mener à bien une entreprise de longue haleine. Couvrir chaque espace de mots ce n’est pas écrire, c’est signer ma double incapacité à vivre et écrire. L’encre masque à grand-peine mon impuissance à m’inscrire dans l’existence.

Pourquoi écrire, quand on sait que ce qu’on écrit n’est rien ? Rien du tout. Ce qu’on écrit n’est pas la trace d’un passé, ce n’est pas la transcription d’un vécu, ce n’est qu’une suite d’images décolorées, de paroles assourdies, de mots dénaturés. L’écriture est à la vie ce que le récit du matin est au rêve. On ne peut pas tout dire, alors on fait semblant. On enjolive.

Je n’écris pas, je bave : je suis un escargot égaré sur le sommet émaillé d’une cuisinière. Je me retourne sans arrêt pour m’émerveiller du chemin parcouru ; mais, ébloui par les reflets du soleil sur mes pauvres sécrétions, je ne vois pas que je tourne en rond sur un sommet désert.

LA CHEMISE BEIGE : FREDERIC

Le plus pénible, c’est la dégradation des manifestations du désir : la queue n’est plus aussi dure, le con plus aussi tendre que la première fois. Quand le désir se lamente sur des sensations perdues, tout est fini.
(Le cahier de chair)

* * * * *

- Alice, c’est Frédéric.
- Bonjour. Vous allez mieux ?
- Ça va. La migraine a l’air de se passer. Je vous dérange ?
- Non, mais je pars en réunion d’actionnaires dans cinq minutes...
- Oui, euh... Je voulais vous demander si... vous êtes libre samedi soir, je voudrais vous inviter à dîner.
Alice éclate de rire.
- Pourquoi riez-vous ?
- Je pensais que vous aviez bien d’autres femmes que moi en vue !
- Ne dites pas de bêtise, j’invite qui je veux, quand je veux.
- Oui, je sais... Non, samedi ce ne sera pas possible...
- Ah, vous êtes déjà prise ?
- Pas exactement. Disons que j’ai des obligations.
- Vous faites du baby-sitting ? Vous ne pouvez pas vous faire remplacer ?
Elle rit à nouveau, moins fort cette fois-ci.
- Pas vraiment. Enfin, si on veut. Non, je ne peux pas.
- Vous êtes sûre ?
- Oui, Fred, je suis sûre. Désolée. Mais si vous le voulez, nous pouvons déjeuner ensemble tout à l’heure.
- D’accord.

* * * * *

« C’est un signe, pense Frédéric en reposant le téléphone. Une femme qui refuse une invitation à dîner pour le lendemain soir mais propose de vous voir le jour même ne sait pas à quel point elle est vulnérable. Alice ne le sait pas. Elle ne sait pas à quel point je suis dangereux. Elle ne sait pas à quel point je suis désespéré, donc dangereux. Elle ne sait pas que je l’ai gardée pour la fin. Que depuis le début, je la garde pour la fin. Elle ne sait pas qu’elle a fixé elle-même la limite, qu’elle a fixé elle-même le terme de ce parcours absurde.

Elle doit s’en souvenir, les femmes se souviennent de tout ce que les hommes ont dit, et de tout ce qu’elles-mêmes disent. C’était il y a quatre ans, elle s’en souvient sûrement. Moi, je m’en souviens, en tout cas, c’était devant Isabelle, au début du protocole. Il y avait une parfaite animosité entre elles. Isabelle pas très fine a parlé du voyage à Rome, devant Alice. Alice est entrée dans mon bureau et m’a craché : "Je vous souhaite de bien vous amuser, Fred, de vous amuser longtemps, et de recommencer aussi souvent que possible. Mais quand ça ne sera plus drôle, je serai là, et c’est moi qui rirai."

