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"Les Cahiers Marcoeur", 8e épisode
LA CHEMISE MAUVE : Frédéric

16 mai 2004

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LA CHEMISE MAUVE : FREDERIC

Ce cahier-ci est gris, de petit format, plus carré qu’un cahier d’écolier, plus épais aussi. Les pages encollées portent, à quelques millimètres de la reliure, un prédécoupage très fin qui permet de les détacher nettement.

Cela ne fait pas très longtemps qu’il le possède. Un jour, sortant d’un déjeuner ennuyeux, il passait devant une papeterie ouverte. Il inventa une quelconque excuse pour s’éclipser - un stylo à faire réparer, j’en ai pour trois secondes, avancez je vous rejoins. La boutique était silencieuse, personne derrière le comptoir. Après avoir attendu quelques instants pour donner à ses clients le temps de tourner le coin de la rue, il voulut ressortir. Une femme souleva un rideau et entra :
« Monsieur ? »
Avisant un présentoir surmonté de l’inscription Ecrivez sur papier recyclé, Frédéric saisit le premier objet venu. Au contact de la couverture resurgit un souvenir imprécis, lointain mais assez trouble pour le laisser sans voix. Il caressa longuement la couverture grise du cahier, mais son regard le fuyait. Il cherchait à retrouver ce que l’objet venait d’évoquer, et n’y parvenait pas. La femme ne disait rien. Elle le regardait, bien loin d’imaginer que c’était le cahier lui-même qui le réduisait au silence. Ce bel homme bien habillé était pensif et songeur pour une raison extérieure à sa boutique, une dame probablement, et il ne faisait aucun doute qu’il était entré ici par erreur ou par distraction.
Frédéric se déplaça lentement dans la minuscule papeterie, à la recherche d’on ne sait quoi. Il voyait que son comportement paraissait fort singulier ; avisant d’un présentoir de stylos il s’accroupit pour mieux les détailler.
« - Je cherche un stylo, un Whilhelmina laqué. Est-ce que par hasard vous en auriez encore un ?
- Oh ! non Monsieur, on n’en fait plus depuis huit ou dix ans peut-être, avait répondu la dame désolée, c’était un très beau modèle et je serais étonnée que vous en trouviez - à moins que vous n’alliez au siège du fabricant... C’est un article qui s’est très bien vendu. »

Il se releva, lui tendit le cahier est sortit un billet.
Pendant qu’elle lui rendait la monnaie et glissait le cahier dans un sac en papier, il la dévisagea, détaillant les cheveux bien coiffés, le sourire tranquille, les yeux calmes, le charme provincial, le chemisier tendu - mais seulement par habitude. Le protocole, alors, tenait toujours. En sortant, il déposa le sac sur le siège avant de la Renault blanche avant d’aller rejoindre ses convives dans un café. Mais le souvenir trouble qui l’avait effleuré ne le quitta pas.

Plus tard le même jour, au bureau, lorsqu’il le sortit du sac, il vit sur la couverture du cahier l’inscription « Livre de ... », en calligraphie cursive. Le mot suivant, qu’il n’inscrivit que bien des jours après, lui apparut alors clairement, avec une brutalité qui l’effraya. En repartant, le soir, il enferma le cahier dans la boîte à gants et tenta de l’oublier.
Il y a trois semaines, lorsqu’il a réalisé que le protocole était grandement compromis, une inextinguible angoisse l’a submergé. Il s’est brusquement souvenu du cahier. Comme cela lui arrivait autrefois, il a voulu se raccrocher à quelque chose, faire le point, rassembler ses idées, reprendre ses esprits. Il est descendu en hâte au sous-sol, sans prendre le temps de mettre un pull par-dessus le fin survêtement de coton qu’il porte chez lui et, après avoir tâtonné dans le sous-sol obscur - la minuterie est toujours en panne - est parvenu jusqu’à sa voiture et a sorti le cahier de la boîte à gants.

