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"Les Cahiers Marcoeur", 7e épisode
La Chemise Mauve : Emmanuel

13 mai 2004

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LA CHEMISE MAUVE : EMMANUEL

FRAGMENTS D’UN ITINERAIRE CIRCULAIRE (1) :

Célébré. Adulé. Admiré. Appelé sur l’estrade sous les vivats et les applaudissements. Une superbe créature fourreau rouge et regard dévorant, promettant ses lèvres carmin (et le reste) s’avance, tenant - caressant - le trophée du Grand Prix International de Littérature de la Ville de Tourmens, sculpture en bronze lourde et belle, mi-plume de stylo, mi-corps de femme stylisé. Au moment où l’orchestre démarre sur La vie en rose, lever la main, tâtonner - oui c’est ce foutu réveil il est sept heures quinze.
La mort dans l’âme, abandonner le lit et se lever.
Ne pas allumer la lumière.
Grommeler.
Se frotter le dos, comme si ça pouvait l’empêcher d’être douloureux.
Enfiler les mocassins froids. Le bonheur, c’est quand le cuir des mocassins n’est plus froid : ça veut dire que c’est l’été.
Ramasser le livre à tâtons.
Passer la veste molletonnée.
Se gratter le coccyx. (Agrandir dans le tissu le trou provoqué par les grattages matinaux successifs.)
Penser à se racheter un djoguaingue.
Traîner des pieds.
Descendre dans la cuisine.
Allumer.
Ouvrir les volets, même s’il ne fait pas encore jour. La nuit est moins sinistre que le reflet de ces volets métalliques derrière les vitres.
Tousser.
Faire couler de l’eau dans la casserole.
Avoir envie de pisser.
Poser la casserole sur le feu.
Aller pisser. Soupirer d’aise en sentant combien le cagibi est tiède, quelle géniale idée d’avoir installé les toilettes près de la chaudière.
Pisser.
Remonter le chauffage.

L’eau s’est mise à bouillir : baisser le feu sous la casserole.
Poser un couvercle sur la casserole.
Ouvrir les placards.
Sortir le café, le thé, le chocolat, les petits pains grillés, le beurre salé et le beurre sans sel, le sucre, le confit d’amandes ; des couteaux, des cuillères, des tasses, des bols, des assiettes.
Mettre du thé dans la boule à thé.
Poser le porte-filtres sur la chope en grès.
Verser quatre mesures rases de café dans le filtre.
Couper du pain.
En glisser trois tranches dans le grille-pain.
Se gratter le coccyx.
Se laver les mains.
Se gratter le dos, ça ne va pas fort en ce moment.
Penser à se faire une ordonnance d’acnécide vitaminé.
Entendre le couvercle tressauter sur la casserole.
Oter le couvercle.
Verser de l’eau sur le café. Une larme au centre. Un filet sur la périphérie.
Regarder la poudre noire boire le liquide discrètement trouble - il doit encore y avoir du calcaire dans les tuyauteries.
Entendre sonner le réveil de D. - donc il est sept heures trente-cinq.
Se frotter les yeux.
Se dire qu’on aurait dû se lever plus tôt. Pour avoir le temps de lire un peu avant la charge des bisons.
Aujourd’hui, c’est raté.
Reverser de l’eau sur le café.
Ecouter le liquide s’écouler au fond du récipient.

Boum ! - Allons, bon. Se dire que si dans deux secondes on n’a pas entendu de hurlement, ce n’est pas une chute mortelle. Encore P. qui essaie de sortir de son lit seul, et je n’ai même pas une boîte à sutures si jamais il s’ouvre une arcade. Se voir débouler aux urgences le môme sous le bras, du sang partout : « Ah ben qu’est-ce que tu fais là, Manu ? C’est ton petit dernier ? Ah, dis donc ! qu’est-ce qu’il est grand ! (Remettre le pain à griller une seconde fois) - Oh ! bonjour Monsieur, vous venez nous rendre visite ? Vous êtes matinal ! Qu’est-ce qu’il a le petit bonhomme ? Oulalalala, il est salement amoché ! Et son Papa ne l’a pas recousu ? Evidemment bien sûr ça se comprend ses enfants on hésite... »
Toujours pas de hurlement, peut-être simplement M. qui a fait tomber sa pile de livres de la table de nuit en se retournant dans son sommeil...
Reverser de l’eau.
Regarder s’il y en a assez. On dirait bien.
Enlever le filtre.
Sortir le pain du gril.
Se brûler, bien sûr.
Passer à table.
Se relever immédiatement pour remplir la casserole, remettre de l’eau à chauffer.
Penser à sortir le lait.