Elle n’avait rien compris, elle m’a fait un mal de chien et je me suis dit décidément elles sont toutes folles et c’est alors que j’ai décidé, elle ne sait pas que c’est ce qu’elle a dit qui m’a donné l’idée, l’idée de tout le protocole, de la périodicité, du moindre détail, et aussi de le faire avec les stagiaires, toutes les stagiaires, l’une après l’autre, lui montrer que je pouvais me les faire toutes, sans exception, que ça marchait à tous les coups... Et c’est parce qu’elle est foncièrement honnête que je peux le faire : je sais qu’elle ne leur dira rien. Elle ne les préviendra pas. Elle ne sait pas que je fais, que je faisais tout ça grâce à elle, et c’est grâce à elle que je vais pouvoir mettre un terme à tout ça. Cette fois-ci c’est son tour, ça n’aura rien de marrant pour moi, mais pour elle non plus. »

* * * * *

Il était pourtant au mieux de sa forme. Tout à l’heure dans la rue, il s’est arrêté pour lui montrer quelque chose et lui a pris le bras. Elle ne l’a pas retiré jusqu’à ce qu’ils entrent dans le restaurant. Il lui parlait doucement, sans hâte. Un autre homme. Un homme pacifié. Un homme tranquille. La guerre était finie. C’est en tout cas ce qu’il voulait lui faire croire, et il y parvenait très bien. Mais tout, comme au début, reposait sur un malentendu. Elle a certainement été étonnée, elle s’est dit qu’il était fatigué, sans doute, qu’il commençait à s’ennuyer, ou bien était-il en train de changer véritablement. Déjà il n’avait plus cet air satisfait les précédents mardis au retour d’Italie, les filles le prenaient peut-être moins au sérieux - « ce ne sont plus des oies blanches dieu merci ! et quand on a 23, 25 ans un mec de 36 - un célibataire en plus -, c’est déjà un vieux... » Oui, elle avait dû se dire ça et s’attendrir, se mettre à fondre et penser maintenant il est mûr il va se fatiguer.

A présent, il la regarde, elle lui parle, elle se raconte, il pense : « de toute manière, elle doit bien avoir des raisons pour rester travailler avec moi. Depuis quatre ans, elle aurait pu s’en aller, on lui proposait nettement mieux, dix fois je me suis dit : la garce elle va pas me faire ça ! s’en aller sans prévenir, me laisser avec mon protocole absurde, me dire "Bon eh bien à un de ces jours ! "... Mais non, et elle ne m’a même pas fait le coup du "On me propose quelque chose, j’hésite, qu’en pensez-vous ? " Elle est restée là, fidèle au poste, à me regarder aller à Rome et revenir et elle posait toujours la même question : « Alors, c’était bien Rome ? » et moi au début « Oui, très intéressant ! » puis sont venues les appréciations : « Un peu court. Un peu long. Cahoteux. Chaotique. Pluvieux. Délicieux. La cuisine était mauvaise. Excellente affaire. J’ai peu dormi », et ainsi de suite.

Je me disais : elle va finir par se lasser, elle ne me posera plus la question, je voulais la faire craquer, je suis devenu plus précis. Un mardi j’ai lancé : « Quinze sur vingt ! », le mois suivant : « Seize ! », le mois d’après : « Seize et demi ! Le niveau s’élève tous les ans il me faudra féliciter la directrice ! » Elle a d’abord été estomaquée, puis elle s’est mise à répondre du tac au tac : « C’est une note globale ? Vous devriez me donner le détail par matière », après la guerre d’escarmouches, l’escalade. Sachant qu’elle allait me poser la question dès mon arrivée, j’en étais venu à préparer les réponses... C’était trop pénible. Un jour j’en ai eu assez. Je me souviens : je suis entré dans le bureau, j’ai dit très calmement "Bonjour Alice, vous êtes très belle aujourd’hui" et elle est restée sur le flanc et n’a rien dit et puis elle ne m’a plus posé la question.