A présent la moitié des pages sont recouvertes, le recto seulement, par un texte rédigé d’une écriture serrée. Le cahier est ouvert à la page 49. Il a lui-même numéroté les pages avant de commencer, en prenant son temps, en éloignant au maximum son furieux désir du moment de la réalisation. Il scrute le niveau d’encre du stylo-plume jetable qu’il a utilisé au cours des dernières heures, se masse les paupières du bout des doigts. Tout à l’heure il a dû ôter ses lentilles : ses yeux étaient rouges et piquaient. Il regarde sa montre. Six heures cinquante-quatre. Les chiffres clignotent, la pile va bientôt rendre l’âme.

Cela fait plusieurs heures qu’il écrit. Il y a bien longtemps qu’il n’a pas écrit ainsi sans s’interrompre. Depuis... Il ne veut pas chercher, il sait trop bien ce que cela lui rappellerait, de même qu’il sait, au fond, ce que lui rappelle le contact du cahier. Il a écrit comme dans un rêve éveillé, il a la sensation de s’être regardé écrire sans vraiment décider de ce qui s’inscrivait sur la feuille. Sur la table près de lui repose une feuille ronéotée, un tract de papier jaune au dos de laquelle il a couché, au début de la soirée, une liste de prénoms, ménageant des espaces suffisants pour en intercaler d’autres, pour en intervertir l’ordre, pour rajouter des commentaires. En l’état actuel des choses, cette liste, tracée dans une écriture très fine, très petite, au feutre noir, se présente ainsi :

SUPPRIMER LE TRIVIAL

- Dinah, 34 ans. Au mois d’octobre, dans la maison de campagne de ses parents. Il neigeait. La pièce était froide, le lit recouvert d’une sorte de tapis bleu. Le trajet du retour dans le brouillard.

- Cécile. Mon âge. Dans l’arrière-boutique du magasin où elle travaillait. La porte n’était pas fermée, juste poussée. On entendait les clients entrer et sortir et la vieille patronne, sourde, les faire crier.

- Lily. 17 ans. Dans sa chambre de la cité universitaire. Quelqu’un avait laissé un appareil allumé dans la cuisine de l’étage et au moment crucial, les plombs ont sauté. Le fou-rire. Les hurlements, les bruits de chute et les galopades dans le couloir.

- Jill. 24 ans. Dans les toilettes d’un bus Greyhound presque vide, entre Reno et Salt Lake City. Elle allait rejoindre sa famille. La tête de ses parents, Mormons bon teint, quand elle est descendue de l’autocar, pas tout à fait aussi propre, aussi nette que lorsqu’elle y était monté. La chaude-pisse phénoménale que j’ai eue dans les jours qui ont suivi.

- Lana. Mon âge. Chez elle, dans son appartement au dessus du Mississippi. La "roommate" avec qui elle partageait l’appartement est venu éteindre la lampe de chevet pendant la nuit. Le lendemain, Lana a dit : "She often does that sort of things. She’s a real mother for me". La "mother" en question (Margo ou Margret, je crois) était brune, avait une très grosse poitrine et ne souriait jamais. J’en rêve encore.

- Vivien. A l’arrière de sa voiture . (Phrase soulignée au stylo bleu, probablement lors d’une relecture)

- Berthe. Dans un canoë sur Lake Calhoun. Le canoë s’est retourné bien sûr, et j’ai perdu mon appareil photo. J’avais fait de superbes photos d’elle, juste avant.

- (... ? ) (puis, au stylo bleu : Annie ? Anna ? Annette ? Quel âge ? Quand ? En tout cas dans sa chambre de bonne. J’étais très fatigué.)

- Joan. Dans une caravane pendant le rallye, au mois de novembre. Elle était énorme. J’ai cru qu’elle allait m’engloutir.