Ramasser le livre posé au bout de la table.
Caresser la couverture d’une main en buvant une gorgée de café de l’autre.
Le laisser à distance (le livre, pas le café) pour se tartiner les tranches grillées. Une de beurre doux, une de beurre salé, une de confit d’amandes.
Les empiler sur l’assiette.

Penser à demander à Maman si elle n’aurait pas encore un pot de confitures de fraise au fond de la réserve. Ne pas regarder le livre, ne pas le feuilleter, ne pas lire les premières pages. Surtout, ne pas lire les dernières - déjà lu la quatrième de couverture dans la librairie l’autre jour, c’est bien assez. Attendre le BON moment. Penser : « Se mettre à lire, c’est aller vers la fin. » C’est comme le désir. Dès qu’on pose la main sur l’objet du désir, tout est consommé. L’approche, l’attaque, l’étreinte, le plaisir, la chute, le silence. Comme l’écriture. Ça n’est véritablement bon qu’avant, quand tout est encore dans la tête, si beau si grand si imposant qu’on se dit :« Jamais, non jamais personne n’a eu cette idée-là, je suis le premier le seul, ce livre ne ressemble à aucun autre ».

Dès qu’on commencera à cracher de l’encre, ce sera foutu. Il faudra se mettre à sa table et écrire, se mettre devant sa machine à écrire ou son ordinateur et écrire, écrire pendant toute la journée et pendant toute la nuit, écrire au kilomètre, esquisser un plan, donner des titres aux chapitres, mettre des grands I et des petits a, prévoir l’emplacement des notes, faire des ébauches, mettre un mot à côté d’un autre, entre parenthèses ou en italiques, regarder dans un dictionnaire, relire, effacer, jeter, réécrire, attendre que ça vienne, essayer d’arracher à quelque chose qui aura toujours l’air d’être un barbouillis inconsistant quelque chose qui ressemblera à un texte, ne pas y arriver, ravaler sa superbe, faire des concessions.

Retrancher. Raccourcir. Supprimer. Détruire... Et ça ne sera jamais aussi beau que dans la tête. Et même si on te le file, Le Prix International, tu éprouveras de la honte à le recevoir : Comment auront-ils pu penser que ce machin est formidable alors que tu le trouves malingre et poussif... Ah ! s’ils avaient pu jeter un coup d’oeil - toc ! toc ! - là-dedans avant que tu ne l’écrives, alors là, d’accord...

Reprendre une gorgée de café. Se dire qu’elle est encore plus mauvaise que la première et il vaudrait mieux mettre de l’eau minérale ou de l’eau de pluie ou de la neige dans la casserole plutôt que cette flotte qui vous chlore le nez.

Regarder le livre. Les deux noms sur la couverture. Les mains et le stylo levés, comme en attente. Se dire : « Je le savais. Je savais que cela finirait par arriver. » Au moment où on tend la main vers le livre, entendre la dégringolade dans l’escalier, les voir déjà autour de la table : M. la tête baissée :
- J’ai pas faim ;
T. le nez dans son bol de chocolat :
- Je peux avoir du lait froid s’il te plaît Papa ? ;
P. patouillant dans les céréales malaxant le beurre hurlant :
- Tatttaaaattaa, pour qu’on lui verse du jus d’orange - Tiens ! - Taaaaati ! - Y’a pas de quoi mon bonhomme à ton service...
Bref, la lecture c’est rapé. En prendre son parti et son mal en patience...

« - J’veux encore du pain grillé ! - Une seconde, tu vois bien que je parle à ton père... qu’est-ce que tu vas faire ce matin ? »
Hausser les épaules.
« - Ben, écrire, cette question ! ... - Ça ne t’embête pas de les garder jusqu’à ce que Maman vienne les chercher ? - A quelle heure ? - Je sais pas, vers neuf heures et demie dix heures. »
Re-hausser les épaules.
« - On fera avec, j’ai pas le choix n’est-ce pas ? - Oh ne commence pas de bon matin ! - Je commence pas, je commence pas. »
Penser que c’est bien ça, le problème.

Une fois que D. a fini son déjeuner, enfilé son manteau et ses bottes : « - Bisous mes enfants, je reviens tard ce soir, vous vous souvenez ? Vous allez chez Mamie, Papa viendra vous chercher après dîner... Bon, j’y vais, je peux t’embrasser ? Je rentre par le train de 23 heures. - Je sais. - A ce soir. - C’est ça... » Essayer d’être aussi froid que le cuir des mocassins au réveil. Pour voir. Essayer de piquer encore plus que les autres matins. Si c’était possible. Fermer la porte sans attendre qu’elle se retourne au revoir de la main.