Aujourd’hui, elle ne sait pas, elle ne se doute pas que j’ai je me suis mis sciemment dans cette situation. Lorsque la directrice m’a appelé : "En ce moment nous avons une réduction d’effectif pendant quelques temps nous ne vous enverrons plus de stagiaires vous nous pardonnerez ? " Et moi, "Mais comment donc, Chère Madame pensez-vous" d’une voix suave. C’est sûrement la petite dernière, je me disais bien que ça ne marcherait pas, elle était trop timide, trop fragile, trop facile aussi. Au retour dans son école pour jeune fille de trrrès bonne famille, elle a craché le morceau et les horribles soupçons de la brave directrice se sont vus confirmés.

De toute manière, déjà, les derniers mois, ça n’était plus ça. Oh, je m’accrochais, c’est sûr. L’énergie du désespoir ? Non, il n’y a pas d’énergie dans le désespoir, il n’y a que l’hystérie, les cris, les soubresauts qui précèdent l’abattement. Et les migraines revenaient, ça ne trompe pas. Toujours le lundi matin, en montant dans l’avion. Elles, en me voyant crispé comme je peux l’être, marteau sur la tempe et spectacle permanent, elles se méprenaient bien sûr, elles devaient penser que je les méprisais - alors que j’essayais simplement de lutter pour ne pas vomir. Oui, Alice, je savais très bien que ça ne durerait pas éternellement, all things must pass, et je m’y suis préparé depuis longtemps, c’est la dernière étape et à présent, je vois, vous vous laissez attendrir, vous êtes trop heureuse et surprise et émue de me voir si calme vous ne savez pas que je n’ai pas rendu les armes mais - »

Il sent que ça recommence.
Il n’a pas bu trois gouttes de whisky, et déjà ça recommence. Même au bout de sept ans. Donc, c’est toujours là. « Oh, Shari, pourquoi m’as-tu quitté ? »

Ça ne ressemble pas à son souvenir de la douleur. Ce qui lui revient surtout, c’est le niagara dans le dos, les nausées, le malaise grandissant, épouvantable, le froid glacial à en claquer des dents, l’impression qu’on lui passe l’estomac à la paille de fer, qu’une main géante lui enlève d’un coup sec un bout de ventre à l’emporte-pièce. Puis survient le hoquet, un hoquet gigantesque, les vomissements incoercibles et longtemps, bien longtemps après, l’évanouissement salvateur.
Il n’aurait pas dû commander ce whisky. Mais il fallait bien qu’il vérifie.

Alice s’interrompt, le regarde.
- Ça ne va pas ?
- Si, si... Ça va.
- Je peux débarrasser ? demande le serveur
Frédéric hoche la tête, se lève.
- Excusez-moi.

Dans la glace des toilettes, il a un teint crayeux. Ce n’est pas seulement l’éclairage. Le malaise, inexplicablement, est en train de s’estomper. Il transpire à grosses gouttes mais on dirait bien que ça va s’arrêter là. Au moins, il est fixé.
- Pardonnez-moi. Ça va mieux...
L’odeur du café qu’on dépose devant lui soulève le coeur. Il repousse la tasse.
- Venez, fait Alice en posant sa serviette.

Ils marchent au bord du quai de l’université.
- Vous ne vous êtes jamais mariée ?
Alice soupire.
- Hélas, si. Tout le monde peut se tromper...
- Ah ! Ça n’était pas formidable, alors ?
- Ça n’était pas mal. Mais pas formidable. Et vous ?
- Non, moi... Moi, je préfère la liberté.
- La liberté de séduire toutes celles qui passent ?

