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A propos de "Plumes d’Ange"
"Père juif, mode d’emploi"
Par Patrick Grainville, Le Figaro, 26 juin 2003

30 juillet 2003

Le père : mode d’emploi. Oui, on peut pasticher, à propos du livre de Martin Winckler, le titre du fameux roman de Perec ! Car ce dernier est le maître de l’écrivain, son modèle. N’a-t-il pas pris pour pseudonyme ce nom de Winckler propre à plusieurs personnages de l’oeuvre de Perec. Voici le portrait infini d’un père, monument d’amour et prière. Cette prière juive des disparus, l’asguère, dont Winckler ne garantit pas l’orthographe française, mais qu’il entendait son père prononcer dans son enfance et que, lui-même, va dire pour commémorer la mort d’Ange Zaffran. Prière et puzzle et feuilleton !



Car ce livre profane et sucré a été publié au fur et à mesure de son écriture sur le site des éditions P.0.L. Et la messagerie électronique joue un grand rôle dans le travail d’enquête et de quête entrepris par le fils sur son père. Épopée du père en forme de boîte de réception et d’envoi où sont rameutés tous les documents possibles, informations généalogiques, témoignages d’inconnus.

Ce qui frappe d’emblée, c’est cette puissance de mobilisation, cette boulimie tous azimuts afin que rien n’échappe à cette biographie ardente. L’arbre Ange se déploie jusqu’aux arrière-arrière-grands-parents ! C’est aussi un morceau de l’histoire des juifs d’Afrique du Nord qui nous est conté. Récit linéaire, qui va de la naissance du père jusqu’à sa mort, mais perpétuellement zigzaguant, enrichi d’éléments transversaux.

Une ribambelle de textes nourrit le déroulement chronologique jusqu’à le saturer d’échos : archives de la Grande Guerre, lettres du grand-père Mardochée à sa femme Céleste, articles de loi sur le statut des pupilles de la nation. Car le père d’Ange Zaffran meurt en 1915, au combat. Et c’est un des manques, un des trous de cette immense toile généalogique où les ruptures le disputent aux périodes de plénitude. La trame innombrable comporte des descriptions de films et de photos de famille, des enregistrements du père sur magnétophone. Actes de mariage ou de vente, résumés de nouvelles écrites par le fils durant son adolescence, carnets, journaux... Un monument de miroirs. Une forêt de réminiscences.

C’est en suivant l’émouvant labyrinthe que se reconstitue la figure du père adoré. Son enfance algérienne d’orphelin pauvre et boursier, ses études au lycée où il joue au foot avec un Camus ardent et pugnace, lui aussi. La médecine où il faut conquérir sa place dans un climat d’antisémitisme à peine voilé. Ange est tout fier de raconter, plus tard, à son fils comment il en a remontré à ses pontes, grâce à ses intuitions, à des qualités de diagnostic déjà aiguës. La règle sainte, c’est que la douleur a toujours raison contre le médecin. Et ce dernier obéit à toute une éthique du soin qui est le respect de l’humanité du malade. Le père possède, par-dessus tout, un sens délicat du toucher, une générosité attent

Puis, c’est la guerre de 40, Ange est bientôt démobilisé. La deuxième rupture, après la mort du père, sera le départ d’Algérie en 1961. Ange qui ne veut pas condamner la lutte des Algériens, est menacé d’exécution par l’OAS. Il finit par ouvrir un cabinet à Phitiviers où il exercera toute sa vie. Il s’est marié une première fois, puis a divorcé pour épouser en 1952, Nelly, la mère de Martin Winckler. L’histoire de son premier mariage stérile constitue une des clés les plus bouleversantes du destin d’Ange. C’est là-dessus que va oeuvrer le questionnement du fils, pris, à son tour, dans deux mariages successifs qui reproduisent, en les décalant, le secret et le déni de son père.

Car tout n’est pas transparent dans cette passion qui les unit. Ange ne comprend pas la vocation littéraire de son fils. Il voudrait que ce dernier se calque en tout sur lui. Père magnifique et tout puissant auquel il faut apprendre à résister. Une mère juive, on connaît... Mais quand le père accapare toute la couronne, alors, c’est cataclysmique ! Si Martin épouse en premières noces une femme qu’il n’aime pas et dont il aura des enfants, si, au lieu de partir en Amérique, il persévère dans des études de médecine qui d’abord vont lui peser, c’est parce que son père l’exige. D’un amour abusif et merveilleux. Ce père mourant dont le dernier mot adressé à son fils est : « Merde ! » Il ne faudra rien moins que cinq cents pages pour venir à bout de ce juron, de ce blasphème.

Et que dire de Nelly, la mère qui, à l’inverse du père, manifeste si peu son amour ? Une vocation d’écrivain se joue à travers ces ambivalences. On comprend pourquoi Marc Zaffran choisit le pseudonyme de Martin Winckler. Et ce n’est pas seulement en hommage aux personnages de Perec. Au début de son livre, l’auteur évoque, assez paradoxalement, son « manque de nom ». Plumes d’Ange, c’est, au tréfonds, restaurer une généalogie dévoyée, redresser un arbre splendide et blessé. Martin Winckler ira jusqu’à retrouver, au-delà de sa propre mère, la première épouse de son père ! Extraordinaire retournement, réparateur et secrètement matricide. Ainsi, ce récit, sanctuaire et mausolée d’un amour tentaculaire, est aussi une manière d’Orestie, de sacrilège nécessaire, de florilège fervent. Winckler, le dévoré, le dévorant !

Patrick Grainville




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