« - Papa, on peut regarder TransAtlantic ? - Sûrement pas. - Oh ! dis Papa rien qu’un peu. - Négatif. Bain à prendre. Il est déjà huit heures et demie et votre grand-mère. »
Mettre tout le monde dans la baignoire qu’on a pris soin de remplir pendant le petit déjeuner. Faut le temps. Une bonne demi-heure. Une baignoire carrée, mine de rien ça pompe. Pas assez de pression, remplie qu’à moitié mais pour que ça ne refroidisse pas faire couler de l’eau bouillante. Quand on y entre, c’est correct. Un a chaque coin.

Surveiller P. du coin de l’oeil, qu’il ne joue pas les sous-marins, ça ne se met en apnée automatique que jusqu’à neuf mois les nourrissons ; après, c’est le bouche à bouche le samu la réa « - Bonjour, M’sieur Manu ! Et comment ça va ? C’est votre petit dernier ? Ça faisait longtemps qu’on ne vous avait pas vu depuis l’autre fois les douze points de suture - Quelle corrida ! Et là vous dites dans la baignoire ? Vous n’avez pas réussi à lui faire le bouche à bouche ? Eh ben ! Heureusement que vous connaissez le numéro des urgences ! et qu’le chauffeur connaît le chemin jusqu’à chez vous - c’était très sympa ce petit pique-nique il y a combien ? ah ! oui... un an avant que vous nous quittiez et même qu’on était venus avec le camion - Heureusement d’ailleurs, pasque quand le petit Pierre il a inhalé son olive... »

Frissonner.
Décider qu’il est l’heure de sortir.
Sortir de la baignoire.
Inonder la moquette : le peignoir est trop loin. « - Allez, on sort ! A qui le tour ? - Pierre d’abord ! » Hurlements : veut pas lâcher son bateau. « - Tiens ! ton foutu bateau. »
Envelopper.
Frotter le ventre. Frotter le museau. « - Coucou ? Ah ! le voilà. » Rigolade. Chatouilles. Hurlements à nouveau mais pas les mêmes. « - Ta ! Taaaaaa ! - Quoi, "ta" ?... Tu veux que je le prenne ? Donne moi ça héééémerde y’avait de l’eau savonneuse là-dedans » foutu gosse à la noix bateau de mes deux.
Recommencer à frotter. « - Bouge pas... Bouge pas, j’te dis ! » Huuuuuuuurle-Clac ! sur la cuisse. Non mais. C’est ça, suce ton pouce. « - Vous sortez de la baignoire, les grands ? - Je veux pas que Mathieu me regarde ! - Ouaaaelle a honte de montrer ses feeeesseuu. - Tais-toi et va t’habiller dans ta chambre. - Mais y fait froid ! - Veux pas le savoir. - Méchant Papa ! - Tais-toi, ou je t’envoie bosser à la mine. - Pas cap’ ! »
Grommeler. Ignorer superbement le défi. « - Bon, à nous deux, petit bonhomme : un bras... l’autre bras... la tête... Où il est ton nez ? Oui ! Et tes oreilles ? Oui, mon lapin !... »

Regarder la cuisse et trouver que c’est rouge, la marque des doigts se voit vraiment bien, heureusement c’est l’hiver pantalon long la grand-mère le verra pas. « - Un pied... L’autre... Debout... Debout ! que je te ferme ton pantalon. Les bretelles... Voilà ! Coup de peigne. Bouge pas. T’es beau. Je te pose. Tu vas pas dans l’escalier, t’as compris ? A l’hosto la radio est en panne, t’a compris ? »

Se mettre à éponger la flotte de la moquette, se frotter les cheveux pendant qu’on y est, essorer les serviettes, récupérer le savon où il est passé putain de baignoire trop grande merde il est tout fondu...
« - Papa ! t’as pas vu mon ruban rouge ?... Papa ! t’as pas vu mes chaussettes ?... Papa ! Maman m’a pas sorti de collant !... Papa ! t’es sûr qu’il fait froid ?... Papa ! c’est quand qu’on va voir Les mystères de Mars ?... Papa ! Pierre y m’prend mes images de Baleine blanche !... Papa ! tatatapatiaWWWWWWAAAAAAAAAAAAAAAHHHH ! »

Se ruer dans la chambre. (Leur tordre le cou, aux garçons. A la fille aussi, témoin gênant. Cacher les cadavres sous le lit en entendant la belle-mère arriver. Nonon... ils sont partis avec leur mère, elle devait vous les emmener, elle ne vous l’a pas dit ? ) « - Je VaiVouTuer ! - Pas cap’ ! - Tu la veux, ma main ? - Papa ! regarde, c’est Mamie elle est là ! - Mais c’est pas vrai elle est tombée du lit ? - Boum ! - Qu’est-ce que-WAHAHAHAHAHAHAH !!! »

(Pour identifier du premier coup le cri de rage-M’a pris mon ballon / le cri de douleur-Mon doigt dans la porte / le cri de victoire-Y m’avait cherché / le cri d’angoisse-L’armoire est tombée sur Pierre, se reporter au Manuel de Pédiatrie Stratégique du Docteur Emmanuel Zachs, pages 230-257.)