- Clara !!! (Ce prénom a visiblement été intercalé après coup, comme s’il avait été inexcusablement oublié)

- Madeleine. Sur un "lit à eau", dans l’appartement totalement vide où elle s’apprêtait à emménager. J’avais entendu les livreurs lui demander si elle était sûre que le plancher tiendrait le coup, car ce truc-là, une fois rempli, pesait une demi-tonne. Elle faisait des bonds comme une walkyrie. J’ai passé mon temps à écouter les craquements et je n’arrêtais pas de me dire : « Cette fois-ci, on est cuits... » Ça n’avait pas l’air de la troubler.

- Daisy. Chez moi, pour une fois. Ou plutôt chez Maman, alors que celle-ci (pensais-je) attendait à la gare que je vienne la chercher. J’y suis allé avec une heure et demie de retard mais son train ne l’a débarquée que cinq minutes après mon arrivée, à cause d’une grève surprise. C’était comme si j’avais su qu’elle serait en retard. Son regard étonné de ne pas me découvrir inquiet.

- Diane. Devant la cheminée, dans un chalet où nous étions neuf. Ce jour-là, nous n’avions pas skié, c’était notre tour de faire les courses et la cuisine. Le soir nous étions frais et très impatients. Les autres sont vite allés se coucher. Ils nous ont retrouvés profondément endormis à l’endroit où ils nous avaient laissés la veille. J’ai fait ma pneumonie une semaine plus tard.

- Viviane. Pendant un salon. Elle n’avait pas de chambre d’hôtel. La mienne (dieu sait pourquoi !) avait deux lits. Je m’en étonnais auprès du gérant. Elle insistait pour qu’on lui loue un cagibi. Je lui ai offert de partager la chambre. Elle a proposé de partager les frais. J’ai refusé. Elle m’a invité à dîner pour ne pas être en reste. Après, je ne sais pas très bien ce qui s’est passé. Elle non plus sans doute. Nous avions pas mal bu. Le lendemain, je ne l’ai pas vue partir.

- Geneviève. Au Royal (dans la Mini-salle ! ), une après-midi d’été. Il n’y avait que nous. Le film était"The Big Sleep". Je le connaissais déjà par coeur, pas elle. Elle ne m’a pas laissé le temps de lui commenter la conversation à double sens que Bogart et Bacall ont à propos de courses de chevaux. (rajouté en bleu) : C’était l’époque où la Mini-salle ne contenait que cinquante sièges grands comme des fauteuils de night-club. En sortant, il faisait bon.)

- Caroline. Chez elle deux fois de suite. La fenêtre était ouverte au-dessus de son lit. Il faisait grand soleil. Le lendemain j’avais le dos comme un homard. C’était mieux la seconde fois (il pleuvait). Elle avait une manière doucereuse de défaire et de remettre soigneusement le couvre-lit.

- Maria. Chez moi. "Take the A Train"

- Isabelle. Chez moi.

- (Ici, un prénom rayé, surchargé, illisible. La première lettre est peut-être un S. La liste se termine par le mot ROME en rouge et en capitales, suivi des mots : détail dans le "Livre de Chair")

Frédéric ne se frotte plus les yeux, il recapuchonne le stylo, pose le bout des doigts sur le tract, le fait glisser vers lui sur le cuir patiné du secrétaire et dessine du bout de l’ongle les lettres d’un prénom que lui seul peut voir. Tandis qu’il le fait, une froide étreinte le saisit sourdement, à la gorge et à l’estomac. Et ne le lâche plus.

* * * * * * *

« Entrez ! »
Frédéric, un coupe-papier à la main, fait mine de transpercer l’intrus. La porte du bureau s’ouvre et Alice apparaît. Son regard est doux, comme d’habitude, mais ne contient rien aujourd’hui de la condescendance qu’il surprend parfois et s’est pris à haïr. Ces derniers temps, ils n’ont pas échangé plus de quelques phrases.
- Je ne vous dérange pas ?
- Mais non...
Il soupire, repose le coupe-papier et se renverse sur sa chaise. Au-dessus de la porte, l’horloge affiche 17:45.