Il s’accoude à la balustrade, regarde les flots bouillonnants de la Tourmente, les tourbillons gris sale, les troncs d’arbres morts, les sacs à la dérive.
- Vous trouvez que j’exagère ?
- Ça n’est pas mon affaire, Fred. je sais qu’il y a des femmes qui aiment ça, qui aiment qu’on les désire, qui aiment qu’on les séduise, même si ça ne dure que quelques semaines, et c’est leur problème, mais je ne suis pas sûre que vous en soyez très heureux.
- Quelques semaines... Oui, c’est vrai, ça ne dure jamais plus... Enfin, pas depuis sept ans...
- Et ça ne vous fatigue pas, à la longue ?
Il ricane.
- Non, bien sûr que non ! C’est très agréable, de changer...
- Et vous ne vous êtes jamais dit que vous leur faisiez du mal ? dit-elle, révoltée.

Voilà ! C’est le moment. C’est le moment ou jamais. Merci Alice, vous m’aurez aidé jusqu’au bout.

Il inspire un grand coup, la regarde droit dans les yeux.
- Ma chère, si vous aviez accepté mon invitation pour demain soir, vous auriez découvert que ça peut faire beaucoup de bien. Je ne sais vraiment pas pourquoi vous n’en profitez pas. Somme toute, les occasions ne doivent pas être si fréquentes...

Alice reste bouche bée un court instant puis, sans un mot, se détourne et s’éloigne à grands pas.
Les mains dans les poches, Frédéric baisse les yeux tandis que s’estompe le claquement de ses talons sur le trottoir.
- A demain soir, ma belle, chuchote-t-il.

Brusquement, le hoquet le reprend, il se met à vomir. Tandis que la vague aigre jaillit contre le mur près de lui et souille son pantalon, il pense : « Oui, le moment est bien venu. »

* * * * *

Il a gémi deux heures sur son divan, trempé et frissonnant, avant que le hoquet et les nausées ne l’abandonnent. Il est calfeutré dans le poncho multicolore que Daisy (Délicieuse Daisy) a commencé à tricoter avant le voyage à Rome et lui a envoyé après, accompagnée d’une carte portant ces simples mots : Pour te réchauffer, serpent. La carte était fixée au paquet au moyen d’une épingle. Tout le poncho était constellé d’épingles. Daisy avait dû dévaliser une mercerie, vider les boîtes dans la machine à laver, ajouter le poncho et brancher l’essorage.

D’abord, il avait ri jaune. Puis il se dit que c’était dommage, du si beau travail. Il étala le poncho sur la table de la cuisine et, muni d’une loupe et d’un aimant, quadrilla la laine jusqu’à l’avoir totalement débarrassée de ses épines. Cela lui prit la nuit entière. Il dut mettre Lucifer dehors, le chat ayant conçu l’idée d’adopter le vêtement pour s’en faire une couverture.

Depuis ce soir-là, le poncho est rituellement posé sur le bord du divan. L’après-midi, Lucifer se glisse dessous et s’endort. Lorsque Frédéric rentre, le chat sort la tête et se met à ronronner. C’est ainsi que Frédéric l’a trouvé tout à l’heure. Mais Lucifer n’a pas compris pourquoi l’homme l’a vivement jeté à terre avant de s’affaler lourdement sur les coussins et de s’envelopper du grand carré multicolore. Il ne comprend pas pourquoi l’homme gémit, plié en deux, pourquoi la sueur trempe le coussin sous sa tête. Plusieurs fois, il a sauté sur le divan pour se coucher contre lui, mais Frédéric l’a repoussé violemment. Aussi perplexe que vexé, Lucifer s’est finalement posté sur le tapis, à distance, en position d’attente, la tête posée sur les pattes de devant, les yeux à demi clos, comme s’il guettait quelque chose.

Plus tard dans la soirée, des ondes de terreur et de souffrance le feront fuir hors de l’appartement, par la fenêtre entrebâillée de la cuisine.

P.S.


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[1Vraisemblablement un éditeur, mais son identité reste incertaine. Ses qualités professionnelles aussi. M.W.

[2Le regard dure, in Cahiers Raphaël Marcoeur, vol. II.




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