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Collectif
"Le père disparu"
Editions Autrement, Collection "Mutations"

15 janvier 2004

Ce collectif dirigé par Gérald Cahen contient des contributions de François Dubet, François Flahaut, Bernard Golse, Denis Grandjean, Rivon Krygier, Thierry Leguay, Bernadette Liénard, Marianne Massin, Gérard Mendel, Charles Mopsik, Claude Mouchard, Pierre Pachat, André Rauch, Alejandro Rojas-Urrego, Serge Tisseron et Martin Winckler.




Extrait de la présentation :

(...) Absent, le père peut l’être aussi, bien plus radicalement encore, parce que la mort est venue le chercher et qu’il nous faut maintenant poursuivre notre chemin sans lui. Sans lui, certes, mais dans son ombre. Et celle-ci est immense. Car à la vérité, l’on n’en a jamais fini avec lui. On le croit disparu et il revient sans cesse se mêler à nos vies, fantôme terrifiant surgi soudain des eaux noires du passé, ou bien, tout au contraire, bon génie tutélaire, compagnon invisible veillant à nos côtés.

Autant le savoir en effet : le père ne disparaît pas : sa trace se reforme toujours sous nos pas.


Marc Zaffran/Martin Winckler

" Même s’ils sont des assassins... "

Un texte en marge de Plumes d’Ange

(Extrait du début)

Depuis très longtemps, je voulais écrire un livre sur mon père, Ange Zaffran. Je dis " sur ", et le mot est volontaire : il ne s’agissait pas seulement de lui consacrer un texte, il fallait aussi que je ce texte repose sur ce qu’il m’avait transmis, sur ce que j’avais consciemment ou inconsciemment hérité de lui.

Dans mon enfance, j’étais curieusement hanté - on pourrait dire aussi travaillé - par l’amour doublé d’admiration que je portais à cet homme et par la peur omniprésente de le voir disparaître. Certes, il avait quelquefois été en danger de mourir, comme tout le monde, mais je ne réalisais pas que ma crainte, assez irrationnelle, avait une autre origine.

Aussi loin que je m’en souvienne, Ange, père aimant et formidable, a toujours été présent dans mon écriture. Quand j’étais adolescent, un de mes professeurs de lycée, le premier, me le fit remarquer après avoir vu le journal et des nouvelles que je lui avais confiés. Cette omniprésence était-elle vraiment étonnante ?

Mon père était affectueux, drôle, et il soignait tout le monde, puisqu’il était médecin. On attend d’un père méditerranéen qu’il soit fort et machiste. Il l’était, certainement, mais il était aussi doux, tendre et protecteur avec ses enfants... et aussi avec les enfants des autres. Lui-même avait très tôt perdu son père, fauché en 1915 quelque part dans le Pas-de-Calais.

Comment donc avait-il appris à être père ? Mystère. Il est toujours difficile de regarder ses parents en cessant de les voir comme s’ils étaient des monolithes (mes parents) et en les considérant comme des individus, issus d’une histoire familiale et personnelle, modelés par un continuum d’événements microscopiques ou énormes.

Jusque tard dans l’âge adulte, ma pensée a été imprégnée par celle d’Ange, par ses préceptes, par ses tendresses, mais aussi par ses préjugés et ses diktats, qui étaient d’autant plus difficiles à supporter qu’ils étaient rares et à mes yeux absolument incompréhensibles. Une chose est sûre, cependant : Ange était un père absolument loyal.

On pourra s’étonner du terme, on en mesurera mieux la portée en sachant qu’il aimait répéter, en parlant de ses enfants : " Même s’ils deviennent des assassins, mes fils seront toujours mes fils. " L’amour que cet homme avait pour la vie humaine, sa lutte obstinée contre la souffrance et sa compréhension infinie n’avaient d’égal que son respect de la loi.

Cette profession de foi signifiait : " Quoi qu’ils fassent, quoi qu’il leur arrive, quoi qu’il m’en coûte, je serai à leur côté. " Quand on est accompagné par cette phrase, et quand cette phrase vient d’un homme dont la loyauté absolue est un trait de personnalité indélébile, on ne peut pas grandir mal.

Mais longtemps, je me suis demandé si j’existais sans lui - je veux dire : hors de son regard, hors de son jugement (même si ledit jugement était presque toujours bienveillant), hors de sa pensée, hors de son amour.

Dans une certaine mesure, tout le chemin que j’ai fait dans l’écriture depuis le moment où j’ai posé pour la première fois un crayon sur une page a consisté à me différencier de lui, à prendre une distance respectueuse, de sorte que je peux déclarer aujourd’hui que ce que j’écris, c’est moi qui l’écris, sans que les yeux d’Ange soient braqués sur moi.

(...)

(La suite dans Le père disparu, "Autrement", N° 226, Janvier 2004.)




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