Il se sent mou, il sait que sa chemise baille et remonte entre peau et ceinture elle va voir sa bouée de quadragénaire et il n’a que trente-six ans - enfin, dans quelques jours... Alice s’assied, croise les jambes en tirant sa jupe.
- Que puis-je faire pour vous ? demande Frédéric.
- Je venais vous voir avant de partir... Vous avez l’air fatigué.
- Vous avez remarqué...
- Bien sûr, tout le monde l’a remarqué. Etes-vous souffrant ?
- Vous venez à titre individuel ou comme déléguée du personnel ?
- Ne dites pas de bêtises.
- Excusez-moi, c’est l’habitude de fabriquer des slogans. Ça contamine même ma conversation quand je suis fatigué... En réalité, j’ai une migraine carabinée...
- Une migraine ?
- Oui, pas le mal de tête de tout le monde, une migraine. Avec nausées, goût acide dans la bouche, coups de marteau sur la tempe, bras engourdi et de splendides hallucinations par-dessus le marché.
- Des hallucinations ?!! »
Il hésite, mais pas longtemps.
- Ouais. Des hallucinations érotiques. Les femmes que je croise n’ont plus de vêtements. Evidemment, ce que je vois n’est que le fruit de mon imagination. Mais c’est parfois intéressant.
Il regarde Alice, mais elle ne rougit pas.
- Ça vous arrive souvent ?
- En ce moment, oui. Samedi dernier, j’ai été particulièrement sonné.
- Ça dure depuis samedi ? s’exclame Alice, incrédule.
- Vous savez, si je commence à vous parler de ça, j’en ai pour un moment.
- Avez-vous envie d’en parler ?
- Avez-vous envie de m’entendre en parler ?
- On peut se poser des questions longtemps comme ça. Venez ! dit Alice en se levant.
Frédéric reste assis.
- Où allez-vous ?
- Je vous offre la boisson antimigraineuse de votre choix au "Caf’Cave".
Surpris et fatigué, Frédéric accepte.

* * * * * * *

- Remarquez bien, je me soigne, dit-il en avalant une gorgée de thé à la menthe. Avec de la miguérine, un médicament qui existe depuis quelques années seulement, les comprimés fondent dans la bouche et provoquent une sorte d’ébriété pas désagréable, avec un whisky ça ne doit pas être mauvais du tout. Evidemment, je dois en prendre dès que ça commence.

Moi, ça m’arrive souvent le soir, lorsque je me couche plus tôt que d’habitude. Au bout d’un quart d’heure je sens le signal, derrière l’oreille, tantôt à droite tantôt à gauche, et le plus terrible c’est qu’une fois que ça commence ça ne s’arrête plus, on dirait qu’on me tape sur la tête avec une enclume et je commence à voir des trucs invraisemblables. Ça n’a rien de marrant : je me mets très vite à vomir mes tripes. Tout ça parce que je me suis couché trop tôt. C’est pour ça que je ne me mets pas au lit avant dix heures. Ou alors, pas seul...

- Et on vous a fait des examens pour ça ?

- Oh ! là, tout plein ! La première fois que ça m’a pris, j’avais quatorze ou quinze ans, ça m’a foutu une trouille épouvantable, ma mère m’a emmené aux urgences du Centre Hospitalier, elle voulait qu’on me fasse un scanner dans l’heure. A l’époque, bien sûr, le scanner était l’examen miracle.

Elle hurlait, ce qui n’arrangeait pas les choses - il avale encore une gorgée du thé très chaud qu’on leur a servi, en l’aérant, dans un verre minuscule - moi, j’avais commencé à avoir les hallucinations dans la voiture, c’est elle que je voyais déshabillée, je me cachais la tête entre les mains pour ne pas voir. Ce que je voyais ressemblait aux photos des magazines que j’achetais en cachette... Mais je sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, je suis déjà mal en point avec deux miguérines. Si je continue, vous allez réaliser à quel point je ne suis pas fréquentable...