« - Qu’est-ce qui se passe encore ? - C’est rien, c’est Pierre qui a fait tomber les livres, il a eu peur. - Y’a quelqu’un ? Emmanuel, les enfants, vous êtes là ? - MamiMamie ! - Comment, tu n’es pas encore habillée ma petite fille ? Et tu as les cheveux tout mouillés ! Vous ne devriez pas la laisser comme ça toute nue vous un médecin je ne devrais pas avoir à le dire, elle va attraper du mal ! »
Inspirer à fond.
« - Bonjour Antonia, vous allez bien ? - Et vous ? Ça avance, votre travail ? - Ça va, ça va. »
Grincer des dents. Surprendre le regard un peu navré de la Mamie. Regarder plus bas. Ricaner bêtement. Refermer le peignoir béant.

Finir d’habiller tout le monde. Ne pas oublier les livres de l’un, les jeux de l’autre, les couches de rechange pour le troisième - « C’est normal qu’il ne soit pas encore propre à son âge ? Vous êtes sûr ? Avec tout ce que les bébés sont capables de faire ? Vous avez vu l’autre soir l’émission sur les bébés qui font des intégrales à trois inconnues ? Viens mon chéri, Mamie va te coiffer. »

Enfourner tout le monde dans la voiture. « - Attends, petit bonhomme je t’attache. Un bras... L’autre bras... Oui, c’est serré mais autrement tu percutes le pare-brise et là gros bobo. Mais ! T’as pas mis tes chaussures, toi ! T’as encore tes pantoufles et de la neige dessus c’est pas vrai je rêve... !
_ - Papa ! tu nous donnes la cassette qu’on écoute quand tu nous emmènes à l’école ? Tu sais la bleue où le monsieur y parle aux bébés et y dit qu’il est un grain de sable ? Tu veux bien Mamie ?
- Mais oui ma chérie... C’est quoi, cette cassette ?
- Euh je... faut que je la cherche dans ma voiture...
- Ça ne fait rien, allez-y, je vous attends, si ça fait plaisir aux enfants... »

Grommeler mais traverser quand même la cour en mocassins sur la neige merdemerdemerde. S’escrimer après la porte gelée du garage, ouvrir la voiture, farfouiller dans les cassettes entassées sur le tapis de sol côté passager où je l’ai foutue encore cette putain de merde de bordel de.
La trouver.
Retraverser la cour dans l’autre sens mocassins trempés pieds glacés je vais y avoir droit à la pneumonie.

« - Voilà !
- Oh, merci Papa chéri adoré de mon coeur que j’adore très fort tout plein !
- Bon, eh bien ! à ce soir ? Je les ferai dîner. Je sais qu’ils mangent mieux à la maison qu’ici, enfin vous n’avez pas le temps de faire à manger. A ce soir ! Travaillez bien !
- C’est ça, c’est ça. »
Claquer la portière, enfin. Au revoir au revoir. T. est déjà plongée dans un livre, M. agite un de ses revolvers en guise d’adieu, P. change de pouce pensivement, Antonia glisse la cassette dans la salle d’attente/de la gare de Nantes/j’attends...
Protestations :
« - C’est pas cette chanson-là, c’est après !
- Attends, je rembobine... »

Le meilleur moment, c’est lorsque le bruit de moteur s’éteint, et que je me retrouve seul, avec l’impression d’être enfin moi-même, plus le mari le gendre de quelques-unes le père de quelques autres.
Je sais bien que je devrais être en train d’écrire autre chose que ça, autre chose que la transcription d’une tranche de vie (si seulement je pouvais tout incorporer au roman ! mais ce serait trop beau). Je me console en me disant qu’il faut sûrement faire le ménage se dépouiller de tous les fragments d’évènements qui nous encombrent avant de se mettre à écrire l’essentiel.

Emmanuel tire deux traits sous ce qu’il vient d’écrire, pour se signifier vigoureusement qu’il va passer à autre chose. Il repose le stylo, feuillette le cahier dans lequel il écrit depuis bientôt deux heures, glisse le pouce et l’index sous ses lunettes pour se frotter les yeux, se gratte le menton, saisit entre deux doigts une touffe de barbe pour en faire une tresse, cherche des yeux sa montre dans le fouillis de la cuisine. Il a l’intuition que ça doit faire deux heures. Il se dit : « J’espère que là-haut ça ne crépite plus, y en a marre. »

Quand tout fonctionne en même temps dans le bureau : le fax, l’ordinateur, le comitex, la photocopieuse, le téléphone et le répondeur de la ligne spéciale, il ne s’entend plus taper sur le clavier. Or, pendant qu’il écrit, c’est cela qu’il aime : le bruit de ses doigts tapotant le clavier. Il se réfugie alors dans la cuisine.

