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Chroniques carabines, 7
Merci la vie
par Scarabée

8 septembre 2010

Je vous fous les glandes, d’habitude, hein ? L’hôpital froid et terne et moche, les patients au plus mal auxquels personne ne se soucie d’apporter la moindre petite étincelle de « youpi » ; le personnel médical désabusé, fatigué, tendu, égoïste, maladroit, méchant, ignorant, nombriliste ; les externes qui prennent le même chemin que leurs aînés, par facilité ou par inclinaison naturelle...

Vous en avez plein le dos de m’entendre geindre ? Moi aussi ! Alors aujourd’hui, quelques mots en l’honneur de ceux qui m’ont fait marrer, qui m’ont aidé à porter le poids de la souffrance, à tous ceux qui font qu’on n’abandonne pas le navire en se jetant par-dessus bord.



Merci au voisin d’un patient à qui je venais faire un gaz du sang (un prélèvement sanguin dans une artère du poignet) et qui, me voyant tripatouiller d’une main tremblante, m’a chambrée d’un air rigolard : « Ah ben vous, c’est hors de question que vous me fassiez le mien demain, vous avez pas l’air fine tiens !

- (sourire en coin) Hého, vous allez me causer meilleur déjà, si vous m’emmerdez je vous raterai exprès ! C’est moi qui ai le pouvoir !

- Ah, le proverbe se plante alors...

- Quoi ?

- Ben on peut être blonde mais pas conne... »

Merci au truculent Mr Z. qui venait de faire son premier infarctus et qui m’a dit : « Bon. Dans ce que vous me dites, honnêtement : la clope, je peux m’en passer. La picole, pareil, je veux encore bien. MAIS LA BOUFFE !!! Vous déconnez, ça c’est pas possible ! ». Le même qui, lorsque je suis allée lui dire au revoir après son passage des soins intensifs en salle de cardio, m’a demandé : « Alors, c’est quoi la suite pour vous ?

- Ben, je vous l’ai dit, je poursuis mes études de médecine, je passe en deuxième année, c’est loin encore la suite, on verra pour la spécialité et tout...

- (impressionné) Ah mais alors, vous allez vraiment être Médecin un jour ?

- En général ça se passe comme ça quand on fait des études de médecine, ça finit bien par arriver...

- Non mais je pensais que vous alliez faire infirmière...

- Mais je vous ai dit : étudiante en médecine, pas élève infirmière...

- Ben ouais mais je pensais que c’était tout mélangé. » (Ben ouais, une femme, c’est une infirmière... J’ai passé les dix minutes suivantes à le rassurer en rigolant, lui qui pensait m’avoir fait l’affront du siècle)

Merci à un autre monsieur, octogénaire celui-là, qui m’attendait sur le palier, en peignoir et robe de chambre, lorsque je sortis de la chambre de Mr Z., à moitié vexé car il pensait que je n’allais pas m’arrêter pour lui dire au revoir, à lui... Mais si. Et je n’ai pas su lui dire à quel point j’étais honorée que lui, pour qui je n’étais rien, veuille me saluer avant que je ne quitte le service. Mais j’ai compensé en passant une heure avec lui, à discuter de tout et de rien.

Merci à la dame hospitalisée qui n’a pas supporté que l’interne chuchote systématiquement ses questions et observations à la chef de clinique lors de la visite et qui l’a interrompu d’un : « Vous savez, je suis une grande fille, vous pouvez parler à voix haute, comme si j’existais dans cette pièce ! »

Merci à la famille d’une vieille dame qui vint la veille de son anniversaire gonfler des dizaines de ballons multicolores et coincer leurs ficelles entre les dalles du plafond de sa chambre. C’était Disneyland en gériatrie.

Merci au vieux monsieur parkinsonien que je promenais le long d’un couloir, prisonnier de sa posture « en triple flexion » typique : tête courbée, corps penché en avant, genoux pliés, pas facile de marcher... Et qui lâche d’un air pince-sans-rire, accentué par la perte des expressions faciales et la voix monotone : « Et dire qu’il y a 50 ans j’étais danseur à Broadway... Voyez dans quel état j’erre ! »

Merci à un médecin africain exploité d’un autre service, que tout le monde critique et engueule, qui est en permanence surchargé, qui gagne une misère pour des horaires invraisemblables, qui enchaîne les gardes pour mettre un peu de beurre dans les épinards de son salaire d’esclave, mais qui est aussi le meilleur Humain que je connaisse à l’hôpital... qui prend du temps avec les patients, avec les infirmières, avec les étudiants fussent-ils en deuxième année (la lie de la terre, je vous le rappelle), qui vous regarde dans les yeux en parlant, vous prend le bras, s’intéresse à ce que vous lui dites...

Merci à un agent administratif récemment retraité qui, en faisant l’admission pour laquelle j’étais descendue en urgence, et puis au cours des nombreuses discussions qui ont suivi, me parlait du docteur Knock et de tout un tas d’autres références qui manquaient à mon gruyère culturel...

Merci à l’interne que j’étais venue voir, plusieurs années avant mon entrée en médecine, pour des vaccinations avant un voyage, et que j’ai appelé « Professeur » pensant que c’était le titre qu’on donnait aux médecins à l’hôpital... et qui a trouvé ça tellement drôle qu’il a appelé son pote en pleine consultation pour le lui raconter.

Merci à vous, rencontres d’une heure, d’une semaine ou d’une année, pour vos sourires, vos regards, votre humour ; merci de m’avoir rappelé, sans le savoir, que la vie ne s’arrête pas aux Portes de l’Hôpital.

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