- Je le sais depuis longtemps. Continuez...

- Quand nous sommes arrivés aux urgences, j’ai triché, j’ai écarté les doigts pour regarder les infirmières mais elles étaient fripées et hideuses, comme dans les tableaux de Jérôme Bosch. J’ai eu peur, j’ai vomi dans le couloir. L’interne m’a engueulé. Ma mère lui a sauté dessus toutes griffes dehors. Vous comprenez, il touchait à la prunelle de ses yeux ! Pendant qu’elle le bouffait tout cru, quelqu’un m’a fait entrer dans une pièce, et a fermé la porte. Je n’ai plus rien entendu. Une voix d’homme m’a dit : « La lumière doit vous faire mal aux yeux, je ferme les rideaux. »

C’est vrai que je préfère l’obscurité dans ces moments-là, le "Caf’Cave" c’était une bonne idée... Le type s’est assis à côté de moi et m’a demandé de lui raconter ce qui m’arrivait. Il m’a écouté longuement, mais je ne lui ai pas parlé des hallucinations, enfin pas explicitement, j’ai juste dit que j’en avais. Il m’a dit que ça pouvait arriver, que ça n’était pas grave, ça finirait par disparaître. Il m’a fait allonger pour m’examiner, puis il m’a fait une piqûre et je crois que j’ai très vite eu beaucoup moins mal.

- Il vous a rassuré...

- Oui. C’était un type très calme, très doux. Pas vieux, vingt-cinq ans peut-être. Il est ressorti et m’a rapporté des comprimés au cas où ça recommencerait. C’était déjà de la miguérine mais le produit était en expérimentation. Il m’avait donné toute une boîte, il y avait des numéros dessus, j’ai bien l’impression qu’il me faisait une sorte de faveur. Plus tard, quand j’ai voulu en acheter, on m’a dit que ça n’était pas encore commercialisé. J’ai gardé la boîte précieusement.

Quand je suis tombé à court de comprimés, j’ai été très malheureux. Il m’a fallu attendre dix ans pour que ça soit disponible. Dix ans ! Notez bien, il fallait que je me cache pour les prendre car, à la crise suivante quand elle m’a vu faire, ma mère s’est mise à hurler - ma mère hurlait beaucoup. Le médecin hospitalier lui avait dit qu’il n’était pas nécessaire de faire des examens, qu’une "migraine accompagnée" - c’est le terme, il paraît - c’était spectaculaire mais pas grave, et que si ça se trouvait, ça ne recommencerait pas avant des mois. Elle n’avait pas supporté. Elle m’a emmené chez un spécialiste, elle n’attendait que cette occasion-là. Le spécialiste lui a redit la même chose mais j’ai tout de même eu droit à mon scanner. Jamais de ma vie je n’ai eu si peur, de me sentir la tête prise dans ce tunnel d’acier avec le boucan que ça fait tout autour, ça dure une éternité... Et puis il a fallu attendre les résultats, elle était si sûre que j’avais un cancer du cerveau ou je ne sais quoi, j’avais fini par y croire aussi.

- Et ensuite ?

- Je me suis habitué. Parfois, il se passait des mois sans que ça ne me reprenne, mais quand ça revenait, je faisais semblant d’avoir autre chose - j’avais tellement peur de la panique épidémique de ma mère -, je toussais, je faisais semblant d’avoir de la fièvre en frottant le thermomètre contre le drap... Elle qui était une fervente adepte de la diète-repos, elle me faisait un grog et me laissait dormir. C’est comme ça que j’ai découvert que l’alcool calmait mes maux de tête. Tout le temps où j’ai manqué de miguérine, ça m’a bien rendu service.

- On ne sait pas d’où ça vient ?