Il feuillette à nouveau le cahier. Oui, deux bonnes heures. Le plus drôle c’est qu’il ne faut sûrement pas tout ce temps-là pour relire. Il ramasse son alliance ; il l’a ôtée lorsqu’il s’est mis à écrire. Le jour de son mariage, son annulaire avait doublé de volume. L’alliance était trop petite. Il l’ôta le lendemain, resta sans alliance pendant une semaine. On la lui rendit bien trop grande : le bijoutier avait mesuré un doigt gonflé. Il décida de la porter à la main droite. Depuis, il l’ôte chaque fois qu’il écrit ou qu’il tape. Il lui arrive parfois de la laisser sur la table, et Dolorès la lui rapporte sans un mot. Il voudrait bien la perdre. Mais est-ce que ça changerait quelque chose ?

Il ne trouve pas sa montre. Il a dû la laisser sur le bord de la baignoire. Il faut qu’il sache quelle heure il est, qu’il apprécie l’ampleur de son retard, l’importance du désastre. Il pose amoureusement la main à sa droite, sur la chemise mauve contenant son travail d’hier soir tard. Une quinzaine de feuillets qu’il faudra reprendre « Parce que bon ! ce n’est pas encore vraiment rédigé, y’a rien que des notes », mais il n’a jamais été aussi proche du but.

A présent il sait d’où il part, il sait où il va, c’est bien clair dans sa tête. Rédiger tout ce qu’il faut mettre entre les deux n’est plus qu’une simple question de temps, ce sera de toute manière moins pénible que pondre un article sur la place des vitamines dans l’alimentation des patients de 75 à 95 ans : pas besoin de se taper quarante-neuf articles référencés en anglais, pas de rédacteur en chef qui garde le résultat sous le coude - « Je vais étudier ça au calme ce week-end » - et le ressort trois mois plus tard en disant : « Ton article sur les vitamines c’était pas très bon mais on manquait de matière pour le prochain numéro alors je l’ai réécrit complètement pour aller plus vite mais on mettra mon nom après le tien et tu seras payé au tarif d’auteur. »

Il ouvre religieusement la chemise sur une feuille constellée de signes cabalistiques, au milieu desquels trône une grille de mots croisés dont les cases noires n’occupent que la diagonale. Il sourit en repensant au plaisir ressenti hier au moment de l’illumination, l’idée géniale, la structure parfaite, l’ordonnancement merveilleux, un miracle quasiment tombé du ciel ; le prochain qui dit que l’inspiration n’existe pas, il lui rit au nez.

Il grimpe au premier. Mais où est cette montre ? Pas dans la salle de bains. Alors ? A côté de l’imprimante, peut-être ? Il grimpe au second. Comme il a pensé à mettre la cale en sortant, pas de problème pour ouvrir la porte du bureau, cette fois-ci. Où est cette montre ? Non, pas près de l’imprimante, pas sous les papiers, pas dans le fauteuil. Mais où, alors nondedieu ? Il faut qu’il redéfinisse son programme de la journée. A propos de programme, ne lui a-t-il pas semblé lire que... ?
Il sort du bureau en trombe, dévale l’escalier du second étage, s’engouffre dans celui du premier et déboule dans le séjour. Où est le TéléGuide ? Ah, voilà. Ciné... Télé... Tiens, ils passent Sergent York vendredi soir... Radio ! Mardi 22 : L’Archipel des Mots. Soirée spéciale. « La vie, la ville, l’écriture » Invité : Jérôme Cinoche pour Les Cahiers Marcoeur, Volume IX. Avec la participation de B. Gutyer, L. Desormeaux, P.L. Yuth, R. Baretto, D. Bonelli. Débat animé par Alexandre Fiole.

- Faut que je marque ça, autrement j’y penserai plus ! Emmanuel referme le magazine, gravit les escaliers quatre à quatre, inspire un grand coup devant son bureau en se rappelant qu’il a oublié de remettre la cale, parvient miraculeusement à ouvrir la porte en moins de quinze secondes et entreprend de remuer ciel, terre et paperasses à la recherche d’un surligneur rose, celui qu’il a acheté il y a huit jours, il doit bien être quelque part.

