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Récit
Papy est mort
par Anne-la-bibliothécaire

3 mars 2004

Tout le monde meurt. Un jour ou l’autre. Est-ce qu’on est prêt à mourir ? Qui sait ! Est-ce que nos proches sont prêts à nous voir mourir ?

Ce beau texte d’Anne-la-bibliothécaire ne répond pas aux questions, mais les pose avec sensibilité.

Je la remercie de la confiance qu’elle me fait en me laissant le publier sur ce site.
Mar(c)tin W.




Tout commence par un coup de téléphone à mon travail. Je n’en reçois jamais.

Tout commence par la phrase d’un de mes frères : "Papy est mort". Je ne comprends pas. Je le fais répéter : "Papy est mort !".

Je comprends ce que je ne voulais pas entendre. Il s’agit de mon père. Depuis la naissance de mes neveux, tout le monde l’appelle Papy, même ma mère.

Il a 84 ans, est en pleine forme, galope toute le journée à droite, à gauche, à la recherche de ses petits et grands bonheurs quotidiens. C’est un passionné. Tout ce qui traite de cinéma ancien le passionne. C’est aussi un grand collectionneur. C’est un homme de passion et de caractère. De fort caractère. Il m’a longtemps impressionnée. Il a le verbe haut et la colère facile.

Certains peuvent penser qu’à 84 ans il avait déjà bien vécu et qu’il pouvait partir... Peut-être, mais pas comme çà, pas si vite. Non ! Je refuse cette idée absurde. Nous commencions à peine à dialoguer - souvent au prix de sérieuses engueulades. A 45 ans j’avais enfin appris à lui tenir tête... prix à payer pour l’atteindre dans ses retranchements...

Entre-nous, trop de non-dits, trop de silence. J’attendais encore beaucoup de mon père. Beaucoup trop sans doute qu’il ne pouvait m’offrir. Peu de mots, peu de gestes d’affection à défaut d’amour. Il y avait tant de choses que j’avais encore à lui dire. A lui faire dire.

Cela ne peut donc pas être vrai. Et pourtant cela est.

Nous sommes le 22 janvier 2004 et mon père vient de mourir seul sur un trottoir alors qu’il se rendait à une visite de routine dans une clinique. C’est tout ce que nous saurons de son décès pendant une semaine...

Et puis tout va très vite. Je fonce chez ma mort [dois-je laisser ce lapsus ?] chez ma mère à 50 km de chez moi.

J’efface ma peine pour mieux porter la sienne. Il faut s’occuper de mille choses très vite. Tout s’enchaîne sans nous laisser le temps de souffler : prévenir la famille, les amis, les diverses connaissances. Surtout n’oublier personne... Sans que personne ne me le demande, je me charge du téléphone : appels à envoyer [annoncer la nouvelle. Bientôt je m’aperçois que je répète toujours les mêmes phrases. Cela devient automatique et irritant !], appels reçus. J’assure aussi la "garde de nuit" de ma mère. L’oreille aux aguets, prête à me lever. A-t-elle besoin de moi ?

Mais dès le premier après-midi nous voilà confrontés aux services funéraires. Les "professionnels de la mort" nous prennent en charge. Pour nous c’est un nouveau choc. Nous sommes une petite famille et heureusement jusqu’ici épargnée par le sort...

Alors que le matin même il marchait, respirait et pensait sans doute à ce qu’il devait faire plus tard, nous voilà tous réunis autour d’une table devant un homme qui nous parle d’un corps. Tout mon être se révulse. Ce n’est pas un corps ! C’est mon père ! Je reçois ce mot comme un coup de poing !

D’ailleurs je ne crois pas à cette mort si rapide. Je l’ai eu au téléphone la veille au soir. Cela ne peut pas être vrai. Chez maman tout est à sa place. Tout attend son retour depuis ce matin. On ne peut faire un pas sans un morceau de ce qui faisait son quotidien : notes sur des petits bouts de papier [j’aime tant son écriture !], appareils de projection anciens, listes diverses de films, de revues, journaux pour collectionneurs et chineurs.

Je ne ressens pas encore vraiment de peine profonde. Pour moi ce n’est qu’un cauchemar. Il va rentrer...