- Non. Il paraît que c’est une caractéristique personnelle. Comme la couleur des yeux. J’ai lu pas mal de choses sur le sujet, depuis le temps. En principe, ce sont surtout les femmes qui en font, surtout à partir de la puberté et ça s’estompe à la ménopause. Mais si ça frappe un homme, il meurt avec. J’y pense, de temps à autre. Je somnole le matin, je me dis qu’un jour je serai vieux, grabataire, paralysé, muet, et je verrai des infirmières à poil se pencher sur moi pour me torcher les fesses ou me donner à manger pendant qu’on me tape sur le crâne et ce sera pire que l’enfer.

* * * * * * *

Ils sortent du "Caf’Cave". Frédéric titube un peu. Alice lui prend le bras. Il se raidit.
- Qu’est-ce qui vous prend, de me materner ?
- Je ne vous materne pas, excusez-moi.
Elle veut retirer sa main, il la retient. Ils marchent lentement le long des quais, sans mot dire.
- Je me pose une question à votre sujet... commence Alice.
- Ah, oui, laquelle ? Si je baise bien ?
- Non... pas exactement. Si vous écrivez.
- Si j’écris ? Naaaan ! Depuis qu’on ne m’a plus imposé de dictées à l’école, j’ai pratiquement cessé de tenir un stylo.
- Mais pourtant, votre travail est un travail créatif, un travail d’écriture !
- Fabriquer des slogans, ce n’est pas de l’écriture, c’est juste de la culture de calembour, c’est tout. Vous, en revanche, je suis sûr que vous tenez un journal, comme beaucoup de femmes...
- Vous dites cela d’un ton méprisant ! Vous savez, l’écriture peut être tout dans la vie d’un individu, homme ou femme, ça peut être un mode d’expression qui donne du sens à la vie...
- Vous croyez ?
- Bien sûr, les exemples ne manquent pas...
- Lesquels ? Les écrivains ? Des graphomanes, oui !
- J’ai entendu parler d’un homme qui - comment dire ?... C’est quelqu’un qui écrit sans arrêt. Vous avez bien entendu. Connaissez-vous les Cahiers Marcoeur ?
- Les cahiers-quoi ? Ce sont des cahiers auto-copiants ?
Il rit d’une manière assez grasse qui choque Alice et le surprend lui aussi.
- Ne soyez pas bête ! Les Cahiers Raphaël Marcoeur. On ne parle que de ça en ce moment dans la presse...
- Bien sûr que je connais ! Je peux même vous raconter son histoire.
- Son histoire ?
- Oui, écoutez ça : Un jour, un homme se présente au centre hospitalier de Tourmens. Il est dans l’incapacité absolue de parler. Sur une feuille de papier, il écrit qu’il vient de très loin, sans vouloir préciser d’où, et demande qu’on le soigne, car il veut retrouver sa voix. Elle a disparu comme ça, brutalement. Un matin, au lever, il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus dire un mot. L’aphasie nue, c’est à dire la perte de la parole isolée, sans autre trouble et sans motif, c’est très rare. Et puis ça ne ressemblait à rien, les médecins voulaient le garder en observation. Certains d’ailleurs disaient que cette aphasie était suspecte, qu’il était très difficile d’affirmer qu’il ne s’agissait pas d’une simulation : après tout, on n’avait que sa parole - enfin, son écriture -, mais comment prouver qu’il disait - pardon ! qu’il écrivait - vrai ?

Son histoire paraît inouïe, aucune cause physique apparente ne semble expliquer son mutisme, on l’hospitalise donc dans un service de neuro-psychiatrie. Les médecins communiquent avec lui au moyen d’une ardoise et d’une craie, mais il demande du papier et des stylos, pour tenir le journal de sa maladie - on lui avait dit qu’il resterait là longtemps car on voulait lui faire passer des tests psychométriques, des électroencéphalogrammes, lui proposer une psychothérapie comportementale et je ne sais quoi encore.