Un quart d’heure et pas mal de jurons, trépignements et bon dieu de merde qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu de merde plus tard, Manu redescend, sinistre, son magazine à la main. Il n’a pas retrouvé le surligneur, probablement subtilisé par Tara hier soir : « - Papa ! je peux t’emprunter deux feuilles de papier ? - Mmmhouima puce mais après tu me laisses tranquille. - Qu’est-ce que tu écris ? - Quelque chose, poussin. Laisse-moi. - Je peux prendre ça aussi ? - Mmmoui, d’accord, mais fous-moi la paix, tu veux bien ? »

Il jette rageusement le TéléGuide dans le porte-revues.
Ecrasé par l’injustice du monde, il décide de se refaire du café. Il traîne ses mocassins vers la cuisine. Quand il traverse le couloir, la moquette lui semble poussiéreuse. Il faudrait passer l’aspirateur tiens ! Mais il faudrait d’abord ramasser les jouets des enfants...

Dans la cuisine, les reliefs et la vaisselle du petit déjeuner n’ont pas eu l’amabilité de se débarrasser seuls. La pendule marque 12 : 45. Il faut ranger. D’abord le livre... Oh ! non, c’est quoi, cette tache dessus ? Du chocolat, évidemment. Heureusement, la couverture est plastifiée. Emmanuel l’essuie vigoureusement, sort dans le couloir et pose le livre sur les marches. Dans l’escalier aussi il faudrait passer l’aspirateur.

En faisant la vaisselle il pense à l’émission de la veille. Ah, si Cinoche venait à l’émission avec les Cahiers Manufacturés sous le bras ! Il suffirait que quelques dizaines de lecteurs anonymes le recommandent à Marie-Françoise Parr. Elle l’inviterait, c’est sûr : « Cette semaine, nous accueillons Jérôme Cinoche que vous connaissez tous, mais pour une fois ce n’est pas pour le faire parler d’un de ses livres. Pour l’interroger, parmi les lecteurs qui nous ont écrit, trois hommes et trois femmes nous ont rejoints. L’un d’entre eux va nous présenter notre invité, je lui passe la parole... Emmanuel Zachs vous êtes médecin mais vous n’exercez pas en ce moment je crois... »

Oui, ce serait formidable. Il suffirait de lui écrire...
Prêt à remonter dans son bureau pour s’asseoir devant l’écran, écrire à M.F. Parr et changer radicalement le cours de son existence et de la littérature, Emmanuel sort de la cuisine, pose une main savonneuse sur la rampe, et s’arrête net. Non, pas aujourd’hui. Demain. Il lui suffit de noter mentalement qu’il doit marquer sur son agenda de penser à écrire à Parr dès demain matin. Aujourd’hui, il n’a pas le temps. Il pensera à le faire en reportant sa liste de notes mentales un peu plus tard. Ou ça lui reviendra entre temps. Oui, ça lui reviendra certainement. C’est si important qu’il ne peut pas l’oublier. Enfin, il vaudrait tout de même peut-être mieux l’écrire tout de suite.

Il regrimpe au premier, entre dans la chambre, cherche un crayon, un stylo, quelque chose, n’en trouve pas, pénètre chez Tara, ouvre un tiroir, farfouille et en exhume le seul crayon - vert - dont la mine soit encore intacte. Une fois redescendu dans la cuisine, et après s’être essuyé les mains sur son djoguaingue, il ouvre le livre et, sur la page de garde inscrit un seul mot : Parr, avant que le crayon ne cède. « Ce qui est écrit ne peut plus tomber dans l’oubli », pense-t-il avec satisfaction.

Lorsqu’il a fini la vaisselle, essuyé la table, pris note mentalement de racheter des éponges double-face et passé un coup de balai dans la cuisine, Emmanuel se rappelle qu’il projetait naguère de refaire du café. Il ramasse donc la casserole, la remplit, pose le couvercle dessus et allume le gaz. Il plie les serviettes de table, pense qu’il y a aussi de la lessive à faire - l’aspirateur et la lessive et ça ira comme ça. Il ouvre la porte du cagibi de la chaudière, attrape l’aspirateur et le traîne jusqu’à la salle. Le tapis, le carrelage et le couloir, ça suffira. S’il se met à épousseter les meubles, Dolorès va s’en rendre compte et ce soir elle dira : « - Mais qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? Tu n’as pas écrit ?
- Si, si, mais je trouvais la maison vraiment dégueulasse, alors j’ai un peu rangé.
- Qu’as-tu écrit ?
- Oh, un truc...
- Mais ça a un rapport avec ton roman ?
- Mais TOUT a un rapport avec mon roman, tu le sais bien ! »

L’aspirateur s’éteint dans un sanglot. En levant les bras au ciel, Emmanuel a arraché du mur la prise déjà branlante. Il considère d’un oeil vide le carré de plastique qui pendouille au ras du sol, au milieu d’un petit tas de gravats. Immédiatement, il se dit qu’il ne peut pas laisser ça en l’état, avec les enfants... (Voir les chapitres dix-neuf : « Les brûlures au troisième degré » et vingt-cinq : « Electrocution accidentelle et respiration artificielle des nourrissons » du Manuel de Pédiatrie Stratégique).