Je m’occupe de maman qui semble étrangère au monde qui l’entoure. Nous sommes trois "enfants" et prenons toutes les décisions à sa place, lui demandant son avis pour la forme. Elle dit oui à tout ce qu’on lui propose.

Moi, pour être sûre de sa mort, il faut que je le voie. Mais même là, allongé devant moi sur une table roulante, je ne vois que mon père qui dort, les traits reposés. Par contre si ma tête refuse encore la réalité, mon corps lui à tout compris et se révolte. Les sanglots qui sortent de moi, du plus profond de mon corps et de mon âme, sont des sanglots que je ne connais pas. Jamais pareille chose n’est sortie de moi. C’est impossible à maîtriser où à canaliser. Papy est mort...

Il faut encore planifier tout le reste : choisir un cercueil, une église, des fleurs, une cérémonie, signer des papiers, en chercher d’autres...

Puis ce sont les funérailles... Mais qui est vraiment dans cette boîte ? Que reste-t-il à présent de mon père, de ce qu’il était, de la place qu’il prenait parmi nous ? Le pire est-il passé ou à venir ?

Je reste une semaine avec ma mère. Nous tentons d’atténuer sa présence à défaut de l’effacer, ce qui serait impensable. Comment effacer bientôt 50 ans de vie commune. Bientôt ai-je dit ? Non , jamais...

Pourtant parfois j’ai l’impression de faire exactement çà : l’effacer !

Des choses vont peu à peu disparaître dans divers endroits de la maison : sur la table de chevet, dans la salle de bain et les armoires. Avant que le rentre chez moi, ma mère me tend un énorme sac de voyage gris rempli de vêtements, rempli de mon père. Maman sait que j’ai l’habitude de donner des habits à la Croix-Rouge... Ce sac, un mois après est toujours dans mon entrée et je le vois chaque matin et chaque soir. Je suis sensée le vider et mettre les vêtements en sacs poubelle. Je n’y arrive pas. C’est trop dur. Comment peut-on jeter son père ?...

Ce week-end je suis retournée chez ma mère et cette fois je l’ai suivie au garage pour mettre en sac des vestes, manteaux et impers. Et chaque fois , c’était un peu de mon père que nous laissions partir à nouveau. Je revoyais chaque vêtement sur son dos et bien que j’aie décidé d’être forte les yeux me brûlaient et je n’ai pu retenir mes larmes. Chaque vêtement mis au fond du sac était autant pelletées de terre sur son cercueil.

Mais je n’avais pas encore épuisé les problèmes touchant au deuil. Il y eut d’abord la confrontation avec le silence assourdissant de mes collègues et certains de mes amis. Même ceux ayant assisté à la cérémonie ne me parlèrent plus du jour au lendemain. J’étais devenue invisible et peut-être dangereuse...

Il est vrai que je me repliais sur moi sans pouvoir communiquer spontanément avec les autres. Je fis quelques tentatives, mais les réponses n’excédaient pas une phrase et les regards replongeaient sur les claviers d’ordinateurs... Cela m’a fait repenser à un documentaire qui traitait des grands malades qui voyaient leur entourage s’amenuiser, comme si leur maladie était trop dure à supporter pour les autres ou qu’elle allait leur porter la poisse... C’est donc ce que j’en ai déduit : mes collègues non seulement ne savaient pas comment m’atteindre mais craignaient peut-être une sorte de contagion.

La peine, qu’elle soit physique ou morale n’a pas la cote...

Enfin pour finir une obsession s’est emparée de moi. Mon père nous a quitté si vite, de façon si brutale, si inattendue que je tremble à présent pour les autres membres de ma famille, surtout pour ma mère.

La mort, contrairement à la foudre, peut frapper plusieurs fois à la même place. Alors je la regarde dormir devant la télé, comme je regardais mon père il y a peu de temps et je ne peut m’empêcher de vérifier si elle respire comme je le faisait déjà pour lui...

Et ce soir, quand je vais renter, je vais voir dans mon couloir le ventre bien rond du grand sac gris. Il me nargue. Il est plein de mon père... Dès que j’en aurai fini avec lui, mon travail de deuil pourra commencer.

Anne-la-bibliothécaire




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