Il se met donc à écrire, très vite, tout le temps et beaucoup. A tel point qu’il tombe vite à court de papier et se met à écrire à même le mur de sa chambre. Il commence sur un coin de mur en haut à gauche et continue sur le suivant lorsqu’il arrive au ras du sol. Au début, les médecins ont pris sa graphomanie pour une manifestation de compensation, ce type ne supportait pas de ne plus pouvoir parler ; mais au bout de quelques semaines, ça prenait des proportions inquiétantes : les murs de la chambre étaient complètement recouverts d’écriture, il refusait d’écrire sur l’ardoise et, pour lire ses messages, il fallait parfois grimper sur un escabeau ou ramper le long de la plinthe.

Il faisait ça de manière très logique, écrivant ce qui concernait l’hôpital sur l’hôpital lui-même - sur les murs, mais aussi sur les plateaux de repas, sur les draps et les pyjamas, enfin, c’était catastrophique ! -, tandis que le papier qu’on continuait à lui fournir était réservé à son journal personnel, qu’il ne voulait absolument faire lire à personne. De plus, il écrivait aussi des commentaires sur la feuille de température, les résultats d’examens, les fiches d’observation du dossier, le cahier de transmissions des infirmières, bref une véritable invasion.

Un jour, un jeune interne s’énerve après lui et se met à le secouer en disant que c’est un simulateur, un parasite, qu’il se fait nourrir aux frais de l’hôpital, etc... Le soir suivant, Marcoeur se glisse dans la chambre de garde et écrit "Je Sais" sur le front de l’interne endormi. Comment parvient-il à écrire sans le réveiller, c’est un mystère, mais comme vous l’avez compris, nous avons affaire à un homme très habile lorsqu’il a un crayon entre les mains...
A son réveil, en pleine nuit - on l’appelait pour un delirium tremens -, l’interne débarque aux urgences le front tatoué. Je ne vous raconte pas les fous-rires. Les malades en tombaient de leurs brancards. Et comme Marcoeur avait utilisé un de ces crayons indélébiles avec lesquels on tatoue les zones à irradier chez les cancéreux, le malheureux interne a gardé ça sur son front toute sa vie. Pas de chance, Marcoeur n’avait pas signé, sinon, le gars aurait pu faire payer la visite !

Ils traversent la rue et se retrouvent devant la vitrine d’une librairie. En dévidant l’écheveau de son histoire, Frédéric s’est animé, il n’a presque plus mal, tout au plus l’estomac un peu barbouillé. Alice le regarde intensément.
- Excusez-moi ! je m’excite, je me laisse entraîner ! Belle histoire, non ?
- Vous en parlez avec beaucoup de passion...
- Un peu trop peut-être... C’est une aventure tellement inouïe...
- Et qu’est-il arrivé à Marcoeur lorsqu’il est sorti de l’hôpital ?
- Mmmhh, je ne sais pas si vous auriez la patience de m’écouter, c’est une longue histoire et... Il éclate de rire. ... et je viens de l’inventer ! Marcoeur ! Les cahiers marcoeur ! quel canular, ce nom ! Mais vous voyez, ça m’inspire... »

Blessée, Alice sort de son sac un paquet rectangulaire enveloppé dans un sac en plastique frappé d’un sabre de samouraï. Elle le lui tend. Il le prend.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Votre cadeau d’anniversaire. Je n’ai plus envie d’attendre mardi. Lisez-le, au lieu d’inventer des idioties.

Avant qu’il ait fait le moindre geste, elle pose la main sur la nuque de Frédéric, se hisse sur la pointe des pieds, dépose un baiser sur ses lèvres et s’en va.
Frédéric s’ébroue, frissonne en la regardant s’éloigner. Lentement, sans ouvrir le paquet, il rejoint la Renault blanche garée un peu plus bas.

Sombrement, il pense : « Ça fera bientôt sept ans. Il est trop tard mais c’est gentil tout de même... »

P.S.

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Merci à Louise Kelso-Bartlebooth pour la mise en page de cet épisode.


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