Après avoir délicatement séparé la fiche de l’aspirateur de la prise énucléée, il se dirige d’un pas décidé vers le cagibi. Il commence par couper l’électricité puis farfouille dans le carton dans lequel fut naguère livrée la machine à laver et qui lui sert depuis à entreposer ses outils, ustensiles et matériaux de bricolage divers. Il en émerge environ vingt minutes plus tard - ayant saisi l’occasion pour faire un peu de rangement -, muni d’un tube minuscule contenant de quoi cimenter la statue de la Liberté à son socle pour les trois siècles à venir, et qu’il s’est acheté - en promotion - lors d’une de ses escapades à l’HyperMagMa, ce genre de colle ça peut toujours servir un de ces jours, la preuve.

Un certain temps plus tard, il contemple la prise à nouveau fixée au béton - de guingois, certes, mais solidement. Tandis que, serein et totalement oublieux des raisons de sa colère antérieure, il remet l’aspirateur en marche pour reprendre le cours de son nettoyage, le téléphone SONNE !

« J’écoute ! » hurle Emmanuel, hors d’haleine : c’est qu’il lui a fallu d’abord identifier la stridence par-dessus grondement de l’engin, sortir en courant de la salle, s’emmêler dans les chaises empilées dans le couloir, ramper jusque dans la chambre à coucher - il y a bien un téléphone dans la salle, mais l’aspirateur est en marche - avant d’atteindre le récepteur à la septième ou huitième sonnerie.

Un long silence. Un cliquetis familier qui ne survient que quand Elle appelle, une respiration un peu courte. Emmanuel renverse la tête en arrière, et dit d’une voix suave :
« - Bonjour, Maman.
- Bonjour, mon fils. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as couru ? Je te dérange ? Tu étais dans ton bureau, tu écrivais ?
- Non, non tu ne me déranges jamais. Ça va ? »

Un nouveau silence, suivi d’un soupir puis d’un « Ça va ». Le « Ça va » catégorie 12bis, situé entre le « Ça va » des mariages et naissances (larmes dans la voix, dragées sur la table) et celui des enterrements et cancers variés - indescriptible mais caractéristique (Cf chapitre 99 : « Dialogue avec les grands-mères », op. cit.). Pris d’une brusque angoisse, il enchaîne :
« - Pourquoi m’appelles-tu ?
- Pour rien, mon fils, pour rien, ne t’inquiète pas. Je voulais juste avoir de tes nouvelles.
- Ah ! bon, parce que c’est pas ton heure.
- Pourquoi ? Tu étais à table ?
- Euh, non. Pourquoi, quelle heure est-il ?
- Une heure et demie, tu n’as pas mangé ?
- C’est vrai ? Il est si tard ? Oh, zut...
- Tu n’as pas l’heure ?
- Si, mais j’ai laissé ma montre quelque part.
- Et les enfants, ils vont bien ? Ils sont là, je peux leur parler ?
- Non, ils sont partis chez Antonia. Il y a une petite fête dans son quartier, elle est venue les chercher pour la journée.
- Ah, c’est bien, tu vas pouvoir écrire. Ça avance ?
- Mes traductions ? J’ai fini, je les ai rendues à l’éditeur.
- Tu avais des traductions à faire ? Je ne savais pas !
- Mais si, je te l’ai dit, deux romans et un recueil de nouvelles...
 [1]_ - Je t’assure mon fils, je l’ignorais complètement, tu ne m’en avais pas parlé...
- Ecoute, j’en suis sûr, je te l’ai dit il y a six mois quand l’éditeur...
- Mon fils, n’insiste pas ! j’ai une très bonne mémoire, et je t’assure que non. Mais tu n’avais pas un roman à finir ?
- Euh, si bien sûr, les traductions c’est juste pour gagner ma vie pendant cette année.
- Justement, je voulais te demander, je me fais beaucoup de souci, ça n’est pas trop dur, financièrement ? Elle est courageuse, ta femme, de gagner seule l’argent du ménage pendant que tu restes à la maison ! Tu l’aides, au moins ?
- Bien sûr, Maman, bien sûr. Tiens ! quand tu as appelé, je passais l’aspirateur.
- Ah, c’est gentil, ça. Tu me feras lire tes traductions ?
- Euh, oui, enfin, quand elles auront paru, mais tu risques de trouver ça un peu...
- Un peu dur à comprendre ? Tu sais, ta mère n’a pas fait d’études, mais elle n’est pas complètement idiote !
- Non, bien sûr, Maman, je ne voulais pas dire ça du tout... »

Nouveau silence. De peur d’en arriver à l’instant crucial, il enchaîne :
« - Et toi, quoi de neuf ? Tu as eu ma soeur au téléphone, ces jours-ci ?
- Oui, mais Manouchéri, tu pourrais appeler tes frères et s ?ur, tout de même... »

Emmanuel déteste que sa mère l’appelle Manouchéri. Il répond, assez sèchement :
« - J’aipaltemps.
- Pas le temps ? Tout de même, mon fils, tu prends un an de disponibilité pour écrire, tu passes toute la journée chez toi et tu n’as pas le temps d’appeler tes frères et ta s ?ur une fois par semaine ?...
(Pour leur dire quoi ? pense très fort Emmanuel.)
... d’ailleurs ta s ?ur m’a appelée aujourd’hui en me disant qu’elle allait peut-être t’envoyer ses filles quelques jours pendant les vacances, ça fera plaisir aux petites de revoir leurs cousins.
- Et eux, où vont-ils ?
- Aux Baléares quinze jours, pour se reposer. Ils sont si fatigués... Tous ces congrès...
- Ah, oui. Les pauvres.
- Quand est-ce que je vous vois tous les cinq ? La semaine prochaine ? Tu pourrais venir chercher tes nièces ici...
- Euh, ben, c’est à dire, si Dolorès n’a rien de prévu et puis si je n’ai pas trop de travail...
- Mais tu peux l’emporter, ton travail, non ?
- Oui... enfin, non ! Je ne peux pas emporter l’ordinateur, tu sais, et je travaille presque toujours sur l’ordinateur...
- Il ne tient pas dans le coffre ? Il y a des prises de courant, chez ta mère, tu sais !
- Mais ManMan tu t’rends pas compte, c’est très gros ce n’est pas pratique...
- De toute façon depuis que tu as cet ordinateur, je ne te vois plus. Tu viens un jour, tu repars le lendemain, je me demande ce que je t’ai fait, et ton père...
- Ah, tiens ! à propos comment va-t-il ? »

Silence. Long silence. Très, très long silence.
« - Il va... Il va. Il demande à te voir. Manou, je voudrais que tu viennes la semaine prochaine. Tes enfants seront en vacances. Je voudrais te voir, je voudrais les voir. Et lui aussi voudra les voir.
- Pas... pas la semaine prochaine, je ne peux pas.
- Quand, alors ? (Il sent qu’elle s’énerve)
- Cette semaine. Samedi, dimanche. On repartira lundi matin. On reviendra plus longtemps une autre fois.
- Bon. Samedi, alors ?
- Samedi. Tu vas m’excuser mais je...
- Tu es pressé ?
- Euh, non mais il faut que je finisse mon ménage... »

Un silence. Il la voit très bien hocher la tête de droite à gauche d’un air las, et après de multiples formules d’adieu, d’abord un peu tendues, suivies d’ « Excuse-moi Je suis un peu énervé », « Pardon Je sais que ce n’est pas facile » et de « Pour toi non plus mais tu ne me facilites pas les choses enfin on en reparlera une autre fois je t’embrasse Moi aussi », elle raccroche. Il attend le retour de la tonalité pour raccrocher à son tour, sans savoir s’il est soulagé ou plus inquiet qu’avant. Elle n’avait pas sa voix angoissée aujourd’hui. Qu’est-ce que ça peut bien cacher ?

Encore tremblant à l’issue de l’épreuve, oubliant complètement la lessive, la vaisselle et l’aspirateur grondant au rez-de-chaussée, il grimpe quatre à quatre dans son bureau, traverse la porte en y laissant la découpe de sa silhouette, saisit un cahier et un stylo, plonge la tête la première dans l’escalier et se réfugie dans la cuisine. Il a encore oublié l’eau sur le feu. Le couvercle de la casserole tressaute bruyamment. Dans le fond du récipient chauffé à blanc un filet d’eau finit de s’évaporer. Il vide dans la casserole le contenu de la carafe, provoquant un nuage de vapeur qui se précipite sur ses lunettes. Aveuglé, il se dirige à tâtons vers le placard, s’écrase le nez contre l’un des battants encore ouvert, finit par trouver un filtre de papier, et sort du frigo la boîte de café moulu.

« Celui-ci, murmure-t-il sans bien savoir pourquoi, je le mérite. »

Tombant en cascade dans le cône blanc, la poudre noire vient le consoler de ses souffrances.

P.S.

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Merci à Louise Kelso-Bartlebooth pour la mise en page de cet épisode.


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[1Aventures Galantes de joe Sotzidsu et de Marie Mélamoi, de Joanna Sweetsucker ; Parties, de Jahnette Diggin-Holes et L’amour à cheval (Love is a cowgirl) d’Alexander Gardenia,traduitsdel’américainpar Manuel Szachem - Éditions Privées, 1989.




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